« La mélancolie "historique" est bien la dernière dont j'eusse cru, enfant, que je puisse être un jour affecté. Eussé-je vécu dans un pays heureux, dans un pays vivant une phase heureuse de son histoire, je ne m'en fusse probablement même pas aperçu, je n'eusse pas songé à m'en réjouir. Je me serais dit que les destins individuels sont tout ce qui compte, que l'important est de faire sa vie en y mettant autant de talent et d'énergie qu'on le peut, que la tâche essentielle est de construire son bonheur individuel ou à tout le moins son destin. De même, je n'eusse probablement même pas songé à être
français. Ce n'est pas ma pente naturelle. Je suis aussi peu chauvin qu'il est possible, j'aime autant ou plus les arts, les cultures et les paysages d'autres nations que ceux de la mienne et, si un choix objectif m'avait été offert, j'eusse sans douté préféré être anglais, ou écossais, les tempérament nationaux d'outre-Manche, si différents qu'ils soient l'un de l'autre, me semblant mieux accordés au mien que celui de cette rive-ci. N'empêche : qu'on prétende m'empêcher d'être français, ou qu'on veuille me forcer à l'être d'une façon aussi totalement déculturée, affadie, désolante que celle qui a cours aujourd'hui parmi nous, cela m'a donné le goût et la conscience de l'être vraiment, ne serait-ce que par dignité, ou par esprit de contradiction, ce qui est souvent la même chose. Et ce goût ne pouvait être qu'un goût mélancolique, cette conscience une conscience malheureuse. Comme l'amour des paysages et l'amour de la langue, l'amour de la France, aujourd'hui, ne saurait être qu'une longue tristesse. Être citoyen d'un pays qui meurt, et qui meurt aussi salement, aussi bêtement, aussi bassement, je ne sais pas comment on pourrait ne pas en souffrir.
« On nous a informé ce soir que M. Sarkozy — sans doute dans la perspective de l'élection présidentielle de 2007 — avait trouvé un nouveau slogan, pour son parti :
la France d'après. C'est là bien de l'honnêteté intellectuelle, et une franchise politique qu'il faut saluer avec respect. Je suppose que M. Sarkozy veut dire en fait
la France d'après mon élection. Cependant on ne peut pas ne pas entendre, dans cette belle formule, et tout nous invite à comprendre,
la France d'après la France, la
post-France — c'est tout de même plus joli qu'"ex-Yougoslavie".
« Ma mélancolie politique, ou "historique", ne procède pas entièrement de mon pays, même si c'est à lui, bien sûr, qu'en est dû la plus grande part. Une espèce d'horreur me vient de ce qui semble bien être, de toute part, le
réensauvagement du monde — ou plutôt le réensauvagement des hommes, car le monde physique, la terre, l'espace terrestre, sont au contraire de moins en moins
sauvages, eux, et ils auraient tout à gagner à le demeurer un peu. Tandis que le territoire est tout entier livré à la machine, qui le dépèce, le déforreste, le lotit, le banlocalise, l'industrialise, le commercialise, l'aménage, l'homme, lui, reprend goût à la vie sauvage, la vie sauvage à présent urbaine, métropolitaine, mégalopolitaine, et il retourne paisiblement à la barbarie.
« D'ailleurs un groupe de "jeunes des cités", qui a épouvantablement torturé et tué un malheureux garçon attiré dans un guet-apens par les attraits d'une racoleuse, s'intitule significativement
The Barbarians. La victime était juive, de sorte qu'on se demande fortement, mais très discrètement — les grands médias se gardent bien jusqu'à présent de poser la question — s'il ne s'agit pas d'un crime antisémite. Quoi qu'il en soit les détails sont épouvantables : vingt-quatre jours de séquestration et de mauvais traitements.
« En face, si l'on peut dire, du côté des "forces du bien", ça ne vaut pas beaucoup mieux : de nouveaux documents ont été publiés qui prouvent que les exactions et les tortures perpétrées par les soldats américains, en Irak, avaient bien plus d'ampleur et étaient beaucoup plus monstrueuses qu'on ne le supposait. On a même vu des troupes britanniques passer à tabac interminablement de jeunes Irakiens, dans une caserne : ils ont été filmés, mais même pas à leur insu, par un des leurs qui les incitait à taper encore plus fort (il les encourageait de la voix tout en tournant).
« Il y a des jours où l'on ne peut même pas écouter ce que dit le journal télévisé, même pas voir ce qu'il montre : il faut s'éloigner du poste. La semaine dernière c'était une histoire d'enfant torturé à mort par ses propres parents, ou plutôt par sa mère et l'amant de sa mère. Quand on s'en est aperçu, il était trop tard : il était mort.
« Et puis, mille fois moins spectaculaire, moins horrible, si l'on veut, mais à peine moins propice à la mélancolie, il y a cet autre ensauvagement qui est la disparition non seulement de notre culture nationale mais de la culture en général, à commencer par
la culture générale, justement, et cela jusqu'en les professions officiellement les plus culturelles. Les enseignés de l'école morte, depuis le temps qu'elle est morte, ils sont journalistes à France Culture, ils dirigent des revues littéraires, ils ont des postes importants rue de Valois, à la Bibliothèque nationale ou dans les Drac — ne parlons même pas des directions régionales du Livre ou des offices départementaux de la Culture. Ils se pressent dans les maisons d'édition, ils font la critique des livres qui paraissent et bien souvent ce sont eux qui les ont écrits, ou leurs frères. On les prend à témoin du désastre en cours, ils abondent dans votre sens, mais en des termes tels, avec une écriture si puérile, avec tant de fautes d'orthographe et de syntaxe, avec tant de visibles béances dans ce qu'on ne peut même plus appeler le filet de leurs connaissances, qu'on se rend compte en leur parlant de lui que le désastre c'est eux, qu'ils en sont les victimes et les perpétrateurs.
« Des deux catastrophes qui se sont abattues en même temps sur mon pays, l'effondrement de sa culture par l'effet de l'égalitarisme social, du prétendu "enseignement de masse" et de la dictature de la petite bourgeoisie, et d'autre part la dissolution d'un peuple au profit d'un autre ou de plusieurs autres, sur le territoire national, je ne sais pas laquelle m'affecte davantage. À la vérité elles ne sont guère séparables. L'une était la condition de l'autre. L'autre était seule à même de parachever l'une. »