Savona 08-07-1954

Carte postale noir et blanc - Savona - La place mameli.


"Nous avons déjeuner ici ce matin et ce soir ns sommes à Gênes. Voyage splendide et par un temps superbe. Demain matin ns partons pour Florence où ns coucherons.
Je pense que tu vas bien. Ns sommes bien accoutumés aux lires italiennes mais elles fondent bien vite.
Ns t'embrassons de tout cœur ainsi que Mr et Melle Emilienne.
Bons souvenirs aux dames Lebègue.

[paraphe illisible]

R.A.S.
B.B.

C'est la lettre à grand-mère qu'on a mise à l'hospice le temps des vacances en Italie. Mr et Mlle Emilienne gardent son chat roux dans leur maison années 60 aux rampes en tube en métal rouillées enfichées dans le béton des surfaces ragréées rose sale, vieux sang, où la rouille des pluies a fait des coulures rousses. Leurs volets en tôle ont des persiennes métalliques, bruyantes à la fermeture, peintes couleur rouille. Le petit jardin est en friche, près du chemin de fer qui passe à côté, sans train, lui aussi roux de rouille, et entre les traverses passées au primaire brun-rouge pousse le même chiendent que dans le jardin; y picorent quelques poules rousses d'icelui échappées à travers le vieux grillage de fer effondré, lui-même rongé de rouille.

La Toscane va s'avérer de la même teinte que tout ça, en représailles à l'abandon de grand-mère.

Cher Francis

Décidément, votre fantaisie semble arborer des couleurs "simenoniennes" (et je m'étonne au passage que vous n'ayez pas fait un sort à ces "dames Lebègue".) Il est vrai que les romans de Simenon paraissent avoir portraituré durablement cette France profonde des années cinquante, couleur rouille.

(Toujours dans l'Orne, l'adresse de la destinataire est la suivante :
au Bois-Nardou
Haleine.)

C'est à cause de l'Orne, Orimont, qui est un département "roux", comme l'atteste toutes les cartes multicolores des départements de France dans les années 60: l'Isère était indigo, le Gard rouge, les Deux-sèvres jaune safran, comme l'Hérault, cependant que les Alpes-Maritimes étaient vert épinard, différentes de la Meurthe-et-Moselle, vert paume.

Les dames Lebègue, vieilles filles injustement tondues à la Libération, ne sortaient plus de chez elles; jumelles, elles prenaient soin de leur vieux père, invalide, gazé de 14. Les enfants les chahutaient en les appelant "les Bésougnes" (roues de vélo); leur cohue travestie leur faisait une aubade paillarde pour Mardi-Gras, depuis la rue, où le vieil aveugle devait sortir les chasser en les menaçant de sa canne, à la grande excitation joyeuse des petites fripouilles qui détalaient en s'égayant dans les venelles adjacentes.

Vert paume ? qu'est-ce donc que cette couleur ? évoquerait-ce l'organe préhensile d'un martien, ou plutôt quelque ton délicat, du genre aucre jone ?
Pour le reste, la carte sépia était impeccable.
Je n'aime pas les "ns" pour nous, et autres abréviations dans la correspondance en général : qui s'y laisse aller n'est pas loin de la grossièreté.

Vouais bon Francmoineau, suffit. On se comprend. Le jeune crapeau se tient le ventre, par exemple, en riant de ses bons tours, de toutes ses vertes paumes.

Vous n'y étiez pas, devant chez les Lebègue, ça se voit, ça se sent, Francmoineau.


(PS: sinon Francmoineau, vous êtes "correcteur" quelque part ? Et si vous l'êtes, vous n'êtes rien d'autre ?)

Détendez-vous, cher Francis, le prote rentré que je suis ne vous veut aucun mal, juste s'amuser au bond avec d'innocents mots qui glissent. Il était très beau, votre vert paume, poétique, dodu, innocent... Que voulez-vous, comme un chien, sitôt que je vois une baballe, il faut que je coure après, dussé-je la lancer moi-même. Mais bast !...
Pour le reste, méfiez-vous quand même de votre sens olfactif, il n'est peut-être pas si fiable que vous voulez le croire.