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Nietzsche : sur l'avenir de la culture (5)

Envoyé par Quentin Dolet 
Le peuple, sein maternel du génie

Comment ne serions-nous pas sensibles à cette belle dénonciation des prophètes de la "culture pour tous" qui - sous couvert de l'élever, de l'éduquer, de le libérer - détournent le peuple de sa noble mission, et détruisent son élément naturel ? Il est difficile de croire que le fondateur de l'"Université populaire de Caen", qui se revendique nietzschéen (de gauche !) ne soit pas, lui aussi, de ceux qui parlent des livres sans les avoir lus...

Troisième conférence

"Mais c'est ici justement qu'il faut savoir bien entendre, c'est ici qu'il faut, sans se laisser troubler par les effets sonores du vocabulaire de la culture, regarder en face ceux qui parlent aussi infatigablement du besoin de culture de leur époque. Alors on éprouvera une étrange désillusion, celle-là même, mon bon ami, que nous avons si souvent éprouvée : ces hérauts bruyants du besoin de culture se transforment soudain, dès qu'il les regarde de près, en adversaire zélés, voire fanatiques, de la vraie culture, c'est-à-dire de celle qui s'attache à la nature aristocratique de l'esprit : car ils pensent au fond que leur but est d'émanciper les masses de la souveraineté des grands individus, au fond ils aspirent à bouleverser l'ordre sacré dans le royaume de l'intellect, la vocation de la masse à servir, son obéissance soumise, son instinct de fidélité sous le sceptre du génie.

J'ai depuis longtemps pris l'habitude de regarder avec prudence tous ceux qui parlent avec zèle de ce qu'on appelle "culture populaire", comme on l'entend communément : car le plus souvent ils veulent, consciemment ou non, obtenir pour eux-mêmes, dans les saturnales générales de la barbarie, la liberté effrénée que cet ordre sacré de la nature ne leur accordera jamais ; ils sont nés pour servir, pour obéir, et chaque instant où entrent en activité leurs pensées rampantes, affligées de jambes de bois, impropres au vol, établit de quel argile la nature les a formés et quelle marque de fabrique elle a imprimée sur cette argile. Donc, ce n'est pas la culture de la masse qui peut être notre but, mais la culture d'individus choisis armés par accomplir de grandes oeuvres qui resteront ; nous savons bien qu'une postérité juste jugera la culture d'ensemble d'un peuple uniquement et exclusivement d'après les grands héros d'une époque, ceux qui marchent seuls, et qu'elle émettra un vote d'après la manière dont ils ont été reconnus, favorisés, honorés ou rejetés, maltraités, détruits. Par un chemin direct, par exemple par une instruction élémentaire obligatoire pour tous, on ne s'approche de ce qu'on nomme culture populaire que d'une manière superficielle et grossière : les régions véritables et les plus profondes où la grande masse peut avoir un contact avec la culture, c'est-à-dire le lieu où le peuple conserve ses instincts religieux, où il continue d'oeuvrer au système poétique de ses images mythiques, où il reste fidèle à ses coutumes, à son droit, au sol de sa patrie, à sa langue, toutes ces régions peuvent difficilement être atteintes par une voie directe et en tout cas pas par des mesures contraignantes et destructrices : et favoriser réellement dans ces matières graves la culture populaire n'est rien de plus que de s'opposer à ces mesures contraignantes et destructrices, et que d'entretenir cette inconscience salutaire, ce sommeil du peuple qui lui donne la santé et sans l'effet duquel, sans le remède duquel aucune culture ne peut se maintenir, étant donné la tension et l'excitation débordante de ses effets.

