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"Popper inutile et incertain"

Envoyé par Loïk Anton 
Cette nuit-là j'avais osé citer Popper. La réaction était teintée de mépris, cachant sans doute une colère retenue et une indignation quasi-hesselienne.
Quel était donc mon crime d'oser évoquer ce maudit ?
Popper, à mes yeux, avait bien défini la pensée totalitaire et son circuit "cybernétique" d'enfermement ; mais au lieu de renoncer à la raison pour la combattre, il avait montré comment trouver un méta-niveau d'analyse, mettant à nu les mécanismes de l'illusion idéologique.
Popper s'était aussi dégagé de la position décisionniste, dépassant Carl Schmitt et les post-modernes, avec leur insoluble lutte de valeurs inconciliables. Non, les valeurs ne sont pas soustraites à la raison, ou du moins au jugement raisonnable, disait Popper, nous sortant de l'autisme des visions du monde s'entrechoquant.
C'était donc, à mes yeux, l'antidote au post-modernisme, au relativisme tout en ne sombrant pas dans un dogmatisme naïf. Il rétablissait la vérité comme horizon.
Sortir du Désastre, ne sera-ce pas redonner son sens au mot "vérité" ?
» Non, les valeurs ne sont pas soustraites à la raison

C'est que la "préférence rationnelle" en est une, de valeur.
Loïk, je vous pose une fois de plus la question : peut-on discuter et argumenter avec un sectateur du totalitarisme ? Devinez qui a écrit : « On ne peut avoir aucun débat rationnel avec un partenaire qui préfère vous abattre que de se laisser convaincre par vous. »

Oui, en dernier recours, ce sont bien des valeurs qui fondent la démarche prudentielle de Sir Karl : fonction vertueuse de la critique et de l'élimination dans la recherche scientifique, résolution pacifique des conflits dans le cadre du débat argumentatif et critique démocratique pour ce qui est de l'administration de la cité. Prééminence, toujours, de la négation critique sur la proclamation absolutiste qui procède par "idéaux".
Modestie, tempérance, patience, respect et amour de la vérité en tant que valeur humaine (si, "valeur"), haine de la violence, qui est un motif récurrent chez lui, je crois (à rapprocher du cri du cœur hobbesien : « La peur fut la grande passion de ma vie »), conviction enracinée qu'il faut réduire la souffrance : sacrés principes rationnels, tout de même.

"Inutile et incertain", bien sûr que non ; mais allez dire tout ça à un Heydrich ou un Eicke.
Cher Alain Eytan,
voyez l'usage que les Amis du Désastre vont faire d'Heydrich :

- tout facho étant un petit Heydrich ;
- Le Pen et les anti-immigrationnistes étant tous des fachos ;
- alors on doit interdire le débat avec eux (et avec les In-nocents, cette version n-ième des fachos, bien sûr).

Francis Marche se targue d'être subtil, mais à force de longs développements il n'aperçoit même pas ces linéaments très simples et pourtant omniprésents.

Je crois que Popper répondrait que le cadre argumentatif permet de démonter y compris la pensée ou pseudo-pensée d'Heydrich ; tant que celui-ci se livre au dialogue. (Attention : démonter Heydrich ce n'est pas convaincre celui-ci, mais permettre du moins aux spectateurs du débat de voir l'illusion de son idéologie.)

Par ailleurs, accorder de la valeur à l'argumentation, au sens critique, etc., est certes un choix. Mais existe-t-il réellement d'autre(s) choix ? Vous parlez comme si, existentiellement, un individu disons raisonnable pouvait choisir la déraison, ou l'arbitraire, ou la pure volonté de puissance. Rien n'est moins sûr... Cela me fait penser à ces discussions théologiques : "peut-on choisir d'aller en enfer éternel ?" Choix purement virtuel...

Maintenant, si Heydrich se saisit d'un revolver, on change de terrain bien sûr. Mais ne saisissons pas nous-même le revolver préventivement, de crainte de ne devenir l'image d'Heydrich.
07 mars 2012, 03:40   Popper le héros
Vous parlez comme si nous avions rêvé : il n'y a pas tant de déraison, de crasse ignorance, d'idiots, d'histoires tordues, de bruit, de fureur, de massacres totalement vains, de souffrance, d'abrutis, de brutes, de sales cons que cela ; et les hommes "raisonnables" à la Popper sont légions.
Il ne me semble pas.

J'ai d'ailleurs l'impression que Popper lui-même était plus désespéré que vous ne le croyez : sa "raison" tient plus de la lueur dans les ténèbres, tâtonnante et jamais définitivement stable, que de la pleine lumière faite, au reste fatalement fausse et dangereuse ; mieux, il procédait par craquements d'allumette successifs, sans jamais savoir où l'on va. C'était assurément quelqu'un de très bien, mais un combattant, dans son genre.
Pour les craquements d'allumettes, je ne crois pas avoir dit l'inverse en signalant la vérité comme horizon - et non comme lieu défini!
Le désespoir dont vous parlez conduit donc à des mesures désespérées, ou d'avant-les-Lumières, c'est à dire au gouvernement des Philosophes-Rois.
Mais quel que soit l'état des hommes, on peut parier que des structures distribuant le pouvoir, le partageant, et surtout créant des débats, permettent de diffracter l'effet de cette bêtise humaine...
Je crois que Popper répondrait que le cadre argumentatif permet de démonter y compris la pensée ou pseudo-pensée d'Heydrich

Cher Loïk A, les hauteurs de la disputatio ne doivent pas faire perdre de vue les assises de la phrase !
Si je comprends bien ce qui se dit ici, personne n'est pour l'extinction du poppérisme ? Les lendemains ne sont pas près de chanter…
Utilisateur anonyme
07 mars 2012, 20:37   Contradictio in adjecto
Popper s'est emmêlé les pinceaux : la vérité dont il croit que la science peut l'approcher asymptotiquement est, par définition — étant une, unique, insensible à tout ce qui n'est pas elle et qui voudrait la contredire — aussi inébranlable, indestructible et close sur elle-même, donc aussi essentiellement totalitaire, que ne le sont les discours irréfutables qu'il s'est échiné à ruiner. On ne peut à la fois combattre l'irréfutable et adorer la vérité (dite l'Irréfutablissime).
Utilisateur anonyme
08 mars 2012, 00:24   Re : Contradictio in adjecto
Citation
Alain Eytan
C'est que la "préférence rationnelle" en est une, de valeur.

