Le très regretté Philippe Muray fait l'objet d'un article de Bruno de Cessole dans la livraison actuelle du magazine Valeurs Actuelles.
Philippe Muray, l'insolence de déplaire
Par Bruno de Cessole, le 07-08-2008
Romancier, essayiste, philosophe et pamphlétaire, il a tracé à travers une oeuvre abondante et brillante le portrait de notre “meilleur des mondes” actuels.
Désaccord parfait : ce titre de l’un de ses livres, publié chez Gallimard, offre, de primesaut, une juste idée de l’oeuvre iconoclaste et jubilatoire de Philippe Muray, l’interprète le plus lucide et le critique le plus radical de notre « meilleur des mondes » postmoderne. Mais aussi le rebelle le plus rétif aux mots d’ordre, aux incantations et aux excommunications de ce qu’il appelait l’« empire du Bien ». Durant trente ans, cet empêcheur de penser en rond, ce pourfendeur ricanant des jobardises, des lâchetés et de la crétinerie contemporaines, s’est institué le champion du principe de réalité contre les nuées idéalistes et progressistes, débusquant de livre en livre la logique folle de notre univers ubuesque. Exhumant et clouant au pilori les pulsions mortifères de ce monde d’après l’histoire, jardin « édénique » et virtuel édifié sur les ruines de l’ancien réel, et qu’il baptisa comiquement du nom de « parc d’abstractions ».
Philippe Muray était né à Angers, en 1945, dans une famille où la culture était une seconde nature. Son père, professeur d’université, avait traduit de nombreux auteurs anglo-américains. De son passé, de ses études, de sa vie privée, l’écrivain, hostile à l’égocentrisme et à l’exhibitionnisme de la plupart de ses confrères, ne voulut jamais dire que le minimum et l’on n’en sait quelques bribes que par les confidences de son éditeur et ami de longue date, Michel Desgranges, patron des Belles Lettres.
Dans sa jeunesse, Philippe Muray avait envisagé d’être peintre, mais il y renonça au profit de la littérature. Après ses études, il enseigna quelque temps la littérature à l’université Stanford, en Californie, ce qui lui permit d’observer in situ le dévergondage intellectuel et les délires conceptuels qui devaient, peu après, faire une si belle carrière en Europe.De retour en France, il ne se voulut qu’écrivain,mais sans rien abdiquer de son indépendance et de sa faculté critique, ce qui excluait, à ses yeux, de travailler dans la presse et l’édition, milieux où les compromissions, la complaisance, l’hypocrisie et le ressentiment sont par trop répandus.
Conscient que la littérature ne saurait assurer le rôti de veau hebdomadaire, il choisit d’écrire, sous pseudonyme, des romans policiers populaires, dont il se vendit, aux dires de Michel Desgranges, quelques millions d’exemplaires, de sorte que presque tout Français a dû lire, un jour,Muray sans le savoir.Ainsi, l’écrivain préserva-t-il sa liberté et sa faculté de jugement.
Si peu conformiste fut-il,Muray ne put échapper complètement,toutefois, à cet esprit du temps qu’il devait, par la suite, si fort tourner en dérision : il céda donc, brièvement, à l’appel des sirènes de l’avant-garde et collabora à Tel Quel, tandis qu’il s’inscrivait dans la mouvance de l’ondoyant Philippe Sollers. C’est aux éditions Gallimard que parut son premier roman, Chant pluriel, en 1973, avant que Le Seuil ne publie son second roman, Jubila, en 1976, puis, en 1981, son essai sur Céline, pas encore affranchi d’un certain hermétisme avant-gardiste et des poncifs du politiquement correct. Muray ne s’était pas encore trouvé, même si, consciemment ou non, il ira chercher du côté de Céline sa nouvelle manière d’écrire, torrentielle, coruscante, imprécatoire et formidablement drôle.
