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Nietzsche : sur l'avenir de la culture (2)

Envoyé par Quentin Dolet 
On en vient à haïr toute culture qui rend solitaire.

Première conférence (suite et fin)

Le premier extrait est la suite immédiate du texte précédent (voir mon message du 19 juillet). Je ne pouvais le passer sous silence :

"...l'Etat par exemple.

Je crois avoir remarqué de quel côté est le plus net l'appel à l'extension, à l'élargissement maximal de la culture. Cette extension est l'un des dogmes d'économie politique les plus chers au temps présent. Autant de connaissance et de culture que possible - donc autant de production et de besoins que possible -, donc autant de bonheur que possible : - voilà à peu près la formule. Nous avons ici comme but et fin de la culture l'utilité ou plus exactement le profit, le plus gros gain d'argent possible. Cette direction pourrait à peu près définir la culture comme le discernement grâce auquel on se tient "au sommet de son époque", grâce auquel on connaît tous les chemins qui permettent le plus facilement de gagner de l'argent, grâce auquel on possède tous les moyens par lesquels passe le commerce entre les hommes et entre les peuples. La véritable tâche de la cuture serait alors de créer des hommes aussi "courants" que possible, un peu comme on parle d'une "monnaie courante". Plus il y aurait d'hommes courants, plus un peuple serait heureux ; et le dessein des institutions d'enseignement contemporaines ne pourrait être justement que de faire progresser chacun de telle sorte que de sa mesure de connaissance et de savoir il tire la plus grande mesure possible de bonheur et de profit. Chacun devrait pouvoir se taxer avec précision, chacun devrait savoir combien il peut exiger de la vie. "L'union de l'intelligence et de la propriété" que l'on pose en principe dans cette conception du monde prend valeur d'exigence morale. On en vient à haïr toute culture qui rend solitaire, qui propose des fins au-delà de l'argent et du gain, qui demande beaucoup de temps ; on a coutume d'écarter ces tendances divergentes en les appelant "égoïsme supérieur" ou "épicurisme immoral de la culture". La morale qui est ici en vigueur exige assurément quelque chose d'inverse, en l'espèce une culture rapide, pour que l'on puisse rapidement devenir un être qui gagne de l'argent, mais aussi une culture assez approfondie pour que l'on puisse devenir un être qui gagne beaucoup d'argent. On ne permet la culture à l'homme qu'en proportion de ce que demande l'intérêt du gain, mais c'est aussi dans la même proportion qu'on l'exige de lui. Bref : l'humanité a une prétention nécessaire au bonheur sur terre, et c'est pour cette raison que la culture est nécessaire, mais pour cette seule raison !"

"...la culture "aussi universelle que possible" affaiblit à ce point la culture qu'elle ne peut plus fonder aucun privilège ni aucun respect. La culture la plus universelle, c'est justement la barbarie."

"On a coutume dans tous les cercles savants de se chuchoter à l'oreille quelque chose de cette chanson, je veux dire ce fait partout répandu : l'utilisation, tant souhaitée de nos jours, du savant au service de sa discipline, rend la culture du savant de plus en plus aléatoire et invraisemblable. Car le champ d'étude des sciences est aujourd'hui si étendu que celui qui, avec des dispositions bonnes mais non exceptionnelles, veut y produire quelque chose se consacrera à une spécialité très particulière et n'aura aucun souci de toutes les autres. Si dans sa spécialité il est au-dessus du vulgus, il en fait partie pour tout le reste, c'est-à-dire pour tout ce qui est important. Ainsi un savant exclusivement spécialisé ressemble à l'ouvrier d'usine qui toute sa vie ne fait rien d'autre que fabriquer certaine vis ou poignée pour un outil ou une machine déterminée, tâche dans laquelle il atteint, il faut le dire, à une incroyable virtuosité. En Allemagne où l'on s'entend à recouvrir des faits aussi douloureux d'un glorieux manteau de pensée, on admire comme un phénomène moral cette étroite spécialisation de nos savants et leur éloignement toujours plus grand de la vraie culture : la "fidélité dans les petites choses", la "fidélité du charretier" devient un thème d'apparat, l'inculture hors des limites de la discipline est proposée comme signe d'une noble modération.