La raison, en effet, une valeur parmi d'autres — quoique redoutable d'efficacité, effroyablement féconde, certes —, pour ne pas dire un tour de prestidigitateur (les dialogues socratiques n'ont-ils pas l'air de tours de magie ?). La déraison (comme la superstition, le fétichisme, le rite, le geste superflu, excessif, esthétique, le luxe) est posée, considérée, évaluée par la raison comme anti-valeur, comme souillure.

« Je dis que la folie est un coup monté et que sans la médecine elle n'aurait pas existé. » Artaud (Aliénation et magie noire)
Utilisateur anonyme
08 mars 2012, 00:44   Re : Contradictio in adjecto
La raison ne s'oppose pas tant à la folie qu'au préjugé. La raison et le préjugé c'est la porte ouverte ou fermée. La folie c'est la porte hors de ses gonds.

Mais la raison raisonneuse n'est elle-même pas loin du préjugé : "la raison s'indignerait à tord de ce que le préjugé conduit les choses humaines puisque, pour le conduire, elle doit elle-même devenir un préjugé".
Cher Charles R., qu'avez-vous lu de Popper ? Je n'ai pas l'impression que nous nous référions au même auteur! Popper n'est pas Comte, ni même Kant ; il préconise un rationalisme critique aux antipodes du dogmatisme...
A mon avis, une bonne porte d'entrée dans l'oeuvre est "Conjectures et Réfutations", une série d'études assez diverses, où on trouve déjà un texte sur les théories du complot...
Sinon je ne saurai trop recommander "Qu'est-ce que la science ?" de Chalmers, qui présente assez bien une vision disons équilibrée de la science.
Par ailleurs, l'anti-raison n'est pas "souillure", quelle étrange idée ; l'anti-raison est simplement dommageable, il n'y a pas de grandiloquence ici. On dirait vraiment que la notion de raison ou celle de vérité ont été préemptées par quelques esprits dogmatiques et étroits, mais ne serait-il pas nécessaire d'élargir un peu ce champ ? Car si on jette dehors la raison (critique, souple, ouverte etc.), que reste-t-il ? Que proposer d'autre ? Je l'ai assez dit, les assises de la civilisation occidentales sont liées à Socrate ; sans lui, l'édifice branle sérieusement, comme on voit chaque jour.
La critique de la décivilisation sans critique du post-modernisme et de ses marottes, peut-elle aboutir ?
08 mars 2012, 21:49   La chiquenaude
Citation
Charles R.
Popper s'est emmêlé les pinceaux : la vérité dont il croit que la science peut l'approcher asymptotiquement est, par définition — étant une, unique, insensible à tout ce qui n'est pas elle et qui voudrait la contredire — aussi inébranlable, indestructible et close sur elle-même, donc aussi essentiellement totalitaire, que ne le sont les discours irréfutables qu'il s'est échiné à ruiner. On ne peut à la fois combattre l'irréfutable et adorer la vérité (dite l'Irréfutablissime).

La vérité poppérienne est constituée de "l'ensemble de toutes les propositions vraies", ce n'est pas une instance agissante, c'est une propriété d'énoncés et de théories résultant d'une adéquation avec leur objet ; parler à ce propos de "totalitarisme" de la vérité (et pourquoi pas de la raison, pendant qu'on y est, qui contraint qu'on raisonne juste plutôt qu'on tricote des berlues) n'a pas grand sens.
Quoi qu'il en soit, soyons pratiques, cher Charles : vous avez parlé d'asymptote, et de fait on ne peut jamais, même hypothétiquement, disposer d'arguments suffisants pour prétendre avoir atteint la vérité, selon Popper : on en est réduit aux conjectures et à la notion de vérisimilitude. Je crois qu'il suffit d'une petite chiquenaude pour remettre les choses à leur place : c'est justement parce que l'idéal de vérité est de fait inatteignable que les discours clos se prétendant absolus sont fallacieux, et cela en toute absence de contradiction.

(Je n'ai du reste pas dit que la raison elle-même soit une valeur "égalant toutes les autres" (je ne le crois pas), mais que la "préférence rationnelle" est une valeur, et de toute façon toutes les valeurs ne sont pas équivalentes, de nos points de vue.)
Utilisateur anonyme
08 mars 2012, 23:10   Re : "Popper inutile et incertain"
A-t-on lu Jean-François Revel à l'entour ? (Pour le titre de cette discussion.)
Pour ma part, j'avoue que non, je ne l'ai qu'entendu plusieurs fois, homme plutôt mesuré, m'avait-il semblé ; c'était un poppiste ?
Revel avait aussi entre autres "La Nouvelle censure", tout à fait d'actualité, et "La grande parade" où il avait déjà des pages critiques sur une certaine religion et la complaisance des gauches concernant icelle.
Sinon merci à Alain Eytan pour ses précisions si clairement exprimées!
Je crois n'avoir lu que son Proust : pas terrible. A part Bardèche et Tadié, je suis assez difficile.
Utilisateur anonyme
09 mars 2012, 01:07   Re : "Popper inutile et incertain"
Cher Alain Eytan, je ne sais si Revel est poppiste (par contre, il n'est certainement pas papiste, comme en atteste le titre de Ni Marx, ni Jésus !) mais il a écrit un ouvrage intitulé Descartes inutile et incertain, dont Loik A. s'est visiblement inspiré pour forger le titre de cette discussion.

