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Claude Lévi-Strauss à propos du racisme.

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
21 mai 2008, 22:43   Claude Lévi-Strauss à propos du racisme.
"Comme ethnologue, je suis convaincu que les théories racistes sont à la fois monstrueuses et absurdes. Mais en banalisant la notion de racisme, en l'appliquant à tort et à travers, on la vide de son contenu et on risque d'aboutir au résultat inverse de celui qu'on recherche [...] Que des cultures, tout en se respectant, puissent se sentir plus ou moins d'affinité pour les autres, c'est une situation de fait qui a existée de tout temps. Elle est dans la normale des conduites humaines. En la dénonçant comme raciste, on risque de faire le jeu de l'ennemi car beaucoup de naïfs se diront : si c'est cela le racisme, alors je suis raciste."

C. Lévi-Strauss et D. Eribon, "De près et de loin", Paris, Odile Jacob, 1988, p. 208.
C'est une citation très précieuse. Merci.
Il y a toujours une certaine conférence de Renan (citée plusieurs fois par Cassandre) dont on aimerait avoir le texte sans être obligé d'acheter le Pléiade... Étonnant qu'on ne le trouve pas intégralement sur le Net, il n'y a pourtant plus de droits d'auteur...
La voici.

Qu'est-ce qu'une nation ?
Conférence à la Sorbonne le 11 mars 1882 par Ernest Renan.

Introduction
Je me propose d'analyser avec vous une idée, claire en apparence, mais qui prête aux plus dangereux malentendus. Les formes de la société humaine sont des plus variées. Les grandes agglomérations d'hommes à la façon de la Chine, de l'Égypte, de la plus ancienne Babylonie ; - la tribu à la façon des Hébreux, des Arabes ; - la cité à la façon d'Athènes et de Sparte ; - les réunions de pays divers à la manière de l'Empire carlovingien ; - les communautés sans patrie, maintenues par le lien religieux, comme sont celles des israélites, des parsis ; - les nations comme la France, l'Angleterre et la plupart des modernes autonomies européennes ; - les confédérations à la façon de la Suisse, de l'Amérique ; - des parentés comme celles que la race, ou plutôt la langue, établit entre les différentes branches de Germains, les différentes branches de Slaves ; - voilà des modes de groupements qui tous existent, ou bien ont existé, et qu'on ne saurait confondre les uns avec les autres sans les plus sérieux inconvénients. À l'époque de la Révolution française, on croyait que les institutions de petites villes indépendantes, telles que Sparte et Rome, pouvaient s'appliquer à nos grandes nations de trente à quarante millions d'âmes. De nos jours, on commet une erreur plus grave : on confond la race avec la nation, et l'on attribue à des groupes ethnographiques ou plutôt linguistiques une souveraineté analogue à celle des peuples réellement existants. Tâchons d'arriver à quelque précision en ces questions difficiles, où la moindre confusion sur le sens des mots, à l'origine du raisonnement, peut produire à la fin les plus funestes erreurs. Ce que nous allons faire est délicat ; c'est presque de la vivisection ; nous allons traiter les vivants comme d'ordinaire on traite les morts. Nous y mettrons la froideur, l'impartialité la plus absolue.

Chapitre I
Depuis la fin de l'Empire romain, ou, mieux, depuis la dislocation de l'Empire de Charlemagne, l'Europe occidentale nous apparaît divisée en nations, dont quelques-unes, à certaines époques, ont cherché à exercer une hégémonie sur les autres, sans jamais y réussir d'une manière durable. Ce que n'ont pu Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon Ier, personne probablement ne le pourra dans l'avenir. L'établissement d'un nouvel Empire romain ou d'un nouvel Empire de Charlemagne est devenu une impossibilité. La division de l'Europe est trop grande pour qu'une tentative de domination universelle ne provoque pas très vite une coalition qui fasse rentrer la nation ambitieuse dans ses bornes naturelles. Une sorte d'équilibre est établi pour longtemps. La France, l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie seront encore, dans des centaines d'années, et malgré les aventures qu'elles auront courues, des individualités historiques, les pièces essentielles d'un damier, dont les cases varient sans cesse d'importance et de grandeur, mais ne se confondent jamais tout à fait.

Les nations, entendues de cette manière, sont quelque chose d'assez nouveau dans l'histoire. L'antiquité ne les connut pas ; l'Égypte, la Chine, l'antique Chaldée ne furent à aucun degré des nations. C'étaient des troupeaux menés par un fils du Soleil, ou un fils du Ciel. Il n'y eut pas de citoyens égyptiens, pas plus qu'il n'y a de citoyens chinois. L'antiquité classique eut des républiques et des royautés municipales, des confédérations de républiques locales, des empires ; elle n'eut guère la nation au sens où nous la comprenons. Athènes, Sparte, Sidon, Tyr sont de petits centres d'admirable patriotisme ; mais ce sont des cités avec un territoire relativement restreint. La Gaule, l'Espagne, l'Italie, avant leur absorption dans l'Empire romain, étaient des ensembles de peuplades, souvent liguées entre elles, mais sans institutions centrales, sans dynasties. L'Empire assyrien, l'Empire persan, l'Empire d'Alexandre ne furent pas non plus des patries. Il n'y eut jamais de patriotes assyriens ; l'Empire persan fut une vaste féodalité. Pas une nation ne rattache ses origines à la colossale aventure d'Alexandre, qui fut cependant si riche en conséquences pour l'histoire générale de la civilisation.

L'Empire romain fut bien plus près d'être une patrie. En retour de l'immense bienfait de la cessation des guerres, la domination romaine, d'abord si dure, fut bien vite aimée. Ce fut une grande association, synonyme d'ordre, de paix et de civilisation. Dans les derniers temps de l'Empire, il y eut, chez les âmes élevées, chez les évêques éclairés, chez les lettrés, un vrai sentiment de «la paix romaine», opposée au chaos menaçant de la barbarie. Mais un empire, douze fois grand comme la France actuelle, ne saurait former un État dans l'acception moderne. La scission de l'Orient et de l'Occident était inévitable. Les essais d'un empire gaulois, au IIIe siècle, ne réussirent pas. C'est l'invasion germanique qui introduisit dans le monde le principe qui, plus tard, a servi de base à l'existence des nationalités.

Que firent les peuples germaniques, en effet, depuis leurs grandes invasions du Ve siècle jusqu'aux dernières conquêtes normandes au Xe ? Ils changèrent peu le fond des races ; mais ils imposèrent des dynasties et une aristocratie militaire à des parties plus ou moins considérables de l'ancien Empire d'Occident, lesquelles prirent le nom de leurs envahisseurs. De là une France, une Burgondie, une Lombardie ; plus tard, une Normandie. La rapide prépondérance que prit l'empire franc refait un moment l'unité de l'Occident ; mais cet empire se brise irrémédiablement vers le milieu du IXe siècle ; le traité de Verdun trace des divisions immuables en principe, et dès lors la France, l' Allemagne, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne s'acheminent, par des voies souvent détournées et à travers mille aventures, à leur pleine existence nationale, telle que nous la voyons s'épanouir aujourd'hui.

Qu'est-ce qui caractérise, en effet, ces différents États ? C'est la fusion des populations qui les composent. Dans les pays que nous venons d'énumérer, rien d'analogue à ce que vous trouverez en Turquie, où le Turc, le Slave, le Grec, l'Arménien, l'Arabe, le Syrien, le Kurde sont aussi distincts aujourd'hui qu'au jour de la conquête. Deux circonstances essentielles contribuèrent à ce résultat. D'abord le fait que les peuples germaniques adoptèrent le christianisme dès qu'ils eurent des contacts un peu suivis avec les peuples grecs et latins. Quand le vainqueur et le vaincu sont de la même religion, ou plutôt, quand le vainqueur adopte la religion du vaincu, le système turc, la distinction absolue des hommes d'après la religion, ne peut plus se produire. La seconde circonstance fut, de la part des conquérants, l'oubli de leur propre langue. Les petits-fils de Clovis, d'Alaric, de Gondebaud, d'Alboïn, de Rollon, parlaient déjà roman. Ce fait était lui-même la conséquence d'une autre particularité importante ; c'est que les Francs, les Burgondes, les Goths, les Lombards, les Normands avaient très peu de femmes de leur race avec eux. Pendant plusieurs générations, les chefs ne se marient qu'avec des femmes germaines ; mais leurs concubines sont latines, les nourrices des enfants sont latines ; toute la tribu épouse des femmes latines ; ce qui fit que la lingua francica, la lingua gothica n'eurent, depuis l'établissement des Francs et des Goths en terres romaines, que de très courtes destinées. Il n'en fut pas ainsi en Angleterre ; car l'invasion anglo-saxonne avait sans doute des femmes avec elle ; la population bretonne s'enfuit, et, d'ailleurs, le latin n'était plus, ou même, ne fut jamais dominant dans la Bretagne. Si on eût généralement parlé gaulois dans la Gaule, au Ve siècle, Clovis et les siens n'eussent pas abandonné le germanique pour le gaulois.