Le temps n'est plus où il allait de soi que par homme cultivé on entendait le savant et le savant seul ; l'expérience du présent ne nous induit guère à établir une équivalence aussi naïve. Car maintenant l'exploitation d'un homme au profit des sciences est un principe partout reçu sans pudeur : qui se demande encore de quelle valeur peut être une science qui use ainsi de ses créatures comme un vampire ? La division du travail dans les sciences vise pratiquement le même but que celui que visent ici et là consciemment les religions : une réduction, voire une destruction de la culture. Mais ce qui pour certaines religions, conformément à leur origine et à leur histoire, constitue une exigence tout à fait fondée, ne peut amener pour la science qu'un suicide par le feu. Nous atteignons maintenant le point où dans toutes les questions générales de nature sérieuse et surtout dans les problèmes philosophiques les plus élevés l'homme de science en tant que tel n'a plus du tout la parole ; en revanche cette couche de colle visqueuse qui s'est glissée à présent dans les sciences, le journalisme, croit y remplir sa tâche et elle l'accomplit conformément à sa nature, c'est-à-dire, comme son nom l'indique, comme une tâche de journalier.

Le journalisme est le confluent de deux directions : élargissement et réduction se donnent ici la main ; le journal se substitue à la culture, et qui a encore, fût-ce à titre de savant, des prétentions à la culture s'appuie d'habitude sur cette couche de colle visqueuse quui cimente les joints entre toutes les formes de vie, toutes les classes sociales, tous les arts, toutes les sciences. C'est dans le journal que culmine le dessein particulier que notre temps a sur la culture : le journaliste, maître de l'instant, a pris la place du grand génie, du guide établi pour toujours, de celui qui délivre de l'instant. Dîtes-moi maintenant vous même, mon excellent maître, quels espoirs je dois former dans cette lutte contre la perversion partout atteinte de toutes les aspirations à la culture, avec quel courage je pourrais faire figure de maître isolé, alors que je sais que sur chaque semence de vraie culture jetée en terre doit passer aussitôt sans pitié le rouleau écrasant de cette pseudo-culture ? Songez que ne peut être que vain le travail le plus acharné du maître qui voudrait par exemple ramener son élève dans le monde hellénique, si infiniment éloigné, si difficile à comprendre, comme dans la véritable patrie de la culture, alors que le même écolier, un instant après, saisira un journal, un roman à la mode ou l'un de ces livres savants dont le style porte déjà les armoiries écoeurantes de la barbarie cultivée qui a cours aujourd'hui."

Nietzsche, Sur l'avenir de nos établissement d'enseignement. Trad. Jean-Louis Backès.
" le journaliste, maître de l'instant, a pris la place du grand génie, du guide établi pour toujours, de celui qui délivre de l'instant. "

Superbe.
Superbe en effet: on croirait lire Deleuze dans le fil précédent.
Utilisateur anonyme
22 juillet 2008, 14:45   Re : Nietzsche : sur l'avenir de la culture (2)
Deleuze : "Les intellectuels et les écrivains, même les artistes, sont donc conviés à devenir journalistes s'ils veulent se conformer aux normes. C'est un nouveau type de pensée, la pensée-interview, la pensée-entretien, la pensée-minute. On imagine un livre qui porterait sur un article de journal, et non plus l'inverse."

Oui, cher Francis, et Deleuze a tellement lu Nietzsche, et donne tellement envie de le lire...
Merci, cher Olivier, pour ces passages magistraux du jeune Nietzsche. Je signale, à l'attention de ceux qui seraient intéressés par un éclairage supplémentaire sur ces pages, un lien vers un article très intéressant de Barbara Stiegler : Nietzsche et la critique de la Bildung.
[noesis.revues.org]
Merci à vous, Cher Francmoineau, pour cette intéressante étude. J'ai été particulièrement sensible à ce passage :

"L’homme des sociétés de masse cumule ainsi une double pathologie, qu’il hérite de la rupture entre les deux pulsions (apollinienne et dionysiaque). Ne sachant plus articuler le continuum maternel et la discontinuité paternelle, il régresse d’un côté vers un chaos redoublé (vers une langue maternelle abandonnée à elle-même) et se désincarne, de l’autre, en parlant des « langues de communication » ou de « calcul » qui croient pouvoir dominer le vivant et la nature en déniant l’excès du continuum chaotique d’où elles proviennent. Cette coupure se matérialise, dans les sociétés de masse, par une temporalité scindée entre le temps de travail, qui est celui des langues de calcul et de communication, et de l’autre le temps du loisir (art, culture et étourdissements de toutes sortes) où les langues maternelles se « laissent aller », singeant la fusion chaotique des émotions de masse au lieu de contribuer à l’invention d’un style et d’une voix propre. Cette scission domine le temps scolaire lui-même, partagé entre une approche strictement scientifique de la langue, envisagée comme un corps mort - ce qui prépare, d’un côté, au temps du travail - et le délassement dans la langue maternelle, régressant dans le laisser-aller et l’expression de la « libre personnalité » - ce qui prépare, de l’autre, au temps de la détente et du loisir. "
Utilisateur anonyme
22 juillet 2008, 21:24   Re : Nietzsche : sur l'avenir de la culture (2)
Cette Barbara Stiegler ne laisse pas de m'impressionner !, et si jeune (née en 1971).
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