C’est avec le XIXe siècle à travers les âges (1984) que l’écrivain se révèle vraiment. Ce gros pavé dans la mare (684 pages) met en lumière les accointances désastreuses entre l’occultisme et le socialisme et la postérité née de ces noces improbables. L’intelligentsia de gauche, qui pensait que Muray était de la famille, commença de déchanter et les critiques fusèrent. Sur un ton relativement modéré, le grand historien de la République, Maurice Agulhon, prononça son verdict : « L’ouvrage reprend en somme le vieux thème du “stupide XIXe siècle” déjà posé par Léon Daudet, mais sans véritable prétention historique. C’est un pamphlet haineux, s’avouant tel, riche de beaucoup d’informations désordonnées ; inspiré par un style copieux, ardent et drôle, à la Céline, parfois ».
En dépit de son hostilité, Agulhon concède, toutefois, que l’auteur a débusqué un lièvre intéressant «même pour le traiter fort mal, il met en évidence un problème réel… Le mariage des convictions démocratiques et d’un panthéisme inspiré n’a pas été une singularité bizarre de Victor Hugo. Et il est bien vrai que ce phénomène majeur de notre histoire culturelle est quelque peu sousestimé dans les tableaux historiques actuels. Le livre de Muray nous paraît donc à la fois contestable et propre à faire réfléchir ».Dont acte.
Dénoncer le fondement irrationnel de la démocratie moderne, tel était l’intention du XIXe siècle à travers les âges ; démasquer l’imposture généralisée que couvre l’“empire du Bien” et la déréalisation du monde, tel est le travail d’Hercule auquel Philippe Muray s’attellera, à travers une oeuvre protéiforme, publiée principalement aux Belles Lettres : l’essai (l’Empire du Bien, les quatre volumes d’Exorcismes spirituels, les deux volumes d’Après l’Histoire, Désaccord parfait), le pamphlet (Chers djihadistes), la poésie satirique (Minimum respect) et le roman (Postérité ; On ferme).
Après avoir éprouvé la tentation avant-gardiste auprès de Sollers et de Tel Quel,Muray se laissa séduire par les promesses et les flatteries de Bernard-Henri Lévy et de Grasset, chez qui il publia l’admirable Gloire de Rubens et son roman Postérité, et qu’il quitta dès qu’il eut compris que l’on cherchait moins à promouvoir ses livres qu’à mettre sous le boisseau un talent qui faisait de l’ombre. C’est aux Belles Lettres puis chez Gallimard que ses livres trouvèrent à l’avenir le soutien et la compréhension qu’il souhaitait.
Ses essais,Muray les testait d’abord à travers la publication dans des revues, de l’Atelier du roman à la Revue des deux mondes, et dans des journaux assez libres pour accueillir ce trublion, comme l’Idiot international de Jean- Edern Hallier.L’ambition de l’écrivain était de tracer le portrait le plus juste (mais aussi le plus burlesque) du monde et de la société catastrophiques qu’il voyait s’élever sur les ruines de l’ancienne civilisation européenne et de ses valeurs. À cette fin, il se voulut l’anthropologue, le sociologue et le phénoménologue de ce nouveau monde et de ses comportements de société. Proche en cela de Jean Baudrillard, le philosophe inclassable qu’il appréciait, mais sans les contraintes de l’oeuvre universitaire, avec, à rebours, une inconcevable liberté de ton et une verve polémiste qui n’épargnait rien ni personne. Des années durant, enfermé dans son appartement parisien de la rive gauche, il se livra, comme Flaubert pour le Dictionnaire des idées reçues et Bouvard et Pécuchet, à une recension minutieuse des aberrations, des stupidités et des nouveaux dogmes d’un monde qui entendait bannir la négativité et promouvoir une vision angélique et vertueuse du réel. Depuis le XIXe siècle à travers les âges, l’écrivain s’est évertué à déchiffrer les structures et les “valeurs” de cette société posthistorique, dont l’avenir est « de ne plus pouvoir rien engendrer que des opposants ou des muets ».
Ses signes distinctifs ? L’identification forcenée du monde au Bien, la fin de l’Histoire comme catastrophe déjà advenue, la festivisation généralisée, la loi comme bras armé de la morale, l’acharnement judiciariste comme compensation rageuse au désastre des existences particulières, la négation de la différence sexuelle, la chasse aux délits d’opinion, l’inversion de toutes les anciennes valeurs. Le moderne, diagnostique Muray, a triomphé de la tradition. L’affrontement n’est plus entre conservateurs et progressistes mais entre les diverses factions prétendant incarner le changement, entre les diverses formes hégémoniques de la destruction.
