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Parler des livres qu'on n'a pas lus, pour être enfin soi-même

Envoyé par Bruno Chaouat 
Les In-nocents sont-ils d'accord (ceux, du moins, qui l'ont lu !), pour considérer le livre de Pierre Bayard comme une nouvelle offensive du soi-mêmisme : ne pas avoir honte de ne pas avoir lu les grandes oeuvres de la littérature, pour être enfin soi-même, plutôt que de mourir de honte en société, c'est-à-dire pour mourir dans l'aliénation, autre que soi... J'aurais plutôt tendance à considérer la lecture patiente des livres comme une discipline visant à sortir de soi (à l'inverse, Bayard semble estimer, lui, qu'il faut ne pas avoir honte de ne pas avoir lu pour s'affirmer... ignorant).
Utilisateur anonyme
08 août 2008, 22:36   Re : Parler des livres qu'on n'a pas lus, pour être enfin soi-même
Oui, cher B. Chaouat, plus personne ne lit et tous se vantent de n'avoir rien lu - et alors ? (Bon, là je vous provoque un peu...)

Pour ma part je continue de penser que la plus grande bêtise consiste à prétendre éduquer les gens contre leur gré, en leur apportant les "Grands Livres", "La Culture" (pardon si je sors un peu du sujet), ce qui revient à leur suggérer qu'ils sont de pauvres bougres qui n'ont décidément rien compris. Par exemple, exposer dans une banlieue à forte densité "cpf" une toile ou une sculpture en hommage à Rimbaud n'a aucun sens et aboutit à un résultat opposé à celui que l'on recherche. Aussi je crois qu'il faut abandonner l'idée qu'"il faut avoir lu les grandes oeuvres de la littérature", ou que l'art à une mission éducatrice - enfin je veux dire qu'il faut simplement cultiver ce noble idéal en soi, pour soi.
Tous les jours je cotoie nombre de gens qui n'ont jamais rien lu et qui ne liront jamais, et qui n'en ressentent aucune honte, puisque pour eux, le livre (même matériellement parlant), ça ne signifie rien.
Pour parler entre nous du livre de Pierre Bayard sans l'avoir lu

Vous ouvrez une piste intéressante, Cher Bruno. Mais j'avoue que les hypothèses de ce monsieur Bayard me plongent dans une profonde perplexité. Fausse originalité et vraie banalité semblent se mélanger dans son propos, en proportions à peu près égales.

"Enseignant la littérature à l’université, je ne peux en effet échapper à l’obligation de commenter des livres que, la plupart du temps, je n’ai pas ouverts. Il est vrai que c’est aussi le cas de la majorité des étudiants qui m’écoutent, mais il suffit qu’un seul ait eu l’occasion de lire le texte dont je parle pour que mon cours en soit affecté et que je risque à tout moment de
me trouver dans l’embarras."
Ainsi s'exprime-t-il dans le prologue de son ouvrage (non sans humour, avouons-le).

Il est probable que l'auteur, en écrivant ce livre, vise à se délivrer lui-même de son sentiment de culpabilité. C'est là sans doute la thérapie soi-mêmiste : plutôt que de subir le poids de la honte, déclarons qu'il n'y a pas de péché ! Ne pas avoir lu n'est pas une faute. Et là commence l'abandon de la culture supérieure, qui ne peut s'acquérir en effet que par une tentative perpétuelle de se laver de son état d'ignorance honteuse. Monsieur Bayard, lui, suggère de se libérer de tout sentiment de honte, ce qui, bien entendu, est une invitation à se vautrer tôt ou tard dans la médiocrité. Son tour de passe-passe rhétorique consiste à dire que, puisqu'il est impossible de tout lire, même du corpus sacré et relativement limité des "grandes oeuvres", alors aucune lecture ne peut être considérée comme indispensable à l'acquisition de la culture - et par conséquent, aucune non-lecture comme infâmante. Logique en apparence, ce raisonnement voile une vérité simple : on n'a jamais connu d'homme cultivé qui n'aurait jamais pris la peine d'ouvrir un seul ouvrage du corpus en question. Le fait qu'il lui soit matériellement, temporellement interdit de lire tous les livres ne change rien au fait qu'il doive lire au moins un nombre assez grand de ces oeuvres classiques pour prétendre à la culture (laquelle n'est pas une addition de connaissances, mais une construction verticale de la Connaissance de soi et du monde, un édifice intérieur, personnel, dont chaque livre lu et véritablement compris est le ciment et la pierre). Grâce au système de monsieur Bayard, il devient possible de n'avoir rien lu et de garder la face, même au firmament du monde universitaire, monde où les savoirs factices ont depuis longtemps remplacé la culture en tant que "dressage" contraignant, effort pour se hisser jusqu'à la compréhension des plus hautes productions de l'esprit humain.
Utilisateur anonyme
09 août 2008, 08:12   Garder la face
« plutôt que de subir le poids de la honte, déclarons qu'il n'y a pas de péché ! »