De là ce résultat capital que, malgré l'extrême violence des mœurs des envahisseurs germains, le moule qu'ils imposèrent devint, avec les siècles, le moule même de la nation. France devint très légitimement le nom d'un pays où il n'était entrée qu'une imperceptible minorité de Francs. Au Xe siècle, dans les premières chansons de geste, qui sont un miroir si parfait de l'esprit du temps, tous les habitants de la France sont des Français. L'idée d'une différence de races dans la population de la France, si évidente chez Grégoire de Tours, ne se présente à aucun degré chez les écrivains et les poètes français postérieurs à Hugues Capet. La différence du noble et du vilain est aussi accentuée que possible ; mais la différence de l'un à l'autre n'est en rien une différence ethnique ; c'est une différence de courage, d'habitudes et d'éducation transmise héréditairement ; l'idée que l'origine de tout cela soit une conquête ne vient à personne. Le faux système d'après lequel la noblesse dut son origine à un privilège conféré par le roi pour de grands services rendus à la nation, si bien que tout noble est un anobli, ce système est établi comme un dogme dès le XIIIe siècle. La même chose se passa à la suite de presque toutes les conquêtes normandes. Au bout d'une ou deux générations, les envahisseurs normands ne se distinguaient plus du reste de la population ; leur influence n'en avait pas moins été profonde ; ils avaient donné au pays conquis une noblesse, des habitudes militaires, un patriotisme qu'il n'avait pas auparavant.

L'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d'une nation, et c'est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L'investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l'origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. L'unité se fait toujours brutalement ; la réunion de la France du Nord et de la France du Midi a été le résultat d'une extermination et d'une terreur continuée pendant près d'un siècle. Le roi de France, qui est, si j'ose le dire, le type idéal d'un cristallisateur séculaire ; le roi de France, qui a fait la plus parfaite unité nationale qu'il y ait ; le roi de France, vu de trop près, a perdu son prestige ; la nation qu'il avait formée l'a maudit, et, aujourd'hui, il n'y a que les esprits cultivés qui sachent ce qu'il valait et ce qu'il a fait.

C'est par le contraste que ces grandes lois de l'histoire de l'Europe occidentale deviennent sensibles. Dans l'entreprise que le roi de France, en partie par sa tyrannie, en partie par sa justice, a si admirablement menée à terme, beaucoup de pays ont échoué. Sous la couronne de saint Étienne, les Magyars et les Slaves sont restés aussi distincts qu'ils l'étaient il y a huit cents ans. Loin de fondre les éléments divers de ses domaines, la maison de Habsbourg les a tenus distincts et souvent opposés les uns aux autres. En Bohême, l'élément tchèque et l'élément allemand sont superposés comme l'huile et l'eau dans un verre. La politique turque de la séparation des nationalités d'après la religion a eu de bien plus graves conséquences : elle a causé la ruine de l'Orient. Prenez une ville comme Salonique ou Smyrne, vous y trouverez cinq ou six communautés dont chacune a ses souvenirs et qui n'ont entre elles presque rien en commun. Or l'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s'il est burgonde, alain, taïfale, visigoth ; tout citoyen français doit avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIII e siècle. Il n'y a pas en France dix familles qui puissent fournir la preuve d'une origine franque, et encore une telle preuve serait-elle essentiellement défectueuse, par suite de mille croisements inconnus qui peuvent déranger tous les systèmes des généalogistes.

La nation moderne est donc un résultat historique amené par une série de faits convergeant dans le même sens. Tantôt l'unité a été réalisée par une dynastie, comme c'est le cas pour la France ; tantôt elle l'a été par la volonté directe des provinces, comme c'est le cas pour la Hollande, la Suisse, la Belgique ; tantôt par un esprit général, tardivement vainqueur des caprices de la féodalité, comme c'est le cas pour l'Italie et l'Allemagne. Toujours une profonde raison d'être a présidé à ces formations. Les principes, en pareils cas, se font jour par les surprises les plus inattendues. Nous avons vu, de nos jours, l'Italie unifiée par ses défaites, et la Turquie démolie par ses victoires. Chaque défaite avançait les affaires de l'Italie ; chaque victoire perdait la Turquie ; car l'Italie est une nation, et la Turquie, hors de l'Asie Mineure, n'en est pas une. C'est la gloire de la France d'avoir, par la Révolution française, proclamé qu'une nation existe par elle-même. Nous ne devons pas trouver mauvais qu'on nous imite. Le principe des nations est le nôtre. Mais qu'est-ce donc qu'une nation ? Pourquoi la Hollande est-elle une nation, tandis que le Hanovre ou le grand-duché de Parme n'en sont pas une ? Comment la France persiste-t-elle à être une nation, quand le principe qui l'a créée a disparu ? Comment la Suisse, qui a trois langues, deux religions, trois ou quatre races, est-elle une nation, quand la Toscane, par exemple, qui est si homogène, n'en est pas une ? Pourquoi l'Autriche est-elle un État et non pas une nation ? En quoi le principe des nationalités diffère-t-il du principe des races ? Voilà des points sur lesquels un esprit réfléchi tient à être fixé, pour se mettre d'accord avec lui-même. Les affaires du monde ne se règlent guère par ces sortes de raisonnements ; mais les hommes appliqués veulent porter en ces matières quelque raison et démêler les confusions où s'embrouillent les esprits superficiels.

Chapitre II
À entendre certains théoriciens politiques, une nation est avant tout une dynastie, représentant une ancienne conquête, conquête acceptée d'abord, puis oubliée par la masse du peuple. Selon les politiques dont je parle, le groupement de provinces effectué par une dynastie, par ses guerres, par ses mariages, par ses traités, finit avec la dynastie qui l'a formé. Il est très vrai que la plupart des nations modernes ont été faites par une famille d'origine féodale, qui a contracté mariage avec le sol et qui a été en quelque sorte un noyau de centralisation. Les limites de la France en 1789 n'avaient rien de naturel ni de nécessaire. La large zone que la maison capétienne avait ajoutée à l'étroite lisière du traité de Verdun fut bien l'acquisition personnelle de cette maison. À l'époque où furent faites les annexions, on n'avait l'idée ni des limites naturelles, ni du droit des nations, ni de la volonté des provinces. La réunion de l'Angleterre, de l'Irlande et de l'Écosse fut de même un fait dynastique. L'Italie n'a tardé si longtemps à être une nation que parce que, parmi ses nombreuses maisons régnantes, aucune, avant notre siècle, ne se fit le centre de l'unité. Chose étrange, c'est à l'obscure île de Sardaigne, terre à peine italienne, qu'elle a pris un titre royal. La Hollande, qui s'est créée elle-même, par un acte d'héroïque résolution, a néanmoins contracté un mariage intime avec la maison d'Orange, et elle courrait de vrais dangers le jour où cette union serait compromise.

Une telle loi, cependant, est-elle absolue ? Non, sans doute. La Suisse et les États-Unis, qui se sont formés comme des conglomérats d'additions successives, n'ont aucune base dynastique. Je ne discuterai pas la question en ce qui concerne la France. Il faudrait avoir le secret de l'avenir. Disons seulement que cette grande royauté française avait été si hautement nationale, que, le lendemain de sa chute, la nation a pu tenir sans elle. Et puis le XVIIIe siècle avait changé toute chose. L'homme était revenu, après des siècles d'abaissement, à l'esprit antique, au respect de lui-même, à l'idée de ses droits. Les mots de patrie et de citoyen avaient repris leur sens. Ainsi a pu s'accomplir l'opération la plus hardie qui ait été pratiquée dans l'histoire, opération que l'on peut comparer à ce que serait, en physiologie, la tentative de faire vivre en son identité première un corps à qui l'on aurait enlevé le cerveau et le cœur.

Il faut donc admettre qu'une nation peut exister sans principe dynastique, et même que des nations qui ont été formées par des dynasties peuvent se séparer de cette dynastie sans pour cela cesser d'exister. Le vieux principe qui ne tient compte que du droit des princes ne saurait plus être maintenu ; outre le droit dynastique, il y a le droit national. Ce droit national, sur quel critérium le fonder ? à quel signe le connaître ? de quel fait tangible le faire dériver ?

I. - De la race, disent plusieurs avec assurance.
Les divisions artificielles, résultant de la féodalité, des mariages princiers, des congrès de diplomates, sont caduques. Ce qui reste ferme et fixe, c'est la race des populations. Voilà ce qui constitue un droit, une légitimité. La famille germanique, par exemple, selon la théorie que j'expose, a le droit de reprendre les membres épars du germanisme, même quand ces membres ne demandent pas à se rejoindre. Le droit du germanisme sur telle province est plus fort que le droit des habitants de cette province sur eux-mêmes. On crée ainsi une sorte de droit primordial analogue à celui des rois de droit divin ; au principe des nations on substitue celui de l'ethnographie. C'est là une très grande erreur, qui, si elle devenait dominante, perdrait la civilisation européenne. Autant le principe des nations est juste et légitime, autant celui du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour le véritable progrès.

Dans la tribu et la cité antiques, le fait de la race avait, nous le reconnaissons, une importance de premier ordre. La tribu et la cité antiques n'étaient qu'une extension de la famille. À Sparte, à Athènes, tous les citoyens étaient parents à des degrés plus ou moins rapprochés. Il en était de même chez les Beni-Israël ; il en est encore ainsi dans les tribus arabes. D'Athènes, de Sparte, de la tribu israélite, transportons-nous dans l'Empire romain. La situation est tout autre. Formée d'abord par la violence, puis maintenue par l'intérêt, cette grande agglomération de villes, de provinces absolument différentes, porte à l'idée de race le coup le plus grave. Le christianisme, avec son caractère universel et absolu, travaille plus efficacement encore dans le même sens. Il contracte avec l'Empire romain une alliance intime, et, par l'effet de ces deux incomparables agents d'unification, la raison ethnographique est écartée du gouvernement des choses humaines pour des siècles.