"Mais nous savons à quoi aspirent ceux qui veulent interrompre le sommeil salutaire du peuple, ceux qui lui crient sans cesse : "Sois vigilant, sois conscient ! Sois malin !" ; nous savons ce qu'ils visent, ceux qui font semblant, par un accroissement extraordinaire du nombre des établissements d'enseignement et par la création qui en est la conséquence d'une classe de professeurs conscients de leur importance, de satisfaire un puissant besoin de culture. Ce sont eux justement, et justement avec ces moyens, qui luttent contre la hiérarchie naturelle au royaume de l'intellect, qui détruisent les racines de ces forces de culture les plus hautes et les plus nobles qui viennent de l'inconscient du peuple et dont la destination maternelle est d'enfanter le génie et ensuite de l'élever et de l'éduquer convenablement. Seule la comparaison avec la mère nous permet de comprendre l'importance et les obligations que la véritable culture d'un peuple a à l'égard du génie : sa véritable naissance ne dépend pas d'elle, car il n'a pour ainsi dire qu'une origine métaphysique, qu'une patrie métaphysique. Mais qu'il vienne à apparaître, qu'il émerge du milieu d'un peuple, qu'il soit pour ainsi dire l'image reflétée, le jeu complet des couleurs de toutes les forces particulières de ce peuple, qu'il fasse voir la plus haute destinée de ce peuple dans l'être métaphorique d'un individu et dans une oeuvre éternelle, reliant ainsi son peuple à l'éternité et le libérant de la sphère changeante de l'instantané - tout cela le génie ne le peut que lorsqu'il a été mûri et nourri dans le sein maternel de la culture d'un peuple - alors que, sans cette patrie qui le protège et le réchauffe, il sera dans l'impossibilité absolue de déployer ses ailes pour son vol éternel, mais s'éloignera tristement, en son temps, de ce pays inhospitalier, comme un étranger jeté dans des solitudes hivernales."

Nietzsche, Sur l'avenir de nos établissement d'enseignement, Editions Gallimard, Collection "Bibliothèque de la Pléiade", Paris : 2000, p. 239-240. Trad. Jean-Louis Backès.
Utilisateur anonyme
10 août 2008, 20:40   Re : Nietzschéen de gauche ?
Là encore on constate que Nietzsche désirait constamment "quelque chose", "la même chose" : créer une nouvelle culture, un homme nouveau.

"qui se revendique nietzschéen (de gauche !)"


Nietzschéen de gauche ?, l'expression n'a rien d'étonnant, cher Olivier, car Nietzsche eut très tôt une puissante (et durable) influence dans les milieux de "gauche", et j'en veux pour preuve l'impact de celui-ci dans la pensée qui animait les cercles sociaux-démocrates de l'Allemagne impériale à la Belle Epoque, de même que dans les milieux anarchistes et féministes et dans le mouvement de jeunesse qui a produit, en fin de compte, davantage d'ennemis résolus du 3eme Reich que de cadres du NSDAP. Contrairement aux affirmations désormais classiques des progressistes, l'influence de Nietzsche ne s'est pas du tout limitée aux cercles de droite, aux cénacles conservateurs ou militaristes mais que toute une idéologie libertaire, dans le sillage de la social-démocratie allemande, s'est mise à l'école de sa pensée.

Inutile de rappeler que je n'éprouve aucune sympathie pour M. Onfray...
Merci pour cette précision Cher Pascal, ce sujet m'intéresse tout particulièrement. J'ai toujours été frappé par l'hétérogéneité des récupérations de Nietzsche, notamment dans le domaine politique ; et s'il fut monstrueux de le récupérer au nom du nazisme, il n'en est pas moins abusif d'en faire le chantre des idéaux de gauche, même de la gauche libertaire (à mon sens). Et voir Nietzsche élevé au rang de champion de l'anarchisme de salon de Monsieur Onfray me donne des boutons.
Utilisateur anonyme
10 août 2008, 21:22   Re : Nietzsche : sur l'avenir de la culture (5)
Olivier, ce texte est tout à fait extraordinaire ! Merci infiniment de nous l'avoir copié.
Utilisateur anonyme
10 août 2008, 21:30   Re : Nietzsche : sur l'avenir de la culture (5)
Cher Olivier,

Sujet passionnant, en effet, car le nitetzschéisme a certes connu des interprétations nazies : des philosophes plus ou moins impliqués dans l'aventure nazie ont fait référence à Nietzsche. Inutile de nier ou de minimiser ces faits. Mais, et nous le savons désormais, Nietzsche a aussi considérablement influencé le socialisme de son époque.

Si cela vous intéresse vraiment, je me permets de vous recommander une étude du Professeur britannique R. Hinton Thomas, de l'Université de Warwick, qui illustre avec brio ce télescopage, cette "cross-fertilization" entre nietzschéisme et socialisme, entre nietzschéisme et une pensée contestatrice classée à "gauche" : "Nietzsche in German politics and society, 1890-1918", by R. Hinton Thomas, Manchester University Press, Manchester, 1983, 146 p.
Cher M. Orsoni, merci infiniment pour cette référence que je vais m'empresser de me procurer.

Cher M. Joyce, je vous en prie, c'est un plaisir.
Merci à Olivier de nous avoir présenté ces textes, et à M. Orsoni de nous éclairer sur un Nietzsche inspirateur d'une certaine social-démocratie allemande.