Je suis absolument d'accord avec vous, Olivier, mais ce viatique est valable en tout domaine, désormais, il ne concerne pas seulement la culture.

J'entendais récemment quelqu'un (dont je ne parviens plus à me rappeler qui il était) raconter que Jean-Edern Hallier était comme ça, qu'il ne lisait à peu près rien, mais qu'il compensait ce manque par une grande intelligence et surtout une mémoire impressionnante, faisant parler ceux qui avaient lu et s'imprégnant de leur discours.
Utilisateur anonyme
09 août 2008, 10:27   Re : Parler des livres qu'on n'a pas lus, pour être enfin soi-même
"la culture (laquelle n'est pas une addition de connaissances, mais une construction verticale de la Connaissance de soi et du monde, un édifice intérieur, personnel, dont chaque livre lu et véritablement compris est le ciment et la pierre)"

Très belle définition !
Parler de livres que l'on n'a pas lu est souvent plus facile que parler d'une oeuvre que l'on a lue. Je pense avoir lu tous les livres de Joseph Conrad, l'ayant fait, je suis moins capable d'en parler que lorsque je n'avais lu que son premier titre. La parlotte non seulement se dispense de la lecture, de la longue plongée souterraine dans les oeuvres, mais de surcroît, celle-ci handicape celle-là. L'immersion dans les oeuvres assoit un boeuf salutaire sur la langue du lecteur, qui cesse enfin de bavasser: la chose lue parle d'elle-même, silencieusement, en lui, en chacun de ses gestes quotidiens, et quand il parle d'autre chose que d'elle, la chose lue, c'est elle qui parle à travers lui.

La lecture d'un ouvrage est un travail qui s'opère à peu près sous les mêmes contraintes, et qui apporte les mêmes joies, que sa rédaction. Le lecteur assidu, authentique, est comme l'auteur: il parle d'autre chose que l'oeuvre qui l'a traversé, qui a fécondé sa parole, quel que soit l'objet ou le propos ultérieur de cette dernière.
Utilisateur anonyme
09 août 2008, 20:07   Re : Parler des livres qu'on n'a pas lus, pour être enfin soi-même
Cher Francis, laissez-moi vous remercier de votre message si vrai.
Très bel éloge de l'immersion dans les livres, cher Francis Marche.
Une question : ayant lu il y a bien longtemps les Illusions perdues, ai-je raison d'y voir une critique acerbe des petites menées mesquines de l'édition (entre autres choses) ? Si tel est bien le cas et si ma mémoire ne me fait pas trop défaut, alors le livre de Bayard repose sur un contresens irrecevable, puisqu'il justifie la non-lecture en invoquant les éditeurs sournois et mesquins des Illusions, qui font un papier pour faire ou défaire une carrière littéraire. Merci de confirmer ou d'infirmer mon impression.
Ce que l'on peut dire de la lecture et de la culture, Cher Boris, est en effet vrai de tout, ou presque tout.

Je suis tout à fait d'accord avec ce que dit Francis.