L'invasion des barbares fut, malgré les apparences, un pas de plus dans cette voie. Les découpures de royaumes barbares n'ont rien d'ethnographique ; elles sont réglées par la force ou le caprice des envahisseurs. La race des populations qu'ils subordonnaient était pour eux la chose la plus indifférente. Charlemagne refit à sa manière ce que Rome avait déjà fait : un empire unique composé des races les plus diverses ; les auteurs du traité de Verdun, en traçant imperturbablement leurs deux grandes lignes du nord au sud, n'eurent pas le moindre souci de la race des gens qui se trouvaient à droite ou à gauche. Les mouvements de frontière qui s'opérèrent dans la suite du Moyen Âge furent aussi en dehors de toute tendance ethnographique. Si la politique suivie de la maison capétienne est arrivée à grouper à peu près, sous le nom de France, les territoires de l'ancienne Gaule, ce n'est pas là un effet de la tendance qu'auraient eue ces pays à se rejoindre à leurs congénères. Le Dauphiné, la Bresse, la Provence, la Franche-Comté ne se souvenaient plus d'une origine commune. Toute conscience gauloise avait péri dès le IIe siècle de notre ère, et ce n'est que par une vue d'érudition que, de nos jours, on a retrouvé rétrospectivement l'individualité du caractère gaulois.

La considération ethnographique n'a donc été pour rien dans la constitution des nations modernes. La France est celtique, ibérique, germanique. L'Allemagne est germanique, celtique et slave. L'Italie est le pays où l'ethnographie est la plus embarrassée. Gaulois, Étrusques, Pélasges, Grecs, sans parler de bien d'autres éléments, s'y croisent dans un indéchiffrable mélange. Les îles Britanniques, dans leur ensemble, offrent un mélange de sang celtique et germain dont les proportions sont singulièrement difficiles à définir.

La vérité est qu'il n'y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur l'analyse ethnographique, c'est la faire porter sur une chimère. Les plus nobles pays, l'Angleterre, la France, l'Italie, sont ceux où le sang est le plus mêlé. L'Allemagne fait-elle à cet égard une exception ? Est-elle un pays germanique pur ? Quelle illusion ! Tout le Sud a été gaulois. Tout l'Est, à partir d'Elbe, est slave. Et les parties que l'on prétend réellement pures le sont-elles en effet ? Nous touchons ici à un des problèmes sur lesquels il importe le plus de se faire des idées claires et de prévenir les malentendus.

Les discussions sur les races sont interminables, parce que le mot race est pris par les historiens philologues et par les anthropologistes physiologistes dans deux sens tout à fait différents. Pour les anthropologistes, la race a le même sens qu'en zoologie ; elle indique une descendance réelle, une parenté par le sang. Or l'étude des langues et de l'histoire ne conduit pas aux mêmes divisions que la physiologie. Les mots des brachycéphales, de dolichocéphales n'ont pas de place en histoire ni en philologie. Dans le groupe humain qui créa les langues et la discipline aryennes, il y avait déjà des brachycéphales et des dolichocéphales. Il en faut dire autant du groupe primitif qui créa les langues et l'institution dites sémitiques. En d'autres termes, les origines zoologiques de l'humanité sont énormément antérieures aux origines de la culture, de la civilisation, du langage. Les groupes aryen primitif, sémitique primitif, touranien primitif n'avaient aucune unité physiologique. Ces groupements sont des faits historiques qui ont eu lieu à une certaine époque, mettons il y a quinze ou vingt mille ans, tandis que l'origine zoologique de l'humanité se perd dans des ténèbres incalculables. Ce qu'on appelle philologiquement et historiquement la race germanique est sûrement une famille bien distincte dans l'espèce humaine. Mais est-ce là une famille au sens anthropologique ? Non, assurément. L'apparition de l'individualité germanique dans l'histoire ne se fait que très peu de siècles avant Jésus-Christ. Apparemment les Germains ne sont pas sortis de terre à cette époque. Avant cela, fondus avec les Slaves dans la grande masse indistincte des Scythes, ils n'avaient pas leur individualité à part. Un Anglais est bien un type dans l'ensemble de l'humanité. Or le type de ce qu'on appelle très improprement la race anglo-saxonne n'est ni le Breton du temps de César, ni l'Anglo-Saxon de Hengist, ni le Danois de Knut, ni le Normand de Guillaume le Conquérant ; c'est la résultante de tout cela. Le Français n'est ni un Gaulois, ni un Franc, ni un Burgonde. Il est ce qui est sorti de la grande chaudière où, sous la présidence du roi de France, ont fermenté ensemble les éléments les plus divers. Un habitant de Jersey ou de Guernesey ne diffère en rien, pour les origines, de la population normande de la côte voisine. Au XIe siècle, l'oeil le plus pénétrant n'eût pas saisi des deux côtés du canal la plus légère différence. D'insignifiantes circonstances font que Philippe-Auguste ne prend pas ces îles avec le reste de la Normandie. Séparées les unes des autres depuis près de sept cents ans, les deux populations sont devenues non seulement étrangères les unes aux autres, mais tout à fait dissemblables. La race, comme nous l'entendons, nous autres, historiens, est donc quelque chose qui se fait et se défait. L'étude de la race est capitale pour le savant qui s'occupe de l'histoire de l'humanité. Elle n'a pas d'application en politique. La conscience instinctive qui a présidé à la confection de la carte d'Europe n'a tenu aucun compte de la race, et les premières nations de l'Europe sont des nations de sang essentiellement mélangé.

Le fait de la race, capital à l'origine, va donc toujours perdant de son importance. L'histoire humaine diffère essentiellement de la zoologie. La race n'y est pas tout, comme chez les rongeurs ou les félins, et on n'a pas le droit d'aller par le monde tâter le crâne des gens, puis les prendre à la gorge en leur disant : «Tu es notre sang ; tu nous appartiens !» En dehors des caractères anthropologiques, il y a la raison, la justice, le vrai, le beau, qui sont les mêmes pour tous. Tenez, cette politique ethnographique n'est pas sûre. Vous l'exploitez aujourd'hui contre les autres ; puis vous la voyez se tourner contre vous-mêmes. Est-il certain que les Allemands, qui ont élevé si haut le drapeau de l'ethnographie, ne verront pas les Slaves venir analyser, à leur tour, les noms des villages de la Saxe et de la Lusace, rechercher les traces des Wiltzes ou des Obotrites, et demander compte des massacres et des ventes en masse que les Othons firent de leurs aïeux ? Pour tous il est bon de savoir oublier.

J'aime beaucoup l'ethnographie ; c'est une science d'un rare intérêt ; mais, comme je la veux libre, je la veux sans application politique. En ethnographie, comme dans toutes les études, les systèmes changent ; c'est la condition du progrès. Les limites des États suivraient les fluctuations de la science. Le patriotisme dépendrait d'une dissertation plus ou moins paradoxale. On viendrait dire au patriote : «Vous vous trompiez ; vous versiez votre sang pour telle cause ; vous croyiez être celte ; non, vous êtes germain». Puis, dix ans après, on viendra vous dire que vous êtes slave. Pour ne pas fausser la science, dispensons-la de donner un avis dans ces problèmes, où sont engagés tant d'intérêts. Soyez sûrs que, si on la charge de fournir des éléments à la diplomatie, on la surprendra bien des fois en flagrant délit de complaisance. Elle a mieux à faire : demandons-lui tout simplement la vérité.

II. - Ce que nous venons de dire de la race, il faut le dire de la langue.
La langue invite à se réunir ; elle n'y force pas. Les États-Unis et l'Angleterre, l'Amérique espagnole et l'Espagne parlent la même langue et ne forment pas une seule nation. Au contraire, la Suisse, si bien faite, puisqu'elle a été faite par l'assentiment de ses différentes parties, compte trois ou quatre langues. Il y a dans l'homme quelque chose de supérieur à la langue : c'est la volonté. La volonté de la Suisse d'être unie, malgré la variété de ses idiomes, est un fait bien plus important qu'une similitude souvent obtenue par des vexations.

Un fait honorable pour la France, c'est qu'elle n'a jamais cherché à obtenir l'unité de la langue par des mesures de coercition. Ne peut-on pas avoir les mêmes sentiments et les mêmes pensées, aimer les mêmes choses en des langages différents ? Nous parlions tout à l'heure de l'inconvénient qu'il y aurait à faire dépendre la politique internationale de l'ethnographie. Il n'y en aurait pas moins à la faire dépendre de la philologie comparée. Laissons à ces intéressantes études l'entière liberté de leurs discussions ; ne les mêlons pas à ce qui en altérerait la sérénité. L'importance politique qu'on attache aux langues vient de ce qu'on les regarde comme des signes de race. Rien de plus faux. La Prusse, où l'on ne parle plus qu'allemand, parlait slave il y a quelques siècles ; le pays de Galles parle anglais ; la Gaule et l'Espagne parlent l'idiome primitif d'Albe la Longue ; l'Égypte parle arabe ; les exemples sont innombrables. Même aux origines, la similitude de langue n'entraînait pas la similitude de race. Prenons la tribu proto-aryenne ou proto-sémite ; il s'y trouvait des esclaves, qui parlaient la même langue que leurs maîtres ; or l'esclave était alors bien souvent d'une race différente de celle de son maître. Répétons-le : ces divisions de langues indo-européennes, sémitiques et autres, créées avec une si admirable sagacité par la philologie comparée, ne coïncident pas avec les divisions de l'anthropologie. Les langues sont des formations historiques, qui indiquent peu de choses sur le sang de ceux qui les parlent, et qui, en tout cas, ne sauraient enchaîner la liberté humaine quand il s'agit de déterminer la famille avec laquelle on s'unit pour la vie et pour la mort.