Et puis, de Revel, il y a La cabale des dévôts, toujours fort à propos...
Pascal a tout de même le double mérite de l'antériorité et de la grandeur pour être cité de préférence à M. Revel.
De Revel, on retiendra, en prolongement à une autre discussion récente: le communisme c'est le nazisme plus le mensonge. Je doute que l'on puisse sortir pareille vérité (non asymptotique, pour le coup) en moins de mots.
Coupez-moi vite si je fais fausse route Loïk mais je crois me souvenir que chez Popper, la raison a pour résultat net d'engendrer des problèmes nouveaux, ce serait du reste, selon l'épistémologue, à cela qu'on reconnaît son existence et son efficience. L'utilité de pareille raison, même si elle est inconstestable dans le champ du savoir, ou de la connaissance, en devient très relative au plan politique, ou bien non ?
Plutôt non : la "problématique" est chez Popper un état de fait perpétuel découlant du postulat de base selon lequel la vérité n'est jamais atteinte, et il n'existe qu'un cheminement ininterrompu et gradué procédant par essais, erreurs et corrections : si la solution n'est jamais définitivement donnée, et les phénomènes exhaustivement décrits et totalement percés à jour, ils constitueront toujours des énigmes partiellement, mais de mieux mieux (dit-il) cernés et appréhendés.
Au plan politique, il s'agit de s’atteler patiemment à la résolution des maux dont souffre toute société, là aussi, par tâtonnements correcteurs successifs, aucun modèle de société idéale n'étant d'autre part antéposé. La démarche progressiste (en toute modestie) négative l'emporte toujours : il ne s'agit pas de faire le bonheur des gens en voulant les adapter à toute force au moule d'un bien abstrait, mais de travailler pratiquement à éliminer des maux concrets, en traçant graduellement le chemin, wishfully thinking, d'une société de plus en plus viable et humaine.
(Et il n'est évidemment pas question de créer de problèmes nouveaux pour s'exciter intellectuellement et se désennuyer.)
Néanmoins Boudon a proposé une critique assez intéressante sur la notion de "vérité inaccessible", à propos des théories scientifiques.
Popper procède par réfutation des théories les moins vraies, et garde les autres provisoirement, en attendant de nouvelles réfutations... Mais que se passe-t-il lorsqu'il existe un nombre limité de théories possibles dans un domaine, durant un,e période assez longue ? La théorie non-réfutée n'est-elle pas alors validée?
Si le nombre de théories possibles est infini ou indéfini, alors on n'arrivera jamais à établir de vérité ; si le nombre des théories possibles, dans certains domaines, est fini (voire, limité), alors en réfutant certaines on arrive à des théories vraies. (Si on prend la biologie, il semble - à croire Kaplan - qu'il existe in fine trois théories fondamentales, par ex. Si on prend les conceptions de la société, j'aurai tendance à croire qu'il existe un nombre limité de grandes visions, allant du royalisme théocrate à l'anarchisme autogestionnaire, avec un nombre limité de figures-types ; en métyaphysique, les grandes visions du monde ne me semblent pas non plus "infinies" etc. Evidemment ici on sort du domaine des objets de l'enquête rationnelle, si du moins on pose une sorte de barrière étanche entre le champ scientifique - celui des "faits" - et d'autres champs - celui des valeurs, croyances, choix éthiques etc. - , ce qui est encore une vaste question, souvent évacuée, au profit d'une sorte de positivisme indiscuté).
Cela dépend de ce que vous entendez par "validation" de la théorie : la raison pour laquelle aucune théorie ne peut être tenue pour "vraie" tient chez Popper à une limitation inhérente et fondamentale de la raison humaine, motif qui est exposé dans les considérations très nombreuses sur le problème logique de l'induction de Hume : l'inférence inductive de cas non observés à partir de cas observés n'est logiquement pas valide. Or toute théorie qui propose un modèle explicatif comme "loi de la nature" est inductive et procède par projection de l'observé et du connu à l'inconnu.
Aussi l'incertitude entachant toute théorie n'est pas circonstancielle et ne dépend pas du nombre de théories concurrentes, mais est consubstantielle à la nature même de la faculté rationnelle. La "solution" qu'a trouvée Popper au problème de l'induction est à l'origine de sa démarche épistémologique : si l'inférence inductive n'est pas logiquement nécessaire, donc valide, les conclusions qu'on peut tirer des démentis empiriques concernant telle théorie sont de ce point de vue incritiquables et parfaitement analytiques : il suffit d'une observation contraire à ce qu'affirme la théorie pour qu'on puisse dire qu'elle n'est pas vraie, au sens de modèle valant loi, et qu'il faille donc en changer ou au moins l'amender.
C'est donc la raison, et les fondements rationnels de la science, que Popper veut sauver avec sa démarche négative.
Popper remplace "vraie" par "non falsifiée", comme vous l'expliquez bien. Néanmoins ceci ne répond pas à la réflexion supra ; que le sens du mot "vrai" soit remplacé par "non falsifiée", même si cela ouvre en droit à une quête indéfinie, n'y ouvre pas en fait si le nombre des théories possibles concernant tel ou tel champ est limité.

Il me semble aussi que tout l'enjeu est bien dans ce sauvetage de la raison ; qu'est-ce que sauver la raison ? Et Popper y a-t-il réussi ?
Si on laisse tomber la raison, on abandonne la philosophie qui, je le crains, sombre dans cette littérature assez douteuse et moralisatrice qui s'épuise autour de "l'éthique", et me paraît rejoindre souvent laborieusement le catéchisme ; en gros, l'obsession de l'éthique s'avère une sorte de mise à jour des idées religieuses, comme le montre Ogien, avec des notions telles que la "dignité humaine" et autres. On en revient par paliers aux tabous, à la magie, au dogmatisme d'entités abstraites que l'on doit "respecter" et in fine à la censure et au halal.

La destruction de la raison, avec la relativisation des valeurs, conduit donc nécessairement à manger des steaks abattus rituellement. C'est Popper (ou peut-être Habermas, mais je ne le connais guère) ou l'imam ; les post-modernes, sur ce chemin, ne sont qu'une petite parenthèse nihiliste.
(A moins que les considérations sur "le nu-pouvoir" ne nous sauvent, bien sûr !)
Je crois que cela y répond directement : il n'est aucune théorie dans les sciences empiriques qui ne repose sur des observations, des régularités constatées, leurs implications logiques, la vérification expérimentale de ces implications servant à faire des prédictions, etc. Bref, le complexe "théorie" est une élaboration synthétique formée d'un si grand nombre d'éléments de nature différente, et dépend de tellement de facteurs variables (les instruments de mesure et les dispositifs expérimentaux eux-mêmes se perfectionnant dans le temps), qu'il est absolument impossible d'avoir l'assurance qu'un nombre fini de théories concernant tel domaine à un instant donné épuise toutes les théories qu'on pourrait y former.
Si aucun élément composant les théories, hormis les inférences logiques, n'est irrévocable en doute, alors ce doute doit s'appliquer aussi à l'assurance que vous avez quant à la limitation du nombre de théories possibles ; et si les données du problème sont toujours susceptibles d'évoluer, les façons d'en rendre compte également.