Plus la lecture agit sur l'être, imprègne l'être, plus il devient difficile d'en faire une recension claire et organisée, plus elle échappe à la communication verbale et mondaine.
Je crois qu'il faut oser aller plus loin et dire que ce qui vaut pour la lecture - l'on ne peut parler, bien ou mal, que des oeuvres que l'on n'a pas lues; la parole, le commentaire vierges de l'oeuvre n'en sont que plus francs (affranchis) et dé-liés, comme doit l'être une langue dans une bouche - vaut pour le voyage; ce qui vaut pour les yeux du lecteur, vaut pour les pieds du colporteur: les grandes séries commerciales de guides de voyage choisissent des auteurs qui ne se sont jamais rendus dans les pays et contrées visités. C'est par exemple le cas de la série Lonely Planet. Pour parler une langue complice de celle de son auditoire, il importe que le commentateur ne soit point hanté par son sujet, que ses pieds n'aient point quitté son bureau parisien ou new-yorkais climatisé. C'est le ouï-dire qu'il colpotera, et lui seulement: sa parole sera une parole répercutée. C'est la que gît, au fond, la grande traîtrise de l'acte médiatique. Mais cette traîtrise est ancestrale: elle était déjà celle des colporteurs de jadis qui ne rapportaient pas ce que leurs pieds avaient foulé ou leurs regards parcouru, mais bien des récits, des ouï-dires répercutés d'oreille à bouche.
Pour compliquer un peu, il y a les Noms de pays proustiens : les pays n'évoquent poétiquement que de demeurer terra incognita. Une fois visités, ils sont perdus pour l'expérience profonde. En serait-il, alors, de même, de ces livres, comme autant de tombes où se lisent les noms de nos connaissances, et qui, une fois ouverts, et lus, peut-être, n'évoqueraient plus poétiquement, c'est-à-dire, chez Proust, selon la logique de la mémoire involontaire ?
Cher Bruno Chouat, je n'ai pas lu le livre de Bayard, je vais donc pouvoir en parler. C'est le journalisme parisien qui est dénoncé, nommément, par Balzac dans ses préfaces successives aux Illusions perdues et il n'y a semble-t-il aucune ambiguïté là-dessus. Si Bayard avance qu'il est inutile de lire les livres que produit une édition "corrompue" ou mesquine, et bien, il peut paraître abusif d'étayer ce point de vue en empruntant des arguments chez le Balzac des Illusions perdues. Mais de manière générale, le point de vue de Bayard (que j'ai dû voir s'exprimer sur un plateau de télévision il y a quelques temps déjà) me paraît irrecevable: tous trichent, tous mentent, pourquoi, à mon tour, dans ma fonction professorale, ne pas apprendre à imiter les tricheurs, et pis encore, enseigner comment les imiter ? Voilà qui est précisément ce contre quoi s'élevait et écrivait Balzac dans les Illusions perdues:

Au moins apprendra-t-on ici que la constance et la rectitude sont encore plus nécessaires peut-être que le talent pour conquérir une noble et pure renommée.

Cette phrase clôt la Préface à la première édition des Illusions perdues d'avril 1839.
Utilisateur anonyme
09 août 2008, 22:54   Re : Parler des livres qu'on n'a pas lus, pour être enfin soi-même
"Cher Bruno Chouat, je n'ai pas lu le livre de Bayard, je vais donc pouvoir en parler"


(Toujours drôle et pertinent à la fois, ce Francis...)
Il y a, pour moi, un petit phénomène lié à la culture, qui s'apparente quelque peu à ce "boeuf sur la langue" dont parle plus haut Francis Marche. Le fait de pénétrer les arcanes, même partiels, d'un rameau de la connaissance scientifique, artistique, historique, littéraire, m'a souvent apporté dans le même mouvement une légère désillusion, un certain désenchantement; découvrir la façon d'une phrase, la texture d'une image, le mode de fonctionnement d'une pensée à l'oeuvre dans la matière, cela m'a toujours procuré une joie teintée d'une légère amertume. C'est qu'au plaisir de l'exploration et de l'enrichissement vient subrepticement s'ajouter la révélation que "ce n'était que ça" (j'exagère un peu, naturellement, pour les besoins de l'explicitation); un peu comme l'enfant à qui l'on a révélé le truc du magicien se désintéresse du tour qui le fascinait quelques instants auparavant. C'est en ce sens que mon "boeuf" à moi appuie non seulement sur ma langue, mais aussi sur mes membres, sur mes sens, sur mes sentiments, et même sur mon désir...
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