Cette considération exclusive de la langue a, comme l'attention trop forte donnée à la race, ses dangers, ses inconvénients. Quand on y met de l'exagération, on se renferme dans une culture déterminée, tenue pour nationale ; on se limite, on se claquemure. On quitte le grand air qu'on respire dans le vaste champ de l'humanité pour s'enfermer dans des conventicules de compatriotes. Rien de plus mauvais pour l'esprit ; rien de plus fâcheux pour la civilisation. N'abandonnons pas ce principe fondamental, que l'homme est un être raisonnable et moral, avant d'être parqué dans telle ou telle langue, avant d'être un membre de telle ou telle race, un adhérent de telle ou telle culture. Avant la culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a la culture humaine. Voyez les grands hommes de la Renaissance ; ils n'étaient ni français, ni italiens, ni allemands. Ils avaient retrouvé, par leur commerce avec l'antiquité, le secret de l'éducation véritable de l'esprit humain, et ils s'y dévouaient corps et âme. Comme ils firent bien !

III. - La religion ne saurait non plus offrir une base suffisante à l'établissement d'une nationalité moderne.
À l'origine, la religion tenait à l'existence même du groupe social. Le groupe social était une extension de la famille. La religion, les rites étaient des rites de famille. La religion d'Athènes, c'était le culte d'Athènes même, de ses fondateurs mythiques, de ses lois, de ses usages. Elle n'impliquait aucune théologie dogmatique. Cette religion était, dans toute la force du terme, une religion d'État. On n'était pas athénien si on refusait de la pratiquer. C'était au fond le culte de l'Acropole personnifiée. Jurer sur l'autel d'Aglaure, c'était prêter le serment de mourir pour la patrie. Cette religion était l'équivalent de ce qu'est chez nous l'acte de tirer au sort, ou le culte du drapeau. Refuser de participer à un tel culte était comme serait dans nos sociétés modernes refuser le service militaire. C'était déclarer qu'on n'était pas athénien. D'un autre côté, il est clair qu'un tel culte n'avait pas de sens pour celui qui n'était pas d'Athènes ; aussi n'exerçait-on aucun prosélytisme pour forcer des étrangers à l'accepter ; les esclaves d'Athènes ne le pratiquaient pas. Il en fut de même dans quelques petites républiques du Moyen Âge. On n'était pas bon vénitien si l'on ne jurait point par saint Marc ; on n'était pas bon amalfitain si l'on ne mettait pas saint André au-dessus de tous les autres saints du paradis. Dans ces petites sociétés, ce qui a été plus tard persécution, tyrannie, était légitime et tirait aussi peu à conséquence que le fait chez nous de souhaiter la fête au père de famille et de lui adresser des vœux au premier jour de l'an.

Ce qui était vrai à Sparte, à Athènes, ne l'était déjà plus dans les royaumes sortis de la conquête d'Alexandre, ne l'était surtout plus dans l'Empire romain. Les persécutions d'Antiochus Épiphane pour amener l'Orient au culte de Jupiter Olympien, celles de l'Empire romain pour maintenir une prétendue religion d'État furent une faute, un crime, une véritable absurdité. De nos jours, la situation est parfaitement claire. Il n'y a plus de masses croyant d'une manière uniforme. Chacun croit et pratique à sa guise, ce qu'il peut, comme il veut. Il n'y a plus de religion d'État ; on peut être français, anglais, allemand, en étant catholique, protestant, israélite, en ne pratiquant aucun culte. La religion est devenue chose individuelle ; elle regarde la conscience de chacun. La division des nations en catholiques, protestantes, n'existe plus. La religion, qui, il y a cinquante-deux ans, était un élément si considérable dans la formation de la Belgique, garde toute son importance dans le for intérieur de chacun ; mais elle est sortie presque entièrement des raisons qui tracent les limites des peuples.

IV. - La communauté des intérêts est assurément un lien puissant entre les hommes.
Les intérêts, cependant, suffisent-ils à faire une nation ? Je ne le crois pas. La communauté des intérêts fait les traités de commerce. Il y a dans la nationalité un côté de sentiment ; elle est âme et corps à la fois ; un Zollverein n'est pas une patrie.

V. - La géographie, ce qu'on appelle les frontières naturelles, a certainement une part considérable dans la division des nations.
La géographie est un des facteurs essentiels de l'histoire. Les rivières ont conduit les races ; les montagnes les ont arrêtées. Les premières ont favorisé, les secondes ont limité les mouvements historiques. Peut-on dire cependant, comme le croient certains partis, que les limites d'une nation sont écrites sur la carte et que cette nation a le droit de s'adjuger ce qui est nécessaire pour arrondir certains contours, pour atteindre telle montagne, telle rivière, à laquelle on prête une sorte de faculté limitante a priori ? Je ne connais pas de doctrine plus arbitraire ni plus funeste. Avec cela, on justifie toutes les violences. Et, d'abord, sont-ce les montagnes ou bien sont-ce les rivières qui forment ces prétendues frontières naturelles ? Il est incontestable que les montagnes séparent ; mais les fleuves réunissent plutôt. Et puis toutes les montagnes ne sauraient découper des États. Quelles sont celles qui séparent et celles qui ne séparent pas ? De Biarritz à Tornea, il n'y a pas une embouchure de fleuve qui ait plus qu'une autre un caractère bornal. Si l'histoire l'avait voulu, la Loire, la Seine, la Meuse, l'Elbe, l'Oder auraient, autant que le Rhin, ce caractère de frontière naturelle qui a fait commettre tant d'infractions au droit fondamental, qui est la volonté des hommes. On parle de raisons stratégiques. Rien n'est absolu ; il est clair que bien des concessions doivent être faites à la nécessité. Mais il ne faut pas que ces concessions aillent trop loin. Autrement, tout le monde réclamera ses convenances militaires, et ce sera la guerre sans fin. Non, ce n'est pas la terre plus que la race qui fait une nation. La terre fournit le substratum, le champ de la lutte et du travail ; l'homme fournit l'âme. L'homme est tout dans la formation de cette chose sacrée qu'on appelle un peuple. Rien de matériel n'y suffit. Une nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de l'histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol.

Nous venons de voir ce qui ne suffit pas à créer un tel principe spirituel : la race, la langue, les intérêts, l'affinité religieuse, la géographie, les nécessités militaires. Que faut-il donc en plus ? Par suite de ce qui a été dit antérieurement, je n'aurai pas désormais à retenir bien longtemps votre attention.

Chapitre III
Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. L'homme, Messieurs, ne s'improvise pas. La nation, comme l'individu, est l'aboutissant d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j'entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans la passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu'on a consentis, des maux qu'on a soufferts. On aime la maison qu'on a bâtie et qu'on transmet. Le chant spartiate : «Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes» est dans sa simplicité l'hymne abrégé de toute patrie.

Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l'avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l'on comprend malgré les diversités de race et de langue. Je disais tout à l'heure : «avoir souffert ensemble» ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l'effort en commun.

Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh ! je le sais, cela est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit prétendu historique. Dans l'ordre d'idées que je vous soumets, une nation n'a pas plus qu'un roi le droit de dire à une province : «Tu m'appartiens, je te prends». Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu'un en cette affaire a droit d'être consulté, c'est l'habitant. Une nation n'a jamais un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le vœu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir.

Nous avons chassé de la politique les abstractions métaphysiques et théologiques. Que reste-t-il, après cela ? Il reste l'homme, ses désirs, ses besoins. La sécession, me direz-vous, et, à la longue, l'émiettement des nations sont la conséquence d'un système qui met ces vieux organismes à la merci de volontés souvent peu éclairées. Il est clair qu'en pareille matière aucun principe ne doit être poussé à l'excès. Les vérités de cet ordre ne sont applicables que dans leur ensemble et d'une façon très générale. Les volontés humaines changent ; mais qu'est-ce qui ne change pas ici-bas ? Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n'est pas la loi du siècle où nous vivons. À l'heure présente, l'existence des nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est la garantie de la liberté, qui serait perdue si le monde n'avait qu'une loi et qu'un maître.

Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l'œuvre commune de la civilisation ; toutes apportent une note à ce grand concert de l'humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que nous atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles. Je me dis souvent qu'un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations pour des qualités, qui se nourrirait de vaine gloire ; qui serait à ce point jaloux, égoïste, querelleur ; qui ne pourrait rien supporter sans dégainer, serait le plus insupportable des hommes. Mais toutes ces dissonances de détail disparaissent dans l'ensemble. Pauvre humanité, que tu as souffert ! que d'épreuves t'attendent encore ! Puisse l'esprit de sagesse te guider pour te préserver des innombrables dangers dont ta route est semée !

Je me résume, Messieurs. L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d'hommes, saine d'esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu'exige l'abdication de l'individu au profit d'une communauté, elle est légitime, elle a le droit d'exister. Si des doutes s'élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d'avoir un avis dans la question. Voilà qui fera sourire les transcendants de la politique, ces infaillibles qui passent leur vie à se tromper et qui, du haut de leurs principes supérieurs, prennent en pitié notre terre à terre. «Consulter les populations, fi donc ! quelle naïveté ! Voilà bien ces chétives idées françaises qui prétendent remplacer la diplomatie et la guerre par des moyens d'une simplicité enfantine». - Attendons, Messieurs ; laissons passer le règne des transcendants ; sachons subir le dédain des forts. Peut-être, après bien des tâtonnements infructueux, reviendra-t-on à nos modestes solutions empiriques. Le moyen d'avoir raison dans l'avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé.
C'est un texte essentiel, cher Marcel, et il est bon que nous l'ayons à notre disposition sur ce forum, mais ce n'est pas celui que je cherche. Cassandre, auriez-vous les références de ce texte sur la civilisation arabo-musulmane ?
Cher Bernard, je vais essayer de le retrouver.
N'essayez pas Cassandre : je l'ai !