N'est-ce pas vous qui vouliez qu'on prêtât un plus plus attention à Kant, plutôt qu'aux Heidegger habituels ? Aussi ne devriez-vous pas être sans savoir que le moindre des passages de la Deuxième Critique est empreint de l'idée selon laquelle c'est la religion qui découle de la faculté morale, et non l'inverse. L'éthique y est traitée comme un indice de transcendance. Ce n'est pas un aspect des choses négligeable et totalement inintéressant.

Peut-être serez-vous étonné, mais parfois les concepts marchiens marchent ; c’est à dire qu'ils vous déposent à destination selon des modalités de transport inédites, en empruntant des reliefs, de grands escarpements à dévaler sans crier gare, ou des arabesques au tracé involutif vous éjectant tout à coup de l'autre côté des choses, plutôt qu'une voie droite un peu monotone. Il faut être un peu plus curieux que cela pour y goûter...
Vous ne croyez qu'il y aurait aujourd'hui une certaine nécessité à se moquer un petit peu du prurit d'éthique qui démange tant de voix dans les médias ? C'était juste ce point que j'esquissais, au passage...

Vous avez dû remarquer que je ne me plaçais pas particulièrement sur le terrain des théories scientifiques, mais sur celui des "visions du monde". Kant justement va jusqu'à réduire celles-ci à deux dans le champ métaphysique...

La question posée ici me semble être : est-il possible d'espérer une quelconque efficience de la raison pour départager les grands choix politiques, spirituels, civilisationnels etc. ? Et si non, n'en est-on pas réduit à des "préférences" ou à des préjugés qui, in fine, ne renvoie qu'au nihilisme ?

Sur ces questions, et même si Popper a élaboré sa philosophie principalement en se référant à la science, il me semble qu'il ouvre la voie à une réhabilitation de la raison, de l'argumentation - contre le discours dominant pour lequel le conflit des visions du monde se rapporte à un "conflit de valeurs" incommensurables.
Quant à Francis Marche, il écrit des textes féconds en idées ; il s'y trouve pour sûr de quoi nourrir les esprits curieux. Mais bon, je suis assez rétif à un style par trop "continental", et il me semble que la philosophie a plutôt perdu dans cette profusion et ces méandres, contraires à l'esprit français.
Ne serait-il pas loisible sur le Forum de l'In-nocence de défendre un peu plus la fameuse clarté attribuée à la langue française, par opposition à ce flot verbal voire verbeux souvent attribué à l'Allemagne ?
(Notez d'ailleurs que Schopenhauer a pu élaborer un système philosophique sans tomber dans l'amphigourique ; que Nietzsche se signale par sa qualité littéraire ; etc.).
N'est-ce pas le bon Schelling qui disait : "En philosophie, le degré dont on s'écartait de l'intelligibilité était presque devenu la mesure de la maîtrise" ?
Utilisateur anonyme
11 mars 2012, 09:08   Re : "Popper inutile et incertain"
(Message supprimé à la demande de son auteur)
Traduire le concept popperien de empirical falsification par "falsification" est absurde. En français, le mot désigne un travestissement frauduleux, ce qui n'a rien à voir avec ce dont parle Popper, à savoir une invalidation empirique ou, plus simplement, "réfutabilité".
Sans doute, cher Marcel Meyer, mais l'usage du terme "falsification" s'est imposé, il suffit de s'intéresser à l'épistémo, à tel point que la théorie de Popper est appelée "falsificationnisme" (voir par ex. [cer1se.free.fr] ), même si lui-même préférait "réfutabilité" en français.
Ce terme inélégant répondait-il à une nécessité conceptuelle, je ne saurai répondre...
Il n'est jamais trop tard pour rétablir une traduction exacte (ou en tout cas moins mauvaise) : voyez Les Possédés de Dostoïevski, devenus Les Démons par la grâce d'une nouvelle traduction plus rigoureuse, qui a eu du mal à s'imposer, certes, mais a fini par le faire.

Il y a aussi hélas les exemples inverses, comme Malaise dans la civilisation (Das Unbehagen in der Kultur) devenu sottement Malaise dans la culture dans une retraduction récente...
Vous savez, la rigueur des traductions récentes est un trop vaste sujet ! Il y a quelques années, on nous a pondu une nouvelle traduction du Banquet chez GF, avec des notes, des tournures pompreuses, alors qu'Emile Chambry avait fait un travail si agréable et littéraire...
N'oubliez pas l'influence souvent tragique de Libera. La Lettre tue, l'Esprit vivifie...
Citation
Loik A.
Vous ne croyez qu'il y aurait aujourd'hui une certaine nécessité à se moquer un petit peu du prurit d'éthique qui démange tant de voix dans les médias ? C'était juste ce point que j'esquissais, au passage...

Vous avez dû remarquer que je ne me plaçais pas particulièrement sur le terrain des théories scientifiques, mais sur celui des "visions du monde". Kant justement va jusqu'à réduire celles-ci à deux dans le champ métaphysique...

La question posée ici me semble être : est-il possible d'espérer une quelconque efficience de la raison pour départager les grands choix politiques, spirituels, civilisationnels etc. ? Et si non, n'en est-on pas réduit à des "préférences" ou à des préjugés qui, in fine, ne renvoie qu'au nihilisme ?

Sur ces questions, et même si Popper a élaboré sa philosophie principalement en se référant à la science, il me semble qu'il ouvre la voie à une réhabilitation de la raison, de l'argumentation - contre le discours dominant pour lequel le conflit des visions du monde se rapporte à un "conflit de valeurs" incommensurables.

Nous en revenons toujours au même point : l'argumentation "rationnelle", même en un sens un peu large (qui reste d'ailleurs à expliciter plus précisément), pourquoi faire et dans quel but, en vue de convaincre de quoi ? Le but lui-même est-il réductible à des arguments de type proprement rationnel ? J'ai essayé de vous dire que non.