Que peut faire l’énergumène qui ne se résigne pas à cet avènement de l’imposture, qui ne saute pas de joie devant les prétendues “avancées sociétales”, et qui ne salue pas un progrès de la démocratie dans le nivellement de tous et de tout par le bas ? Tourner en ridicule ce monde que l’on ne cesse de nous présenter comme le nec plus ultra du désirable : « Faire rire de cet univers lamentable, dont le chaos s’équilibre entre carnavalisation enragée et criminalisation hargneuse, entre festivisation et persécution, est la seule manière aujourd’hui, d’être rigoureusement réaliste ». Et, pour l’écrivain, transformer le diagnostic de la catastrophe en oeuvre d’art. Ce que fit avec constance, courage et talent Philippe Muray.De même que Nietzsche philosophait à coups de marteau, de même que Bloy se voulait « entrepreneur en démolitions », de même Muray recourait à la dérision et à l’imprécation pour faire éclater les baudruches et les illusions de la société “festive”et de son icône,Homo Festivus. Sans amertume ni lamentation.
À l’instar de Cioran, chez qui la conviction que le pire est toujours certain n’altérait pas une sorte de gaieté crépusculaire. Car les réfractaires à l’imbécillité heureuse ne sont pas nécessairement des pleureuses professionnelles. À l’encontre, le rire est l’ultime défense contre l’immanence du pire. Ce rire “hénaurme”, celui même de Flaubert, c’est aussi celui de Céline et de Muray.
Qui veut ou voudra comprendre ce basculement d’une société et de ses moeurs ne pourra échapper à l’impitoyable dissection à laquelle l’écrivain s’est livré. En dépit de la censure hypocrite et doucereuse des médias, Philippe Muray parvint tout de même à se faire entendre et à captiver un public grandissant d’insoumis à l’empire du positif et à ses « matons de Panurge ». Cependant,afin de jeter l’opprobre sur celui qui ridiculisait avec autant de drôlerie l’infantilisation des esprits, le charabia du langage, la festivisation de l’humanité, l’idolâtrie du jeunisme, la transgression érigée en norme,l’éradication du passé, le pouvoir matriarcal, la traque vertueuse de toute forme de malpensance, les chiens de garde de l’empire du Bien le stigmatisèrent comme « nouveau réactionnaire ».
Ni réactionnaire ni rebelle, mais libre, telle était la ligne de crête sur laquelle Muray entendait se tenir. Si être “réac”, c’est refuser la vandalisation de notre civilisation et l’amnésie collective, « rien ne me paraît plus honorable » rétorquait l’écrivain. À y regarder de plus près, les colères de Philippe Muray, ses exercices d’exécration, qui l’apparentaient aux grands polémistes antimodernes, de Maistre à Chestov, de Flaubert à Céline, n’étaient que l’effervescence d’une raison outragée et d’une secrète pitié.
L’homme, on l’a dit, avait l’élégance de s’effacer derrière ses écrits. Il n’était ni un idéologue ranci dans le ressentiment ni un ronchon de service, comme il en est tant. Ainsi qu’en témoigne Michel Desgranges,Muray était un truly decent man, un homme probe, pudique et discret,qui aimait la vie, l’amitié, les femmes, les fruits de l’art et le sel de l’ironie. Ce franc-tireur dont l’arme préférée était le rire, le rire qui gifle la bêtise et déshabille l’imposture, tenait avec Pascal que la moquerie n’est pas seulement une thérapie salutaire mais une action de justice.
Au coeur d’une époque profondément nihiliste mais qui pratique le déni de réalité, au sein d’une société qui s’abandonne au principe de plaisir comme l’animal à ses instincts, l’auteur d’Exorcismes spirituels et d’Après l’histoire demeure le représentant le plus talentueux de « cette opposition qui s’appelle la vie », selon la formule de Balzac. Et le premier résistant à ce désastre général contre lequel son oeuvre s’est efforcée de dresser un pérenne rempart.
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