[www.amazon.fr]
Oui, c'est bien ça.
Merci, Cassandre, Marcel et Petit-Détour, mais je parlais du texte en format libre sur Internet (seulement 24 pages...) Il n'y a plus de droits depuis au moins quarante ans ! Sinon, je savais bien où le trouver. Dire qu'il n'est même pas sur Gallica... Franchement... Renan ! Jeanneney n'a pas de quoi se vanter...
Vous allez rire cher Bernard mais j'ai trouvé le texte complet de la conférence sur un site maghrébin.


L'ISLAM ET LA SCIENCE
Conférence faite à la Sorbonne, le 29 mars 1883.

Islamisme et la Science

J'ai déjà tant de fois fait l'épreuve de l'attention bienveillante de cet auditoire, que j'ai osé choisir, pour le traiter aujourd'hui devant vous, un sujet des plus subtils, rempli de ces distinctions délicates où il faut entrer résolument quand ou veut faire sortir l'histoire du domaine des à peu près. Ce qui cause presque toujours les malentendus en histoire, c'est le manque de précision dans l'emploi des mots qui désignent les nations et les races. On parle des Grecs, des Romains, des Arabes comme si ces mots désignaient des groupes humains toujours identiques à eux-mêmes, sans tenir compte des changements produits par les conquêtes militaires, religieuses, linguistiques, par la mode et les grands courants de toute sorte qui traversent l'histoire de l'humanité. La réalité ne se gouverne pas selon des catégories aussi simples. Nous autres Français, par exemple, nous sommes romains par la langue, grecs par la civilisation, juifs par la religion. Le fait de la race, capital à l'origine, va toujours perdant de son importance à mesure que les grands faits universels qui s'appellent civilisation grecque, conquête romaine, conquête germanique, christianisme, islamisme, renaissance, philosophie, révolution, passent comme des rouleaux broyeurs sur les primitives variétés de la famille humaine et les forcent à se confondre en masses plus ou moins homogènes. Je voudrais essayer de débrouiller avec vous une des plus fortes confusions d'idées que l'on commette dans cet ordre, je veux parler de l'équivoque contenue dans ces mots : science arabe, philosophie arabe, art arabe, science musulmane, civilisation musulmane. Des idées vagues qu'on se fait sur ce point résultent beaucoup de faux jugements et même des erreurs pratiques quelquefois assez graves.

Toute personne un peu instruite des choses de notre temps voit clairement l'infériorité actuelle des pays musulmans, la décadence des États gouvernés par l'islam, la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation. Tous ceux qui ont été en Orient ou en Afrique sont frappés de ce qu'a de fatalement borné l'esprit d'un vrai croyant, de cette espèce de cercle de fer qui entoure sa tête, la rend absolument fermée à la science, incapable de rien apprendre ni de s'ouvrir à aucune idée nouvelle. À partir de son initiation religieuse, vers l'âge de dix ou douze ans, l'enfant musulman, jusque-là quelquefois assez éveillé, devient tout à coup fanatique, plein d'une sotte fierté de posséder ce qu'il croit la vérité absolue, heureux comme d'un privilège de ce qui fait son infériorité. Ce fol orgueil est le vice radical du musulman. L'apparente simplicité de son culte lui inspire un mépris peu justifié pour les autres religions. Persuadé que Dieu donne la fortune et le pouvoir à qui bon lui semble, sans tenir compte de l'instruction ni du mérite personnel, le musulman a le plus profond mépris pour l'instruction, pour la science, pour tout ce qui constitue l'esprit européen. Ce pli inculqué par la foi musulmane est si fort que toutes les différences de race et de nationalité disparaissent par le fait de la conversion à l'Islam. Le Berber, le Soudanien, le Circassien, le Malais, l'Égyptien, le Nubien, devenus musulmans, ne sont, plus des Berbers, des Soudaniens, des Égyptiens, etc. ; ce sont des musulmans. La Perse seule fait ici exception; elle a su garder son génie propre; car la Perse a su prendre dans l'islam une place à part; elle est au fond bien plus chiite que musulmane.

Pour atténuer les fâcheuses inductions qu'on est porté à tirer de ce fait si général, contre l'islam, beaucoup de personnes font remarquer que cette décadence, après tout, peut n'être qu'un fait transitoire. Pour rassurer sur l'avenir elles font appel au passé. Cette civilisation musulmane, maintenant si abaissée, a été autrefois très brillante. Elle a eu des savants, des philosophes. Elle a été, pendant des siècles, la maîtresse de l'Occident chrétien. Pourquoi ce qui a été ne serait-il pas encore? Voilà le point précis sur lequel je voudrais faire porter le débat. Y a-t-il eu réellement une science musulmane, ou du moins une science admise par l'islam, tolérée par l'islam ?

Il y a dans les faits qu'on allègue une très réelle part de vérité. Oui; de l'an 775 à peu près, jusque vers le milieu du XIIIe siècle, c'est-à-dire pendant cinq cents ans environ, il y a eu dans les pays musulmans des savants, des penseurs très distingués. On peut même dire que, pendant ce temps, le monde musulman a été supérieur, pour la culture intellectuelle, au monde chrétien. Mais il importe de bien analyser ce fait, pour n'en pas tirer des conséquences erronées. I1 importe de suivre siècle par siècle l'histoire de la civilisation en Orient, pour faire la part des éléments divers qui ont amené cette supériorité momentanée, laquelle s'est bientôt changée en une infériorité tout à fait caractérisée.

Rien de plus étranger à tout ce qui peut s'appeler philosophie ou science, que le premier siècle de l'islam. Résultat d'une lutte religieuse qui durait depuis plusieurs siècles et tenait la conscience de l'Arabie en suspens entre les diverses formes de monothéisme sémitique, l'islam est à mille lieues de tout ce qui peut s'appeler rationalisme ou science. Les cavaliers arabes qui s'y rattachèrent comme à un prétexte pour conquérir et piller furent, à leur heure, les premiers guerriers du monde; mais c'étaient assurément les moins philosophes des hommes. Un écrivain oriental du XIIIe siècle, Aboulfaradj , traçant le caractère du peuple arabe, s'exprime ainsi: "La science de ce peuple, celle dont il se faisait gloire, était la science de la langue, la connaissance de ses idiotismes, la texture des vers, l'habile composition de la prose... Quant à la philosophie, Dieu ne lui en avait rien appris, et ne l'y avait pas rendu propre." Rien de plus vrai. L'Arabe nomade, le plus littéraire des hommes, est de tous les hommes le moins mystique, le moins porté à la méditation. L'Arabe religieux se contente, pour l'explication des choses, d'un Dieu créateur, gouvernant le monde directement et se révélant à l'homme par des prophètes successifs. Aussi, tant que l'islam fut entre les mains de la race arabe, c'est-à-dire sous les quatre premiers califes et sous les Omeyyades , ne se produisit-il dans son sein aucun mouvement intellectuel d'un caractère profane. Omar n'a pas brûlé, comme on le répète souvent, la bibliothèque d'Alexandrie; cette bibliothèque, de son temps, avait à peu près disparu; mais le principe qu'il a fait triompher dans le monde était bien en réalité destructeur de la recherche savante et du travail varié de l'esprit.

Tout fut changé, quand, vers l'an 750, la Perse prit le dessus et fit triompher la dynastie des enfants d'Abbas sur celle des Beni-Omeyya. Le centre de l'islam se trouva transporté dans la région du Tigre et de l'Euphrate. Or ce pays était plein encore des traces d'une des plus brillantes civilisations que l'Orient ait connues, celles des Perses Sassanides, qui avait été portée à son comble sous le règne de Chosroès Nouschirvan. L'art et l'industrie florissaient en ces pays depuis des siècles. Chosroês y ajouta l'activité intellectuelle. La philosophie, chassée de Constantinople, vint se réfugier en Perse; Chosroès fit traduire les livres de l'Inde. Les chrétiens nestoriens, qui formaient l'élément le plus considérable de la population, étaient versés dans la science et la philosophie grecques; la médecine était tout entière entre leurs mains; leurs évêques étaient des logiciens, des géomètres. Dans les épopées persanes, dont la couleur locale est empruntée aux temps sassanides, quand Roustem veut construire un pont, il fait venir un djathalikik (catholicos, nom des patriarches ou évêques nestoriens) en guise d'ingénieur.

Le terrible coup de vent de l'islam arrêta net, pendant une centaine d'années, tout ce beau développement iranien. Mais l'avènement des Abbasides sembla une résurrection de l'éclat des Chosroês. La révolution qui porta cette dynastie au trône fut faite par des troupes persanes, ayant des chefs persans. Ses fondateurs, Aboul-Abbas et surtout Mansour, sont toujours entourés de Persans. Ce sont, en quelque sorte, des Sassanides ressuscités; les conseillers intimes, les précepteurs des princes, les premiers ministres sont les Barmékides , famille de l'ancienne Perse, très éclairée, restée fidèle au culte national, au parsisme , et qui ne se convertit à l'islam que tard et sans conviction. Les nestoriens entourèrent bientôt ces califes peu croyants et devinrent, par une sorte de privilège exclusif, leurs premiers médecins. Une ville qui a eu dans l'histoire de l'esprit humain un rôle tout à fait à part, la ville de Harran, est restée païenne et avait gardé toute la tradition scientifique de l'antiquité grecque : elle fournit à la nouvelle école un contingent considérable de savants étrangers aux religions révélées, surtout d'habiles astronomes.