Une "vision du monde" ne peut être réfutée, en principe.

Pourquoi une préférence axiologique renvoie-t-elle au nihilisme ? On est ce que l'on est, ressent ce que l'on ressent, veut ce que l'on veut, aime ce qui nous semble, à tort ou à raison, meilleur et plus désirable pour nous ; pourquoi tout cela est-il rien, et ne doit compter pour rien, s'il est impossible de le fonder sur une infrastructure supposément rationnelle ?
Quelle drôle d'idée...
Soit dit en passant, vous avez à mon avis bien plus de chances de décrédibiliser la raison en l'attelant à des tâches pour lesquelles elle n'est pas faite, et échouera de toute façon, qu'en respectant scrupuleusement son domaine, assez limité, de pertinence. Hors les tautologies de la logique, et déjà dans la zone en apparence encore assez assurée du simple "bon sens", nous entrons très vite dans le flou.
Et même le trouble et l'opaque : c'est pourquoi la clarté est en effet précieuse, mais à partir d'une certaine profondeur elle ne peut qu'être artificielle, donc déformante.
Je comprends ce que vous énoncez, Alain Eytan ; je me dis simplement que c'est le discours dominant, celui qu'on nous assène, et je me demande s'il est possible d'envisager malgré tout une sortie de ce discours. On est sorti de la religion, on est sorti d'un dogmatisme naïf, pour tomber dans un anti-dogmatisme tout aussi extrême et, je le crains, générateur des effets décivilisateurs que l'on voit.

Vous semblez croire que l'on peut délégitimer les ambitions éternelles de la raison, et que l'édifice du monde occidental continue à tenir debout ; ce que j'essaie d'exprimer, c'est que la civilisation occidentale s'effondre, et qu'on aboutit nécessairement à la décivilisation si on abandonne la raison (donc sa naïveté, si vous voulez, à vouloir trancher des questions qui dépassent le seul cadre technique).

En gros, si les choix n'ont plus de rapport avec la raison, s'ils tiennent à ce que l'on est et manifestent la personnalité des individus voire des collectivités, cela pose deux problèmes :
- quid de la philosophie ?
- quid du projet de la civilisation occidentale ?

C'est quoi, la civilisation occidentale ? Des habitudes de langage, une architecture, un décor ? Ou bien est-ce un projet spécifique, celui de Platon et d'Aristote, de St Thomas, qui a donné et généré cette architecture, cette musique, cette peinture etc. Vous enlevez le projet, et c'est le sourire du chat qui disparaît.

Par ailleurs je suppose que le Maître des lieux a répondu à ces questions, et je suis sans doute béotien ici.
Loïk, je trouve que vous ratissez large : la République de Platon et les Lumières dans la même nasse ? La précision du projet en pâtit. Quoi qu'il en soit, comment cela : "quid de la philosophie ?" ?! Il est toujours très facile de dresser les listes qu'on veut : je ne vais pas m'amuser à en dresser une de penseurs, considérables, qui échapperont totalement à des tentatives de récupération au sein d'un "projet" instaurant un consensus mou au nom d'une raison aussi élargie qu'indéfinie, à mon avis. Ils n'en font pas moins partie de la civilisation occidentale.

Il y a un faisceau de valeurs définissant à peu près l'Occident, elles sont plurielles et parfois contradictoires ; cela étant, je veux bien que nous nous appesantissions sur l'une d'entre elles, que vous prétendez défendre : l'amour et la recherche désintéressée de la vérité. À ce propos il est curieux que vous ne preniez pas exemple sur Popper, justement : comment celui-ci a-t-il entrepris de "sauver" la raison ? En la réintégrant dans son élément naturel, c'est à dire le domaine de l'inférence valide, contre l'emploi de ce qui n'en est que la caricature ; et en faisant de cette validité, garante de son intégrité, l'axe même de son projet épistémologique.
Autrement dit, à mon humble avis, on ne sauvera rien du tout si l'entreprise de sauvetage consiste à dénaturer, jusqu'à le rendre méconnaissable, ce qu'on veut sauver. La vérité, la raison et la clarté commandent à ce qu'on ne confonde pas jugements analytiques et jugements de valeur. C'est comme ça, on n'y peut rien, ils ressortissent à facultés, des aptitudes et des fonctions distinctes, et Hume, Moore et Wittgenstein ne sont pas les moindres des penseurs auxquels je faisais allusion.
L'amour de la vérité exige aussi qu'on se mette en peine de rendre compte de ce qui est, autant que possible, et qu'on se contrefiche de ce que peuvent bien ânonner certains médias.

Enfin, le "Maître des lieux" a absolument horreur qu'on l'appelle comme ça, je vous dis ça en passant...
Cher Alain Eytan, êtes-vous au courant que la disjonction "jugements de faits/jugements de valeurs" est justement remise en cause depuis quelques décennies. C'est pourquoi elle ne ressort point du champ de l'évidence.
Voir de Raymond Boudon Critique du jugement, ou Renouveler la démocratie ; celui-ci revient à la notion de sens commun et de possibilité raisonnable de trancher entre options.
Vous avez aussi des épistémologues comme Hillary Putnam, Fait et valeur : la fin d'un dogme (L'éclat, 2004).
On ne peut poser comme le soc de la réflexion cette dichotomie classique, qui s'effrite, si elle est même encore opérative.
Un exemple des débats en cours, parmi des centaines d'autres : [www.bfdc.org]

Sinon, il est curieux que vous ne voyiez pas la continuité du projet, de Platon jusqu'à Kant au moins (on pourrait placer la rupture avec Nietzsche ou Kierkegaard)... Evidemment, si vous récusez dès l'abord la notion de raison comme floue, la continuité disparaît.
Je suis d'accord que les notions comme celles vérité, de raison etc. peuvent être discutées, reformulées, rendues plus humbles ou plus altières ; mais cela, pour le coup, ne change rien au sens.
Ce que je ne comprends pas, c'est ce que vous proposez d'autre. Quelle alternative voyez-vous ?

