Pour parler entre nous du livre de Pierre Bayard sans l'avoir lu
Vous ouvrez une piste intéressante, Cher Bruno. Mais j'avoue que les hypothèses de ce monsieur Bayard me plongent dans une profonde perplexité. Fausse originalité et vraie banalité semblent se mélanger dans son propos, en proportions à peu près égales.
"Enseignant la littérature à l’université, je ne peux en effet échapper à l’obligation de commenter des livres que, la plupart du temps, je n’ai pas ouverts. Il est vrai que c’est aussi le cas de la majorité des étudiants qui m’écoutent, mais il suffit qu’un seul ait eu l’occasion de lire le texte dont je parle pour que mon cours en soit affecté et que je risque à tout moment de
me trouver dans l’embarras." Ainsi s'exprime-t-il dans le prologue de son ouvrage (non sans humour, avouons-le).
Il est probable que l'auteur, en écrivant ce livre, vise à se délivrer lui-même de son sentiment de culpabilité. C'est là sans doute la thérapie soi-mêmiste : plutôt que de subir le poids de la honte, déclarons qu'il n'y a pas de péché ! Ne pas avoir lu n'est pas une faute. Et là commence l'abandon de la culture supérieure, qui ne peut s'acquérir en effet que par une tentative perpétuelle de se laver de son état d'ignorance honteuse. Monsieur Bayard, lui, suggère de se libérer de tout sentiment de honte, ce qui, bien entendu, est une invitation à se vautrer tôt ou tard dans la médiocrité. Son tour de passe-passe rhétorique consiste à dire que, puisqu'il est impossible de tout lire, même du corpus sacré et relativement limité des "grandes oeuvres", alors aucune lecture ne peut être considérée comme indispensable à l'acquisition de la culture - et par conséquent, aucune non-lecture comme infâmante. Logique en apparence, ce raisonnement voile une vérité simple : on n'a jamais connu d'homme cultivé qui n'aurait jamais pris la peine d'ouvrir un seul ouvrage du corpus en question. Le fait qu'il lui soit matériellement, temporellement interdit de lire
tous les livres ne change rien au fait qu'il doive lire au moins un nombre assez grand de ces oeuvres classiques pour prétendre à la culture (laquelle n'est pas une addition de connaissances, mais une construction verticale de la Connaissance de soi et du monde, un édifice intérieur, personnel, dont chaque livre lu et véritablement compris est le ciment et la pierre). Grâce au système de monsieur Bayard, il devient possible de n'avoir rien lu et de garder la face, même au firmament du monde universitaire, monde où les savoirs factices ont depuis longtemps remplacé la culture en tant que "dressage" contraignant, effort pour se hisser jusqu'à la compréhension des plus hautes productions de l'esprit humain.