Bagdad s'éleva comme la capitale de cette Perse renaissante. La langue de la conquête, l'arabe, ne put être supplantée, pas plus que la religion tout à fait reniée; mais l'esprit de cette nouvelle civilisation fut essentiellement mixte. Les parsis, les chrétiens, l'emportèrent; l'administration, la police en particulier, fut entre les mains des chrétiens. Tous ces brillants califes, contemporains de nos Carlovingiens, Mansour, Haroun al-Rachid, Mamoun sont à peine musulmans. Ils pratiquent extérieurement la religion dont ils sont les chefs, les papes, si l'on peut s'exprimer ainsi; mais leur esprit est ailleurs. Ils sont curieux de toute chose, principalement des choses exotiques et païennes; ils interrogent l'Inde, la vieille Perse, la Grèce surtout. Parfois, il est vrai, les piétistes musulmans amènent à la cour d'étranges réactions; le calife, à certains moments, se fait dévot et sacrifie ses amis infidèles ou libres penseurs; puis le souffle de l'indépendance reprend le dessus; alors le calife rappelle ses savants et ses compagnons de plaisir, et la libre vie recommence, au grand scandale des musulmans puritains.

Telle est l'explication de cette curieuse et attachante civilisation de Bagdad, dont les fables des Mille et une Nuits ont fixé les traits dans toutes les imaginations, mélange bizarre de rigorisme officiel et de secret relâchement, âge de jeunesse et d'inconséquence, où les arts sérieux et les arts de la vie joyeuse fleurissent grâce à la protection des chefs mal pensants d'une religion fanatique; où le libertin, bien que toujours sous la menace des plus cruels châtiments, est flatté, recherché à la cour. Sous le règne de ces califes, parfois tolérants, parfois persécuteurs à regret, la libre pensée se développa; les motecallemînou "disputeurs" tenaient des séances où toutes les religions étaient examinées d'après la raison. Nous avons en quelque sorte le compte rendu d'une de ces séances fait par un dévot. Permettez-moi de vous le lire, tel que M. Dozy l'a traduit.

Un docteur de Kairoan demande à un pieux théologien espagnol, qui avait fait le voyage de Bagdad, si, pendant son séjour dans cette ville, il a jamais assisté aux séances des motecallemîn. "J'y ai assisté deux fois, répond l'Espagnol, mais je me suis bien gardé d'y retourner. - Et pourquoi ? lui demanda son interlocuteur. -Vous allez en juger, répondit le voyageur. À la première séance à laquelle j'assistai, se trouvaient non seulement des musulmans de toute sorte, orthodoxes et hétérodoxes, mais aussi des mécréants, des guèbres, des matérialistes, des athées, des juifs, des chrétiens; bref, il y avait des incrédules de toute espèce. Chaque secte avait son chef, chargé de défendre les opinions qu'elle professait, et, chaque fois qu'un de ces chefs entrait dans la salle, tous se levaient en signe de respect, et personne ne reprenait sa place avant que le chef se fût assis. La salle fut bientôt comble, et, lorsqu'on se vit au complet, un des incrédules prit la parole: "Nous sommes réunis pour raisonner, dit-il. Vous connaissez tous les conditions. Vous autres, musulmans, vous ne vous alléguerez pas des raisons tirées de votre livre ou fondées sur l'autorité, de votre prophète; car nous ne croyons ni à l'un ni à l'autre. Chacun doit se borner à des arguments tirés de la raison." Tous applaudirent à ces paroles. - Vous comprenez, ajoute l'Espagnol, qu'après avoir entendu de telles choses, je ne retournai plus dans cette assemblée. On me proposa d'en visiter une autre; mais c'était le même scandale."

Un véritable mouvement philosophique et scientifique fut la conséquence de ce ralentissement momentané de la rigueur orthodoxe. Les médecins syriens chrétiens, continuateurs des dernières écoles grecques, étaient fort versés dans la philosophie péripatéticienne, dans les mathématiques, dans la médecine, l'astronomie. Les califes les employèrent à traduire en arabe l'encyclopédie d'Aristote, Euclide, Galien, Ptolémée, en un mot tout l'ensemble de la science grecque tel qu'on le possédait alors. Des esprits actifs, tels qu'Alkindi , commencèrent à spéculer sur les problèmes éternels que l'homme se pose sans pouvoir les résoudre. On les appela filsouf (philosophos), et dès lors ce mot exotique fut pris en mauvaise part comme désignant quelque chose d'étranger à l'islam. Filsouf devint chez les musulmans une appellation redoutable, entraînant souvent la mort ou la persécution, comme zendik et plus tard farmaçoun (franc-maçon). C'était, il faut l'avouer, le rationalisme le plus complet qui se produisait au sein de l'islam. Une sorte de société philosophique, qui s'appelait les Ikhz,van es-safa, "les frères de la sincérité", se mit à publier une encyclopédie philosophique, remarquable par la sagesse et l'élévation des idées. Deux très grands hommes, Alfarabi et Avicenne, se placent bientôt au rang des penseurs les plus complets qui aient existé. L'astronomie et l'algèbre prennent, en Perse surtout, de remarquables développements. La chimie poursuit son long travail souterrain, qui se révèle au dehors par d'étonnants résultats, tels que la distillation, peut-être la poudre. L'Espagne musulmane se met à ces études à la suite de l'Orient; les Juifs y apportent une collaboration active. Ibn-Badja , Ibn-"Iofaïl , Averroès élèvent la pensée philosophique, au XII siècle, à des hauteurs où, depuis l'antiquité, on ne l'avait point vue portée.

Tel est ce grand ensemble philosophique, que l'on a coutume d'appeler arabe, parce qu'il est écrit en arabe, mais qui est en réalité gréco-sassanide. Il serait plus exact de dire grec; car l'élément vraiment fécond de tout cela venait de la Grèce. On valait, dans ces temps d'abaissement, en proportion de ce qu'on savait de la vieille Grèce. La Grèce était la source unique du savoir et de la droite pensée. La supériorité de la Syrie et de Bagdad sur l'Occident latin venait uniquement de ce qu'on y touchait de bien plus près la tradition grecque. I1 était plus facile d'avoir un Euclide, un Ptolémée, un Aristote à Harran, à Bagdad qu'à Paris. Ah! si les Byzantins, avaient voulu être gardiens moins jaloux des trésors qu'à ce moment ils ne lisaient guère; si, dès le VIIIe ou le IX siècle, il y avait eu des Bessarion et des Lascaris ! On n'aurait pas eu besoin de ce détour étrange qui fit que la science grecque nous arriva au XIIe siècle, en passant par la Syrie, par Bagdad, par Cordoue, par Tolède. Mais cette espèce de providence secrète qui fait que, quand le flambeau de l'esprit humain va s'éteindre entre les mains d'un peuple, un autre se trouve là pour le relever et le rallumer, donna une valeur de premier ordre à l'oeuvre, sans cela obscure, de ces pauvres Syriens, de ces filsouf persécutés, de ces Harraniens que leur incrédulité mettait au ban de l'humanité d'alors. Ce fut par ces traductions arabes des ouvrages de science et de philosophie grecque que l'Europe reçut le ferment de tradition antique nécessaire à l'éclosion de son génie.

En effet, pendant qu'Averroès, le dernier philosophe arabe, mourait à Maroc, dans la tristesse et l'abandon, notre Occident était en plein éveil. Abélard a déjà poussé le cri du rationalisme renaissant. L'Europe a trouvé son génie et commence cette évolution extraordinaire, dont le dernier terme sera la complète émancipation de l'esprit humain. Ici, sur la montagne Sainte-Geneviève, se créait un sensorium nouveau pour le travail de l'esprit. Ce qui manquait, c'étaient les livres, les sources pures de l'antiquité. Il semble au premier coup d'oeil qu'il eût été plus naturel d'aller les demander aux bibliothèques de Constantinople, où se trouvaient les originaux, qu'à des traductions souvent médiocres en une langue qui se prêtait peu à rendre la pensée grecque. Mais les discussions religieuses avaient créé entre le monde latin et le monde grec une déplorable antipathie; la funeste croisade de 1204 ne fit que l'exaspérer. Et puis, nous n'avions pas d'hellénistes; il fallait encore attendre trois cents ans pour que nous eussions un Letévre d'Étaples, un Budé.

A défaut de la vraie philosophie grecque authentique, qui était dans les bibliothèques byzantines, on alla donc chercher en Espagne une science grecque mal traduite et frelatée. Je ne parlerai pas de Gerbert, dont les voyages parmi les musulmans sont chose fort douteuse; mais, dès le XIe siècle, Constantin l'Africain est supérieur en connaissances à son temps et à son pays, parce qu'il a reçu une éducation musulmane. De 1130 à 1150, un collège actif de traducteurs, établi à Tolède sous le patronage de l'archevêque Raymond, fait passer en latin les ouvrages les plus importants de la science arabe. Dès les premières années du XIIIe siècle, l'Aristote arabe fait dans l'Université de Paris son entrée triomphante. L'Occident a secoué son infériorité de quatre ou cinq cents ans. Jusqu'ici l'Europe a été scientifiquement tributaire des musulmans. Vers le milieu du XIIIe siècle, la balance est incertaine encore. À partir de 1275 à peu près, deux mouvements apparaissent avec évidence: d'une part, les pays musulmans s'abîment dans la plus triste décadence intellectuelle; de l'autre, l'Europe occidentale entre résolument pour son compte dans cette grande voie de la recherche scientifique de la vérité, courbe immense dont l'amplitude ne peut pas encore être mesurée.