Vous semblez faire coïncider la civilisation occidentale avec un ensemble de valeurs ; mais si vous acceptez l'idée de hiérarchie des civilisations ou à l'intérieur d'une même civilisation, par ex., vous devez bien affirmer qu'il existe des valeurs meilleures, plus souhaitables ou plus humaines que d'autres ; et donc vous retombez sur un critère universaliste et in fine la raison, le sens commun etc.
Je ne vois pas d'entre-deux qui ferait la part du relativisme modeste et de l'universalisme. Mais vous pourrez peut-être m'éclairer en explicitant un peu votre conception...

(Si on n'accepte pas de hiérarchiser les valeurs, voire les civilisations, je ne vois pas bien pourquoi on déplore la fin de la France ou de l'Europe, cela n'est qu'un épiphénomène dans le grand bougisme universel, épiphénomène que nous ne verrons pas de notre vivant et dont, comme la mort, personne ne souffrira sauf par imagination inutile ! Les déploreurs seront morts et les remplaçants heureux du remplacement... La tristesse du Grand Remplacement, adossée à un nihilisme, n'a pas vraiment de sens : on s'en fout, puisque rien n'a de sens.)
Parfois il me semble qu'on bute au fond sur le problème du nihilisme : l'idée de "défendre quelque chose" est toujours problématique dans le climat nihiliste, puisque cette défense n'est que l'affirmation d'un vouloir-vivre partiel et partial contre d'autres volontés de puissance.
Pour supputer une hiérarchie, une vérité, une sortie des luttes de puissance, il faut à un moment ou à un autre supposer un arbitre, un regard "objectif", qui ne dépende pas du simple vouloir-vivre, regard qui renvoie je le crains à Dieu.
Sans doute que la croyance en la raison, en la vérité etc., demandent de parier sur l'existence d'un sens, d'un ordre indépendant des perspectives subjectives et toujours changeantes... Mais je ne vois pas pourquoi on devrait être nihiliste, après tout la philosophie catholique continue d'exister, tout comme celle d'autres religions. Et il est assez peu probable que la France et le monde occidental survivront sans Dieu, ou sans un dieu de substitution.

PS. Cher Alain Eytan, ne prenez pas ces quelques envolées mystiques pour vous, sans doute me parlé-je à moi-même. J'aimerais juste mieux savoir comment vous voyez les choses concernant "l'entre-deux" que j'ai évoqué, sans vouloir vous embêter ni diverger.
Utilisateur anonyme
12 mars 2012, 09:10   Re : "Popper inutile et incertain"
(Message supprimé à la demande de son auteur)
Le mot "Dieu" sera-t-il bientôt viré des livres, après celui de "race" ?
Ethique, que de crétineries ne fera-t-on en ton nom!
Cher Loïk, je crois que cette distinction ressortit encore à l'évidence, mais que l'évidence est chose toujours contestable.
L'"effritement" dont vous parlez me fait un peu penser aux études "transgenre", ou au refus de vouloir délimiter précisément l'Europe, ou assigner des identités à des individus, des peuples, des nations, avec toutes les difficultés que cela comporte effectivement.

Mode assertotique et descriptif de l'énoncé d'un fait, à la différence du mode prescriptif et normatif de l'énoncé d'un jugement de valeur, qui peut toujours pouvoir être porté s'il est démenti par le fait — en réalité, c'est ce hiatus même qui le motive ; on peut rendre compte de cette différence de multiples façons, mais la formulation de Hume me semble être la plus simple : ce qui est, que je le veuille ou non, en regard de ce qui doit être, selon ma volonté et contre ce qui est.
Mode nécessaire d'un énoncé de "vérité" analytique, à la différence de l'expression d'un choix axiologique, qui repose en dernière instance sur l'assise très labile du "sentiment moral" : si vous arrivez à me convaincre qu'il est aussi évident qu'il faille être bon, ne point violer, tuer ou faire du mal gratuitement à son congénère, qu'est évidente la conclusion d'un syllogisme, serait-ce l'affriolant Felapton, je vous écouterai avec attention.
Il ne suffit pas de dire que l'ancienne et pratique distinction générique entre le Vrai et le Bien s'effrite, encore faudrait-il montrer comment et dans quelles circonstances.

Cela dit, cette distinction peut être révoquée en doute, dans l'absolu, bien sûr ; je ne connais pas Boudon, mais le barbant Putnam et son cerveau marinant dans la cuve, un peu... Dans Raison, vérité et histoire, dont j'ai lu le premier tiers il y a trop longtemps pour m'en souvenir précisément, il ne m'avait pas convaincu, sinon pour souligner ce qui me semble être une évidence, que j'ai d'ailleurs relevée plus haut : l'amour de la vérité n'est pas une vérité.
(Je tâcherai de penser à l'entre-deux plus tard dans la nuit...)
Cher Alain Eytan, Hume pose sa distinction "fait/valeur" en prenant un cas limite :
"Supposez, dit-il, que je doive supprimer l'humanité pour soigner une blessure que je me suis faite au petit doigt. Rien ne m'empêchera de préférer cette guérison au sort de l'humanité."
Comme vous le voyez, le choix du personnage de Hume est d'évidence absurde. Certes, dans l'abstrait, il est possible de préférer la guérison de son petit doigt au sort total de l'humanité ; mais de façon raisonnable, on peut montrer que ce choix est aberrant.
Or, la plupart des choix de société, voire des choix spirituels, relèvent du même genre d'arbitrage. Supposons que l'on montre - au hasard ! - que le nucléaire va conduire à des accidents majeurs dans les 5 ans, il sera loisible - en théorie - de dire "je préfère vivre bien avec de l'énergie pendant 5 ans que de limiter le nucléaire", mais ce sera un choix déraisonnable. De même, si vous savez de source sûre que vous vous construisez un cancer en fumant, vous pouvez choisir de continuer à fumer, mais là encore c'est un choix absurde...
Ou encore : si vous voyez devant vous Jésus ressusciter des morts, ou St Joseph de Copertino voler à 3 mètres du sol (cas historique, que l'on dit documenté), vous pouvez choisir de rester hors de sa foi, mais avouez que c'est déraisonnable...

Donc, les faits pèsent dans un sens. Rien n'oblige personne à choisir contre les faits qu'il connaît ; mais ce choix s'avère déraisonnable et ne pèsera pas grand chose face à un examen prudentiel.
Mais est-il vraiment "déraisonnable" de gazer des villages entiers, ou de procéder à quelques massacres bien sentis, pour redorer son amour-propre et asseoir un peu plus son autorité, si cela se fait dans sa région ?
Et avez-vous idée du nombre de gens intelligents, qui ne commettraient jamais une faute logique de raisonnement, et qui fument comme des locomotives ?