Il me plaît pour ma part de lire ces pages comme si elles étaient d'une sorte de manifeste néo-confucéen.
Je vous inviterais bien à développer votre idée, par curiosité Cher Francis, mais j'ai conscience que vous êtes beaucoup sollicité.

Heureusement qu'il y a quelques braves sur ce forum qui ne savent pas ce que veut dire le mot "vacances", qui n'ont jamais l'esprit ni la souris en repos, ni juilletistes, ni aoûtistes, mais janvieràdécembristes fous, incapables de s'arrêter, pire que les joggers chevronnés du gouvernement. Tenez bon chers amis, septembre approche !
Utilisateur anonyme
12 août 2008, 14:54   Sommeil salutaire du peuple
« Sommeil salutaire du peuple », l'expression semble bien pouvoir être prise dans son sens le plus physiologique. Ce « sommeil » n'est certainement pas comparable à une léthargie. Je le comprends comme un sommeil de « bonne fatigue », un sommeil de journée bien remplie, sommeil réparateur parce que non encombré des trames intellectuelles qui font veiller les « grands individus » et eux seuls. Et ce « sommeil du peuple », tel que je l'imagine à la lecture de cet extrait, ne me semble pouvoir être l'heureuse conclusion que d'une journée de travail, plus précisément, de travail manuel.

Evoquer « le lieu où le peuple conserve ses instincts religieux, où il continue d'œuvrer au système poétique de ses images mythiques, où il reste fidèle à ses coutumes, à son droit, au sol de sa patrie, à sa langue » me paraît alors quelque peu abstrait si l'on n'ajoute pas clairement que ce « lieu de conservation », c'est le lieu du travail, que la vraie « culture populaire », préalablement à toute autre considération, est d'abord riche des gestes du labeur, autrement dit, qu'un peuple cultivé commence par savoir faire quelque chose de ses dix doigts, puise dans cette habileté fierté, apaisement et capacité d'engendrer le génie.

Peut-être ces gestes d'un travail dispensateur de « sommeil salutaire » allaient-ils encore sans dire au moment de la rédaction de cet essai. Tel n'est plus le cas et je suis pour ma part beaucoup plus sensible à la perte massive de l'habileté manuelle qu'à l'augmentation des fautes de syntaxe ou d'orthographe. Selon moi, la calamiteuse massification de la culture n'a pu prospérer que parce que le travail des mains a périclité, qu'il est devenu possible de s'en passer, et qu'en dépit du nombre extraordinaire de jeunes gens qui, désormais, sont de grands « analphabètes du geste », les sociétés modernes n'en « fonctionnent » pas moins...
Utilisateur anonyme
12 août 2008, 15:38   Heidegger, en dérivant...
"ce « lieu de conservation », c'est le lieu du travail, que la vraie « culture populaire », préalablement à toute autre considération, est d'abord riche des gestes du labeur, autrement dit, qu'un peuple cultivé commence par savoir faire quelque chose de ses dix doigts, puise dans cette habileté fierté, apaisement et capacité d'engendrer le génie. "


Et ce "lieu du travail" est une sorte de "Heimat", mot que nous connaissons tous (au moins sur ce forum), et qui dérive de l'adjectif "heimisch" (familier, implanté). Le "lieu du travail" donc, lieu devenu familier, lieu offrant un enracinement à notre être sur un sol qui garantisse l'avenir...
Utilisateur anonyme
12 août 2008, 18:48   En dérivant tout court
Oui, "Heimat", "peuple", "génie", "culture" quoi d'autre ? J'ai parfois l'impression que nous discutons pour le plaisir, le plaisir qui reste, de concepts qui survivent au seul titre de la spéculation, appartiennent définitivement au passé, sont désormais des outils intellectuels qui conservent pour quelques-uns toutes leurs facettes mais n'en sont pas moins terriblement émoussés, usés, inopérants. On fait tirer, on assiste.
Le seul avantage que je trouve à la grande déculturation, c'est que ces concepts émoussés pourraient bien être redécouverts et brandis un jour prochain, brillants comme des sous neufs.
Utilisateur anonyme
12 août 2008, 20:28   erreur
erreur
Utilisateur anonyme
12 août 2008, 20:29   Rétamage
Ces concepts émoussés pourraient bien être redécouverts et brandis un jour prochain, brillants comme des sous neufs... par mon arrière-grand-père, par exemple, qui fut rémouleur de grand chemin.
Très juste et forte remarque sur la perte d'habileté manuelle, et le fonctionnement des sociétés qui s'en passe, cher Orimont... J'ajouterais même qu'il s'en nourrit.
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