Malheur à qui devient inutile au progrès humain! Il est supprimé presque aussitôt. Quand la science dite arabe a inoculé son germe de vie à l'Occident latin, elle disparaît. Pendant qu'Averroès arrive dans les écoles latines à une célébrité presque égâle à celle d'Aristote, il est oublié chez ses coreligionnaires. Passé l'an 1200 à peu près, il n'y a plus un seul philosophe arabe de renom. La philosophie avait toujours été persécutée au sein de l'islam, mais d'une façon qui n'avait pas réussi à la supprimer. À partir de 1200, la réaction théologique l'emporte tout à fait. La philosophie est abolie dans les pays musulmans. Les historiens et les polygraphes n'en parlent que comme d'un souvenir, et d'un mauvais souvenir. Les manuscrits philosophiques sont détruits et deviennent rares. L'astronomie n'est tolérée que pour la partie qui sert à déterminer la direction de la prière. Bientôt la race turque prendra l'hégémonie de l'islam, et fera prévaloir partout son manque total d'esprit philosophique et scientifique. À partir de ce moment, à quelques rares exceptions près comme Ibn-Khaldoun, l'islam ne comptera plus aucun esprit large; il a tué la science et la philosophie dans son sein.

Je n'ai point cherché, Messieurs, à diminuer le rôle de cette grande science dite arabe qui marque une étape si importante dans l'histoire de l'esprit humain. On en a exagéré l'originalité sur quelques points, notamment en ce qui touche l'astronomie; il ne faut pas verser dans l'autre excès en la dépréciant outre mesure. Entre la disparition de la civilisation antique, au VIe siècle, et la naissance du génie européen au XIIe et au XIII siècle, il y a eu ce qu'on peut appeler la période arabe, durant laquelle la tradition de l'esprit humain s'est faite par les régions conquises à l'islam. Cette science dite arabe, qu'a-t-elle d'arabe en réalité ? La langue, rien que la langue. La conquête musulmane avait porté la langue de l'Hedjaz jusqu'au bout du monde. II arriva pour l'arabe ce qui est arrivé pour le latin, lequel est devenu, en Occident, l'expression de sentiments et de pensées qui n'avaient rien à faire avec le vieux Latium. Averroès, Avicenne, Albaténi sont des Arabes, comme Albert le Grand, Roger Bacon, François Bacon, Spinoza sont des Latins. Il y a un aussi grand malentendu à mettre la science et la philosophie arabes au compte de l'Arabie qu'à mettre toute la littérature chrétienne latine, tous les scolastiques, toute la Renaissance, toute la science du xme et en partie du xvne siècle au compte de la ville de Rome, parce que tout cela est écrit en latin. Ce qu'il y a de bien remarquable, en effet, c'est que, parmi les philosophes et les savants dits arabes, il n'y en a guère qu'un seul, Alkindi, qui soit d'origine arabe; tous les autres sont des Persans, des Transoxiens, des Espagnols, des gens de Bokhara, de Samarkande, de Cordoue, de Séville. Non seulement, ce ne sont pas des Arabes de sang; mais ils n'ont rien d'arabe d'esprit. Ils se servent de l'arabe; mais ils en sont gênés, comme les penseurs du moyen âge sont gênés par le latin et le brisent à leur usage. L'arabe, qui se prête si bien à la poésie et à une certaine éloquence, est un instrument fort incommode pour la métaphysique. Les philosophes et les savants arabes sont en général d'assez mauvais écrivains.

Cette science n'est pas arabe. Est-elle du moins musulmane? L'islamisme a-t-il offert à ces recherches rationnelles quelque secours tutélaire? Oh! en aucune façon! Ce beau mouvement d'études est tout entier l'oeuvre de parsis, de chrétiens, de juifs, de harraniens, d'ismaéliens, de musulmans intérieurement révoltés contre leur propre religion. Il n'a recueilli des musulmans orthodoxes que des malédictions. Mamoum, celui des califes qui montra le plus de zèle pour l'introduction de la philosophie grecque, fut damné sans pitié par les théologiens; les malheurs qui affligèrent son règne furent présentés comme des punitions de sa tolérance pour des doctrines étrangères à l'islam. Il n'était pas rare que, pour plaire à la multitude ameutée par les imams, on brûlât sur les places publiques, on jetât dans les puits et les citernes les livres de philosophie, d'astronomie. Ceux qui cultivaient ces études étaient appelés zendiks (mécréants) ; on les frappait dans les rues, on brûlait leurs maisons, et souvent le pouvoir, quand il voulait se donner de la popularité, les faisait mettre à mort.

L'islamisme, en réalité, a donc toujours persécuté la science et la philosophie. Il a fini par les étouffer. Seulement il faut distinguer à cet égard deux périodes dans l'histoire de l'islam; l'une, depuis ses commencements jusqu'au XIIe siècle, l'autre, depuis le XIIe siècle jusqu'à nos jours. Dans la première période, l'islam, miné par les sectes et tempéré par une espèce de protestantisme (ce qu'on appelle le motazélisme), est bien moins organisé et moins fanatique qu'il ne l'a été dans le second âge, quand il est tombé entre les mains des races barbares et berbères, races lourdes, brutales et sans esprit. L'islamisme offre cette particularité qu'il a obtenu de ses adeptes une foi toujours de plus en plus forte. Les premiers Arabes qui s'engagèrent dans le mouvement croyaient à peine en la mission du Prophète. Pendant deux ou trois siècles, l'incrédulité est à peine dissimulée. Puis vient le règne absolu du dogme, sans aucune séparation possible du spirituel et du temporel; le règne avec coercition et châtiments corporels pour celui qui ne pratique pas; un système, enfin, qui n'a guère été dépassé, en fait de vexations, que par l'Inquisition espagnole. La liberté n'est jamais plus profondément blessée que par une organisation sociale où la religion domine absolument la vie civile. Dans les temps modernes, nous n'avons vu que deux exemples d'un tel régime; d'une part, les États musulmans; de l'autre, l'ancien État pontifical du temps du pouvoir temporel. Et il faut dire que la papauté temporelle n'a pesé que sur un bien petit pays, tandis que l'islamisme opprime de vastes portions de notre globe et y maintient l'idée la plus opposée au progrès: l'État fondé sur une prétendue révélation, la théologie gouvernant la société.

Les libéraux qui défendent l'islam ne le connaissent pas. L'islam, c'est l'union indiscernable du spirituel et du temporel, c'est le règne d'un dogme, c'est la chaîne la plus lourde que l'humanité ait jamais portée. Dans la première moitié du moyen âge, je le répète, l'islam a supporté la philosophie, parce qu'il n'a pas pu l'empêcher; il n'a pas pu l'empêcher, car il était sans cohésion, peu outillé pour la terreur. La police, comme je l'ai dit, était entre les mains de chrétiens et occupée principalement à poursuivre les tentatives des Alides. Une foule de choses passaient à travers les mailles de ce filet assez lâche. Mais, quand l'islam a disposé de masses ardemment croyantes, il a tout détruit. La terreur religieuse et l'hypocrisie ont été à l'ordre du jour. L'islam a été libéral quand il a été faible, et violent quand il a été fort. Ne lui faisons donc pas honneur de ce qu'il n'a pas pu supprimer. Faire honneur à l'islam de la philosophie et de la science qu'il n'a pas tout d'abord anéanties, c'est comme si l'on faisait honneur aux théologiens des découvertes de la science moderne. Ces découvertes se sont faites malgré les théologiens. La théologie occidentale n'a pas été moins persécutrice que celle de l'islamisme. Seulement elle n'a pas réussi, elle n'a pas écrasé l'esprit moderne, comme l'islamisme a écrasé l'esprit des pays qu'il a conquis. Dans notre Occident, la persécution théologique n'a réussi qu'en un seul pays: c'est en Espagne. Là, un terrible système d'oppression a étouffé l'esprit scientifique. Hâtons nous de le dire, ce noble pays prendra sa revanche. Dans les pays musulmans, il s'est passé ce qui serait arrivé en Europe si l'Inquisition, Philippe II et Pie V avaient réussi dans leur plan d'arrêter l'esprit humain. Franchement, j'ai beaucoup de peine à savoir gré aux gens du mal qu'ils n'ont pas pu faire. Non; les religions ont leurs grandes et belles heures, quand elles consolent et relèvent les parties faibles de notre pauvre humanité; mais il ne faut pas leur faire compliment de ce qui est né malgré elles, de ce qu'elles ont cherché à suffoquer au berceau. On n'hérite pas des gens qu'on assassine; on ne doit point faire bénéficier les persécuteurs des choses qu'ils ont persécutées.

C'est pourtant là l'erreur que l'on commet, par excès de générosité, quand on attribue à l'influence de l'islam un mouvement qui s'est produit malgré l'islam, contre l'islam, et que l'islam, heureusement, n'a pas pu empêcher. Faire honneur à l'islam d'Avicenne d'Avenzoar , d'Averroès, c'est comme si l'on faisait honneur au catholicisme de Galilée. La théologie a gêné Galilée; elle n'a pas été assez forte pour l'entraver tout à fait, ce n'est pas une raison pour qu'il faille lui avoir une grande reconnaissance. Loin de moi des paroles d'amertume contre aucun des symboles dans lesquels la conscience humaine a cherché le repos au milieu des insolubles problèmes que lui présentent l'univers et sa destinée! L'islamisme a de belles parties comme religion; je ne suis jamais entré dans une mosquée sans une vive émotion, le dirai-je? sans un certain regret de n'être pas musulman. Mais, pour la raison humaine, l'islamisme n'a été que nuisible. Les esprits qu'il a fermés à la lumière y étaient déjà sans doute fermés par leurs propres bornes intérieures; mais il a persécuté la libre pensée, je ne dirai pas plus violemment que d'autres systèmes religieux, mais plus efficacement. Il a fait des pays qu'il a conquis un champ fermé à la culture rationnelle de l'esprit.

