Merci, chère Aline, de nous avoir fait ce très beau compte-rendu du livre de Paul Berman. Dans feu l'ancien forum j'avais déjà mis en ligne des extraits marquants de cet ouvrage. En voilà d'autres.
Extraits des «Habits neufs de la terreur»
«Même Hitler et les nazis ont réussi à susciter quelques réactions à demi amicales parmi les esprits les plus embrouillés des démocrates progressistes de gauche. (…) Prenons un exemple curieux : les socialistes français des années 1930. (…) Au cours de la seconde partie des années 1930, ils remportèrent quelques victoires électorales et dirigèrent plusieurs cabinets. Avec Léon Blum, ils réussirent à se donner un leader de premier ordre (..). Il existait pourtant des courants distincts parmi les socialistes français : Blum et ses fidèles ne représentaient pas la totalité du parti. Le courant du secrétaire général, Paul Faure, était presque plus important ; il disposait en tout cas d’un bon nombre de voix à l’Assemblée.
Les deux courants s’affrontaient sur différents sujets, en particulier celui de la guerre. Blum et les siens considéraient Hitler et les nazis avec horreur ; ils pensaient que la France devait leur opposer une résistance sans concessions et se préparer à un conflit. Les paul-fauristes n’aimaient pas d’avantage Hitler ; mais ils gardaient en mémoire la Première Guerre mondiale et la perspective de revivre un tel évènement les faisait frissonner. Ils désiraient ardemment trouver une image de la réalité qui ne peigne pas l’avenir aux couleurs de la guerre. Ils y pensèrent beaucoup. Ils ne voulaient pas réduire l’Allemagne et sa diversité à une image en noir et blanc, avec le Bien d’un côté et le Mal de l’autre. Ils évoquaient par exemple le tort fait à l’Allemagne par le traité de Versailles, à la fin de la Première Guerre mondiale. Ils observaient que les Allemands qui vivaient dans les pays slaves étaient quelques fois mal traités par leurs voisins. L’Allemagne des années 1930 avait toutes les raisons de se plaindre de ses voisins, le peuple allemand souffrait vraiment, Hitler n’avait pas tort de le dire. (…)
Les opposants à la guerre voulaient savoir pourquoi : pourquoi le gouvernement français ne montrait-il pas un peu plus souple face aux demandes de Hitler ? Pourquoi n’admettait-il pas la pertinence de certains des problèmes qu’il soulevait ? Pourquoi ne pas chercher des moyens de se concilier le peuple allemand humilié et, par voie de conséquence, les nazis ? Pourquoi ne pas faire tous les efforts possibles, ne négliger aucun moyen pour éviter un nouveau Verdun ?
En lançant ce genre de débats, les opposants à la guerre ne pensaient pas être lâches ou inconséquents. Au contraire, ils étaient fiers de leurs réflexes pacifistes. Ils se considéraient comme exceptionnellement honnêtes et courageux. Ils sentaient que leur courage et leur intransigeance leur permettaient de regarder au-delà des apparences, pour comprendre ce qui se jouait en profondeur dans les relations internationales. Le danger véritable pour la France , à leurs yeux, ce n’était pas Hitler et les nazis. Le vrai danger venait des bellicistes et des marchands d’armes, en France même, et dans les autres grandes puissances : c’étaient des gens qui avaient tout intérêt à ce que soit déclaré une nouvelle guerre. Le danger venait du bellicisme des dirigeants français, qui, dans leur cupidité et leur égoïsme, risquaient de déclencher un nouveau Verdun. (…)
Les arguments pacifistes reposaient en bref sur une foi inébranlable dans la rationalité universelle. C’était la vieille naïveté de gauche du XIXe siècle, cet optimisme un peu simplet qui avait semblé voler en éclats avec la Première Guerre mondiale mais qui, indestructible, résonnait encore dans l’imaginaire du XXe siècle. (…) En cohérence avec cette idée, les socialistes regardaient ce qui se passait outre-Rhin et refusaient simplement de croire que ces millions d’Allemands avaient adhéré à un mouvement politique dont les principes conjuguaient théories paranoïaques du complot, haines à glacer le sang, superstitions moyenâgeuses et appel au meurtre. A Auschwitz, les SS disaient : «Ici, il n’y a pas de pourquoi.» Les pacifistes français ne pouvaient pas croire une chose pareille. A leurs yeux, il y avait toujours un pourquoi.
Hitler et les nazis, il est vrai, tenaient des discours extravagants sur les Juifs, des discours d’un autre âge, dont la haine et la superstition écorchaient les oreilles. Mais les pacifistes français voulaient comprendre leurs ennemis, et non pas simplement les rejeter. Ils voulaient chercher ce qui, dans leurs discours, pouvait être compréhensible, les points sur lesquels tout le monde pouvait s’accorder. C’est ainsi qu’en écoutant les nazis proférer leurs discours les plus extravagants, nos socialistes s’interrogèrent : en y réfléchissant, qu’est-ce que c’était l’antisémitisme ? (…)
Les socialistes pacifistes observèrent de plus près les hommes politiques favorables à la guerre. Est-ce que quelques-uns des plus radicaux - les «faucons» français – n’étaient pas juifs ? (…) Ne devait-on pas reconnaître en France même l’existence d’une question juive, voire d’une menace pour la France ? (…)
Malgré la défaite militaire (ndlr de la France en 1940), Blum et ses amis socialistes refusèrent la proposition (ndlr de former le gouvernement de Vichy) avec quelques autres ; ce fut l’occasion d’une rupture dans les rangs socialistes, car Paul Faure et la majorité des autres membres du parti votèrent les pleins pouvoirs à Pétain. (…) Et c’est ainsi que, d’une façon vraiment remarquable, pour certains socialistes pacifistes, la boucle fut bouclée. Ils avaient commencé à défendre les valeurs de gauche et les droits de l’homme, pour terminer par se transformer en promoteurs du fanatisme, de la tyrannie, de la superstition et des tueries. (...)
C’était il y a longtemps, dites-vous ? Non : c’était hier.»