On peut être un homme pas du tout, plus ou moins ou très moral, et agir en conséquence, mais on ne peut être intelligent et sciemment raisonner faussement : plusieurs façons possibles de se comporter, une seule de penser juste.
La différence ne vous saute pas aux yeux ?
Que les hommes ne se comportent pas selon la raison, n'invalide en rien la raison.
D'abord, vous dîtes : "On ne peut trancher par la raison entre des comportements ou des choix, car ils remontent in fine à des choix de valeurs indécidables."
Comme j'arrive à vous montrer que de nombreux "choix de valeurs" peuvent être tranchés par la raison raisonnable, vous me rétorquez que les choix humains ressortissent à d'autres motifs : inconscient, hubris ou autre...
Vous changez donc de terrain. Mais ceci n'invalide pas Popper ni le pari sur la rationalité critique.
Loïk, vous n'avez rien montré du tout, vous n'avez fait que dire que tout ce qui n'est pas la raison définie, qui procède par inférence et nécessité logique, qui est une propriété du discours fondée sur des règles formelles de pensée opérant sur des énoncés d'observation considérés comme "vrais", que tout ce qui n'est pas cela pourrait, par opération du Saint-Esprit, ou par ordre de mobilisation générale en vue de sauver un fumeux projet de civilisation occidentale, pourrait être subsumé sous le concept, pour ma part totalement flou, de "raison raisonnable".

Je n'ai pas la moindre idée de ce que peut être une "raison raisonnable", pas plus que de ce que pourrait être une "raison déraisonnable", au reste ; si ici il est "raisonnable" de faire ceci, et là de faire plus ou moins le contraire, le caractère "raisonnable" de la chose m'échappe, je suis désolé.

Ce n'est pas sur une notion si élusive que vous pourrez établir le moindre "sens commun".
Si vous voulez absolument une piste, je vous engage à voir comment Hume, le relativiste sensualiste par excellence, parvient à fonder un consensus sur le jugement... esthétique, faisant fond sur la notion de "sentiment". C'est un pari, mais on sait au moins ce qu'on a à y gagner.
J'ajouterai, cher Loïk, qu'au cours de cette discussion vous avez procédé d'une façon qui me semble assez caractéristique : vouloir oblitérer une distinction précieuse que, jusqu'à preuve du contraire, je continue de trouver solide, opératoire et fondée — effritement invoqué de la différence de nature entre factuel et axiologique —, pour promouvoir, pratiquement en lieu et place, une notion supposément consensuelle, qui à mon avis est à contour très labile et peu définissable : un caractère "raisonnable" des choses, ou la "raison raisonnable".
En somme, une raison molle remplaciste.
Et tout cela pour complaire à une injonction parfaitement axiologique, pour le coup : la conviction qu'il faut sauver un projet de civilisation.
Nous en revenons à notre point de départ : tout cela fait décidément beaucoup de "valeurs", que l'on peut partager ou pas, c'est selon, et très peu de raison.
Cher Alain, étudions les débats contemporains sur la distinction "faits/valeurs" et reparlons-en. Il me semble qu'à ce stade, la discussion demande une spécialisation que nous n'avons pas ou pas le loisir de développer ici.
Je crois malgré tout que l'idée de civilisation occidentale fondée sur une raison dialogique, sur la possibilité même d'un consensus fondé sur l'échange argumentatif, n'est pas une définition si floue que cela - même si ce projet a pris une multiplicité de formes, il exprime la même essence.
D'ailleurs, on peut opérer de façon comparatiste : quelle autre civilisation serait fondée sur cet échange argumentatif et rationnel ?
Une autre civilisation x, fondée sur un tel échange, ne serait-elle pas de facto occidentale (même si elle se situait en Asie ou en Afrique) ?
Je ne fais que définir une essence ; libre à vous de voir une autre essence possible à "l'occident", mais là je crains que vous ayez du mal à la trouver (à part le christianisme, peut-être).
La conséquence de cela est radicale, et je pense engage toute l'in-nocence : sans le projet socratique etc., l'occident n'a plus d'essence, c'est un simple cadavre ; il est donc obligatoirement remplacé. Le post-modernisme (cf. l'abandon du projet) ne peut conduire qu'au remplacisme... Je vois mal en quoi, dans ce cas, le désir de revivifier le projet aboutirait à une vague logique remplaciste, alors qu'il s'agit de l'antidote (et, me semble-t-il, le seul).
D'autant que votre posture, purement critique, ne propose rien ; et la réflexion sur l'entre-deux qui semblait vous interpeller n'est pas non plus esquissée...
14 mars 2012, 05:09   Ma posture
La "valeur", cher Loîk, a cet avantage inestimable sur le théorème, qu'elle n'a pas besoin d'être démontrée pour être.
14 mars 2012, 09:27   Re : Ma posture
C'est à peine si j'ose me mêler à un échange de si haut vol. Il me semble à mon modeste niveau qu'une civilisation ne peut se "définir" que par des tendances et non par des phénomènes solidement établis une fois pour toutes. Or il me semble, en accord avec Loïk A, que c'est tout de même la tendance à la Raison argumentative - en plus de la tendance à l'auto critique - qui caractérise la civilisation occidentale et qu'un politiquement correct chaque jour plus moliéresque pour ne pas dire ubuesque est en train de la lui faire perdre.
14 mars 2012, 20:39   Re : Ma posture
Ce avec quoi je suis parfaitement d'accord, chère Cassandre, et c'est pourquoi j'ai évoqué plus haut la "préférence rationnelle" et l'"amour de la vérité" ; mais cette préférence et cet amour ne procèdent pas eux-mêmes de principes rationnels : ce sont des valeurs, qui ne valent comme moyens ou méthodes que pour autant que vous les adoptez. L’argumentation rationnelle ne sera probablement d'aucun secours face à un adversaire qui a décidé d’imposer sa vision des choses, ou sa façon d'être, purement et simplement, en se fichant royalement de pouvoir arriver à un meilleur résultat, ou à une résolution du conflit, par des moyens dits "raisonnables".
Bref, je ne vois pas de moyen d'établir un méta-critère rationnel extérieur au champ d'exercice consenti de l'argumentation critique, du haut duquel on pourrait décréter (rationnellement, il va sans dire) que cette façon de voir et de faire est décidément la "meilleure", parmi toutes les autres possibles. C'est à partir de là qu'a commencé cette discussion.
On devra se contenter de l'amour de soi, et de la fierté de ses choix, de ses prérogatives et de sa... race, et c'est très bien comme ça...
14 mars 2012, 21:27   Re : Ma posture
L’argumentation rationnelle ne sera probablement d'aucun secours face à un adversaire qui a décidé d’imposer sa vision des choses, ou sa façon d'être, purement et simplement, en se fichant royalement de pouvoir arriver à un meilleur résultat, ou à une résolution du conflit, par des moyens dits "raisonnables". *