Ce qui distingue, en effet, essentiellement le musulman, c'est la haine de la science, c'est la persuasion que la recherche est inutile, frivole, presque impie: la science de la nature, parce qu'elle est une concurrence faite à Dieu; la science historique, parce que, s'appliquant à des temps antérieurs à l'islam, elle pourrait raviver d'anciennes erreurs. Un des témoignages les plus curieux à cet égard est celui du cheik Rifaa, qui avait résidé plusieurs années à Paris comme aumônier de l'École égyptienne, et qui, après son retour en Égypte, fit un ouvrage plein des observations les plus curieuses sur la société française. Son idée fixe est que la science européenne, surtout par son principe de la permanence des lois de la nature, est d'un bout à l'autre une hérésie; et, il faut le dire, au point de vue de l'islam, il n'a pas tout à fait tort. Un dogme révélé est toujours opposé à la recherche libre, qui peut le contredire. Le résultat de la science est non pas d'expulser, mais d'éloigner toujours le divin, de l'éloigner, dis-je, du monde des faits particuliers où l'on croyait le voir. L'expérience fait reculer le surnaturel et restreint son domaine. Or le surnaturel est la base de toute théologie. L'islam, en traitant la science comme son ennemie, n'est que conséquent; mais il est dangereux d'être trop conséquent. L'islam a réussi pour son malheur. En tuant la science, il s'est tué lui-même, et s'est condamné dans le monde à une complète infériorité.

Quand on part de cette idée que la recherche est une chose attentatoire aux droits de Dieu, on arrive inévitablement à la paresse d'esprit, au manque de précision, à l'incapacité d'être exact. Allah aalam , "Dieu sait mieux ce qui en est", est le dernier mot de toute discussion musulmane. Il est bon de croire en Dieu, mais pas tant que cela. Dans les premiers temps de son séjour à Mossoul, M. Layard désira, en esprit clair qu'il était, avoir quelques données sur la population de la ville, sur son commerce, ses traditions historiques. Il s'adressa au cadi, qui lui fit la réponse suivante, dont je dois la traduction à une communication affectueuse:

"O mon illustre ami, ô joie des vivants!

"Ce que tu me demandes est à la fois inutile et nuisible. Bien que tous mes jours se soient écoulés dans ce pays, je n'ai jamais songé à en compter les maisons, ni à m'informer du nombre de leurs habitants. Et, quant à ce que celui-ci met de marchandises sur ses mulets, celui-là au fond de sa barque, en vérité, c'est là une chose qui ne me regarde nullement. Pour l'histoire antérieure de cette cité, Dieu seul la sait, et seul il pourrait dire de combien d'erreurs ses habitants se sont abreuvés avant la conquête de l'islamisme. Il serait dangereux à nous de vouloir les connaître.

"O mon ami, ô ma brebis, ne cherche pas à connaître ce qui ne te concerne pas. Tu es venu parmi nous et nous t'avons donné le salut de bienvenue; va-t'en en paix! À la vérité, toutes les paroles que tu m'as dites ne m'ont fait aucun mal; car celui qui parle est un, et celui qui écoute est un autre. Selon la coutume des hommes de ta nation, tu as parcouru beaucoup de contrées jusqu'à ce que tu n'aies plus trouvé le bonheur nulle part. Nous (Dieu en soit béni!), nous sommes nés ici, et nous ne désirons point en partir.

"Écoute, ô mon fils, il n'y a point de sagesse égale à celle de croire en Dieu. Il a créé le monde; devons-nous tenter de l'égaler en cherchant à pénétrer les mystères de sa création ? Vois cette étoile qui tourne là-haut autour de cette étoile, regarde cette autre étoile qui traîne une queue et qui met tant d'années à venir et tant d'années à s'éloigner ; laisse-la, mon fils; celui dont les mains la formèrent saura bien la conduire et la diriger.

"Mais tu me diras peut-être: "O homme! retire-toi, car je suis plus savant que toi, et j'ai vu des choses que tu ignores!" Si tu penses que ces choses t'ont rendu meilleur que je ne le suis, sois doublement le bienvenu; mais, moi, je bénis Dieu de ne pas chercher ce dont je n'ai pas besoin. Tu es instruit dans des choses qui ne m'intéressent pas, et ce que tu as vu, je le dédaigne. Une science plus vaste te créera-t-elle un second estomac, et tes yeux, qui vont furetant partout, te feront-ils trouver un paradis ?

"O mon ami, si tu veux être heureux écrie-toi: "Dieu seul est Dieu!" Ne fais point de mal, et alors tu ne craindras ni les hommes ni la mort, car ton heure viendra."

Ce cadi est très philosophe à sa manière; mais voici la différence. Nous trouvons charmante la lettre du cadi, et lui, il trouverait ce que nous disons ici abominable. C'est pour une société, d'ailleurs, que les suites d'un pareil esprit sont funestes. Des deux conséquences qu'entraîne le manque d'esprit scientifique, la superstition ou le dogmatisme, la seconde est peut-être pire que la première. L'Orient n'est pas superstitieux; son grand mal, c'est le dogmatisme étroit, qui s'impose par la force de la société tout entière. Le but de l'humanité, ce n'est pas le repos dans une ignorance résignée; c'est la guerre implacable contre le faux, la lutte contre le mal.

La science est l'âme d'une société ; car la science, c'est la raison. Elle crée la supériorité militaire et la supériorité industrielle. Elle créera un jour la supériorité sociale, je veux dire un état de société où la quantité de justice qui est compatible avec l'essence de l'univers sera procurée. La science met la force au service de la raison. Il y a en Asie des éléments de barbarie analogues à ceux qui ont formé les premières armées musulmanes et ces grands cyclones d'Attila, de Gengiskhan. Mais la science leur barre le chemin. Si Omar, si Gengiskhan avaient rencontré devant eux une bonne artillerie, ils n'eussent pas dépassé les limites de leur désert. II ne faut pas s'arrêter à des aberrations momentanées. Que n'a-t-on pas dit, à l'origine, contre les armes à feu, lesquelles pourtant ont bien contribué à la victoire de la civilisation ? Pour moi, j'ai la conviction que la science est bonne, qu'elle seule fournit des armes contre le mal qu'on peut faire avec elle, qu'en définitive elle ne servira que le progrès, j'entends le vrai progrès, celui qui est inséparable du respect de l'homme et de la liberté.
Ah ! Merci, Rogemi !
Cela ne m'étonne pas, bien entendu, et j'ai failli faire une remarque de cet acabit lorsque l'on m'a renvoyé chez les talibans à propos du rapport introuvable de la Documentation française sur l'immigration et que, j'en suis persuadé, l'on peut encore trouver dans les bibliothèques étrangères (rien à voir avec l'humour corse...)

J'aimerais bien, tout de même, faire quelques coups de sonde pour vérifier la qualité du texte (suite, en particulier, à la remarque initiale : l'intitulé exacte de la conférence était "L'islamisme et la science" le premier terme étant devenu péjoratif de nos jours, nous l'avons remplacé par "islam"... Y a-t-il d'autres occurrences de cette révision du texte ?
Citation
Y a-t-il d'autres occurrences de cette révision du texte ?

Le texte présenté étant accablant pour les musulmans je ne le crois pas mais je ne peux pas vous le garantir, cher Bernard.

Il faudrait avoir sous les yeux le texte original.
Où trouvez-vous, cher Rogemi, qu'il s'agisse d'un site maghrébin ? Le site est basé aux îles Samoa avec les serveurs dns en France, enregistré par un certain Thierry Konstantinoff auprès d'un opérateur allemand...
« Puisse, Notre de Dame de Fatima, Mère de Dieu, guider mon esprit en toute prudence et charité, mais aussi en vérité dans notre dialogue ! »

Un peu tapé, le mec... Ou est-ce de l'humour ? « Fatima », tout de même...
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d'un site maghrébin ?
Ne me demandez pas pourquoi j'ai fait cette assertion, cher Bernard, car elle fut purement intuitive. En effet dans les résultats de ma recherche sur google les sites maghrébins fusaient de toutes parts.

En outre la nuit étant avancée j'étais déjà à moitié endormi. En résumé mon propos était totalement instinctif.

Il faudrait creuser la chose ....
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Un peu tapé, le mec... Ou est-ce de l'humour ? « Fatima », tout de même...

Oui je viens de faire un tour sur le site source et je comprends mieux.

Il s'agit d'un site catholique très allumé mais avez-vous vu le nombre de textes de très grande qualité qui sont en ligne c'est assez surprenant ?
Il y a même le texte de la critique de Remi Brague sur le livre de Christoph Luxenberg "Die syro-aramäische Lesart des Koran. Ein Beitrag zur Entschlüsselung der Koransprache Berlin, Das Arabisch Buch. 2000, IX-311."

Le Coran : sortir du cercle ? de Rémi Brague, dans la revue Critique n° 671, avril 2003. Critique de deux ouvrages :

Je crois que l'on peut encore trouver beaucoup de choses intéressantes sur ce site bizarre et féroce, voué au "dialogue" entre chrétiens et musulmans...
Cher Petit-Détour, cher Rogemi, cher Bernard, je suis époustouflée par votre dextérité à tous pour trouver les textes et les liens. Je vous en remercie.
Chapeau à Rogemi, oui. Pour le reste, rien de bien mystérieux, chère Cassandre, il suffit de tronquer l'adresse pour retrouver la page d'accueil...

Puisque, je crois, vous disposez du texte imprimé, serait-il possible, à l'occasion, de faire quelques coups de sonde, afin de voir si ce texte "libre" est de bonne qualité ? Je pense que oui, mais j'aimerais en être un peu plus sûr, afin de placer ce texte important sur un site (disons) plus proche que celui des îles Samoa, et même d'en faire un livre électronique... Y a-t-il, par exemple, des italiques qui ont été supprimées, des choses comme ça ?
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