Essayons de le faire, si tant est que ce ne soit pas vain. Une condition pour comprendre ce qui se passe (si tant est que ce qui se passe soit bien conforme à ce que l'on dit qui se passe et qu'il n'y ait pas trois ou quatre systèmes d'explication concurrents) : oublier les reportages et analyses presse, radio ou télé, et aller dans cet Orient compliqué avec quelques idées simples...
1. Le "régime" Assad est objectivement détestable. Il est conforme à ces régimes tyranniques et militaires que les Orientaux subissent depuis un demi-siècle et sans doute aussi depuis la "fattah" : services secrets tout puissants, militarisation de la société, censure, liberté d'expression réduite au minimum, socialisme imité du socialisme soviétique, corruption, raison d'Etat qui justifie tout, "nationalisme arabe" qui a pour fonction idéologique de légitimer les crimes, bonnes et vieilles méthodes léninistes mâtinées de cruauté ottomane, etc. Ce régime illustre un "invariant" arabe ou arabo-musulman qui se retrouve partout, Saddam Hussein, Khomeiny, Kadhafi et ceux qui lui ont succédé, Nasser, Ben Ali, les généraux algériens, etc., et jusque dans les banlieues : culte du chef, apologie de la force brutale, mépris d'autrui et de l'Autre, xénophobie et racisme, haine viscérale des Juifs, etc.
2. De toute évidence, la Syrie, qui est un des berceaux de notre civilisation judéo-chrétienne et même pré-judéo-chrétienne (le "croissant fertile" des vieux livres d'histoire), est le champ d'un conflit géopolitique qui oppose depuis plus d'un millénaire les chiites aux sunnites : aujourd'hui, entre l'Iran, qui soutient le régime Assad, et l'Arabie saoudite, le Qatar, les Etats du Golfe, l'Egypte, la nouvelle Libye, etc. qui soutiennent les opposants au régime Assad.
3. Le conflit est ancien. C'est en 1982 (ou 81 ou 83) que le régime Assad (celui du père) avait réprimé au char d'assaut et à la mitrailleuse, faisant plus de 20000 morts, une première révolte de la population à Homs (Hama), révolte fomentée, disait-on alors, par les Frères musulmans - ceux-là qui animent ou animeraient avec les salafistes les révoltes actuelles. Aujourd'hui, cet ancien conflit se double d'un conflit "interne" aux forces du régime en place, une partie de l'armée d'Assad ayant basculé dans le camp de la rébellion. Ce qui a changé, c'est le rapport de forces : en 1982, il était favorable au régime Assad (l'URSS était encore influente, les Frères musulmans peu puissants, l'Arabie saoudite n'avait que des ambitions géopolitiques limitées, la France de Mitterrand soutenait en douce ce régime : cf. les articles dithyrambiques dans la presse célébrant la stabilité (vs l'instabilité des années 50-60 : coups d'Etat tous les six mois et assassinats politiques presque chaque semaine) du régime Assad, le Bismarck arabe ou sur la Syrie : Prusse du Proche Orient - les 20000 morts d'Homs ont été vite oubliés); en 2012, le régime Assad est très isolé et, à mon sens, il ne pourra pas tenir longtemps.
4. Une grande partie de la Syrie est un désert. Il est difficile de surveiller les frontières de ce pays, qui est depuis trois ou quatre millénaires un pays de "négociants" : entre le commerce et la contrebande, la différence est mince. C'est la présence d'un Etat qui discrimine ce qui est légal de ce qui ne l'est pas. Autrement dit, il est assez facile de faire passer des armes d'Irak en Syrie ou de faire entrer des armes par les ports de Syrie (le bakchich n'est pas une invention de touristes européens).
5. La population est majoritairement sunnite, mais le régime Assad s'appuie sur les minorités religieuses, qui ou bien soutiennent activement le régime (alaouites en particulier), ou bien sont neutres ou bienveillantes (chrétiens - d'où les massacres de familles chrétiennes à Homs par les rebelles); et sur l'appareil d'Etat (les fonctionnaires, même sunnites, semblent soutenir majoritairement l'ordre, même si cet ordre est injuste)... La chute du régime signifierait sans doute une nouvelle épuration (religieuse : les chrétiens représentaient plus de 20% de la population dans les années 1940; ils sont à peine 7 à 8 %), des massacres de populations civiles, des vengeances à n'en plus finir, etc.
6. Il n'y a rien à attendre de la Syrie : si le régime Assad se maintient, la répression redoublera; s'il tombe, les chrétiens pourront faire leurs valises et se reproduiront les massacres de 1860-61. La vraie réflexion pour nous devrait porter sur les prises de position récentes de l'intelligentsia. Souvenons-nous : ce que fait le régime Assad en Syrie aujourd'hui, il l'a fait au Liban de 1976 à 1995 ou 96 : occupation militaire, tueries, massacres, attentats meurtriers (des dizaines de morts pour éliminer Béchir Gemayel, exécution de l'Ambassadeur de France, 50 ou 60 soldats français tués, 200 "marines" américains tués dans un attentat au camion piégé), censure, exécutions sommaires, surveillance des Libanais par les services secrets, manipulation des chiites, qui se sont mis au service des Syriens (Hezbollah), etc. Devant ces réalités sinistres, l'intelligentsia a pris parti pour les "palestino-progressistes" alliés des Syriens et contre les (prétendus) "fascistes" chrétiens, accusés d'être des "fascistes", parce qu'ils défendaient leur petit pays contre une puissance étrangère qui tient le Liban pour une province syrienne. Aujourd'hui, le régime Assad fait subir à ses ressortissants ce qu'il a fait subir il y a trente-cinq ans aux Libanais. Nos intellectuels "progressistes" alors s'en réjouissaient : aujourd'hui, ils se taisent.
Tout cela pour saluer le courage de Richard Millet qui, dans Confession négative, raconte l'engagement dans les années 1970 d'un jeune Français (le narrateur, surnommé "le Grammairien", qui est aussi l'auteur ?) aux côtés des Forces armées chrétiennes qui résistaient ou essayaient de le faire, méprisés par tout "l'Occident" bien pensant, les armes à la main, aux forces armées qui occupaient leur pays et voulaient faire d'eux des dhimmis.