Il faudrait introduire la notion de danse. La danse (tango, valse, slow, salsa, etc.) est soumise à des lois, règles, normes, codes, critères de bonne tenue, critères du bien-dansant, le tout comme un navire qui flotterait sur l'accord général et la soumission des acteurs à un corps de référence qui serait le corps dansant. Personne ne sait expliquer pourquoi les humains éprouvent le désir ou la nécessité de danser, à plusieurs, en duo ou seul dans l'espace, seul avec tous les absents.

L'argumentation rationnelle, exigeante, difficile, fraternelle, inscrite dans un cadre de référents, bornée et normée par lui, c'est la danse.

Or certains ne dansent pas, s'y refusent, raillent les danseurs, se détachent de leur groupe, moquent leurs manières, et se font forts de se passer du désir de les imiter, de les rejoindre, mettent en relief l'absurdité du corps dansant et de ses lois sur-référencées. Dès lors, plus rien n'est possible, la parole, le geste, deviennent opaques, sont sans valeur, et la rupture s'étend, la danse se défait. La perte du corps dansant a brisé le consensus de la raison, et l'on découvre que le mystère dansant était la condition, le socle de la raison.
Mais encore faudrait-il définir l'utilité de "la raison".

En version matérialiste, on pourra dire :
La raison semble posséder au moins deux fonctions : connaître le réel ; prévoir les événements pour mieux survivre. Elle est donc, pour une part, un appendice de la volonté de vivre et de survivre.
Renoncer ou rejeter la valeur de la raison est donc un oxymore, pour un être vivant ; ce serait la même chose que de renoncer à son vouloir-vivre. Or depuis Spinoza on sait que l'être persévère dans l'être...
Donc la raison n'est pas une "valeur" ; c'est une nécessité, qui a pris des formes élaborées mais n'en demeure pas moins entée sur du vital (sans se réduire à cela, bien sûr ; elle s'étend jusqu'au désintéressement...).

En version catholique : là encore, la raison n'est pas une "valeur" parmi d'autres mais quelque chose de l'étincelle de la pensée divine, se réfractant dans le sujet humain...

Donc, qu'on la prenne par un bout darwinien ou chrétien, elle est nécessaire. Le mot "valeur" a un peu bon dos !
En ce sens, on ne peut pas du tout mettre sur une sorte de plan indifférencié "les valeurs", comme si elles étaient susceptibles de la même puissance de choix... Choisir la déraison, refuser l'argumentation, c'est choisir en gros la lutte généralisée, et l'on sait depuis Hobbes que c'est un non choix... Etc.etc.

En réalité, je crois que depuis les années 60 et la décolonisation, on a appris à admettre, par un conditionnement extrêmement puissant, que "les valeurs sont indécidables" ; c'est juste un plis intellectuel.

Il y a d'un côté le raisonnement politique : les civilisations se valent, on ne doit pas les hiérarchiser ; avec sa justification disons universitaire : les valeurs sont indécidables.

Si vous voulez sortir du cercle, Alain, il faudra donc tenir les deux bouts d'une construction très bien agencée, un véritable Système mental où tout se tient... Appliquez un peu Nietzsche, demandez-vous qu'elle est la volonté de puissance de ceux qui veulent convaincre que les valeurs sont indécidables ; où veulent-ils vous mener ? Qui arment-ils, et qui désarment-ils ?
Appliquons Nietzsche : la toute-puissante volonté de puissance s'exprime dans le vouloir-vivre, qui aurait produit la raison ; la toute -puissante volonté de puissance s'exprime aussi dans la nue imposition de la force, qui est réputée être l'opposé de l'emploi de la raison, surtout si elle raisonnable, argumentative et critique. Enfin la recherche la plus désintéressée qui soit de la vérité, et la nécessité la plus intéressée qui soit de survivre, sont coiffées par la même instance : raison.
À cette enseigne, elle devient à peu près tout et n'importe quoi, et son contraire.
Je trouve qu'à force de triturer cette pauvre "raison" dans tous les sens, on finit par y patauger.
» Renoncer ou rejeter la valeur de la raison est donc un oxymore, pour un être vivant ; ce serait la même chose que de renoncer à son vouloir-vivre

Je récuse cela, Loïk, pour la raison qu'un processus quelconque ayant supposément contribué à la formation d'une faculté humaine, comme la rationalité, et l'exercice de cette faculté par celui qui en est doué, sont deux choses différentes. Ce n'est pas parce que vous croyez avoir identifié la cause de quelque chose, que cette cause et son effet sont identiques et ne peuvent être considérés séparément, une fois l'effet abouti.
Pratiquement, cela veut dire que vous pouvez raisonner comme une casserole sans manche, ou ne pas raisonner du tout et ne faire que "suivre votre instinct", et que vous n'en serez pas moins doué d'une volonté intacte, en tant que telle, de persévérer dans votre être.
Je propose, cher Alain, que nous nous penchions plus avant sur les récentes discussions sur "faits/valeurs" car il me semble que nous ne pourrons guère aller plus loin, à ce stade.
» Je trouve qu'à force de triturer cette pauvre "raison" dans tous les sens, on finit par y patauger.

Cher Alain Eytan,

pour plus de clarté, ne faudrait-il pas discerner le raisonnement sur le réel de celui sur des conceptions abstraites ?
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