Le peuple, sein maternel du génie
Comment ne serions-nous pas sensibles à cette belle dénonciation des prophètes de la "culture pour tous" qui - sous couvert de l'élever, de l'éduquer, de le libérer - détournent le peuple de sa noble mission, et détruisent son élément naturel ? Il est difficile de croire que le fondateur de l'"Université populaire de Caen", qui se revendique nietzschéen (de gauche !) ne soit pas, lui aussi, de ceux qui parlent des livres sans les avoir lus...
Troisième conférence
"Mais c'est ici justement qu'il faut savoir bien entendre, c'est ici qu'il faut, sans se laisser troubler par les effets sonores du vocabulaire de la culture, regarder en face ceux qui parlent aussi infatigablement du besoin de culture de leur époque. Alors on éprouvera une étrange désillusion, celle-là même, mon bon ami, que nous avons si souvent éprouvée : ces hérauts bruyants du besoin de culture se transforment soudain, dès qu'il les regarde de près, en adversaire zélés, voire fanatiques, de la vraie culture, c'est-à-dire de celle qui s'attache à la nature aristocratique de l'esprit : car ils pensent au fond que leur but est d'émanciper les masses de la souveraineté des grands individus, au fond ils aspirent à bouleverser l'ordre sacré dans le royaume de l'intellect, la vocation de la masse à servir, son obéissance soumise, son instinct de fidélité sous le sceptre du génie.
J'ai depuis longtemps pris l'habitude de regarder avec prudence tous ceux qui parlent avec zèle de ce qu'on appelle "culture populaire", comme on l'entend communément : car le plus souvent ils veulent, consciemment ou non, obtenir pour eux-mêmes, dans les saturnales générales de la barbarie, la liberté effrénée que cet ordre sacré de la nature ne leur accordera jamais ; ils sont nés pour servir, pour obéir, et chaque instant où entrent en activité leurs pensées rampantes, affligées de jambes de bois, impropres au vol, établit de quel argile la nature les a formés et quelle marque de fabrique elle a imprimée sur cette argile. Donc, ce n'est pas la culture de la masse qui peut être notre but, mais la culture d'individus choisis armés par accomplir de grandes oeuvres qui resteront ; nous savons bien qu'une postérité juste jugera la culture d'ensemble d'un peuple uniquement et exclusivement d'après les grands héros d'une époque, ceux qui marchent seuls, et qu'elle émettra un vote d'après la manière dont ils ont été reconnus, favorisés, honorés ou rejetés, maltraités, détruits. Par un chemin direct, par exemple par une instruction élémentaire obligatoire pour tous, on ne s'approche de ce qu'on nomme culture populaire que d'une manière superficielle et grossière : les régions véritables et les plus profondes où la grande masse peut avoir un contact avec la culture, c'est-à-dire le lieu où le peuple conserve ses instincts religieux, où il continue d'oeuvrer au système poétique de ses images mythiques, où il reste fidèle à ses coutumes, à son droit, au sol de sa patrie, à sa langue, toutes ces régions peuvent difficilement être atteintes par une voie directe et en tout cas pas par des mesures contraignantes et destructrices : et favoriser réellement dans ces matières graves la culture populaire n'est rien de plus que de s'opposer à ces mesures contraignantes et destructrices, et que d'entretenir cette inconscience salutaire, ce sommeil du peuple qui lui donne la santé et sans l'effet duquel, sans le remède duquel aucune culture ne peut se maintenir, étant donné la tension et l'excitation débordante de ses effets.
"Mais nous savons à quoi aspirent ceux qui veulent interrompre le sommeil salutaire du peuple, ceux qui lui crient sans cesse : "Sois vigilant, sois conscient ! Sois malin !" ; nous savons ce qu'ils visent, ceux qui font semblant, par un accroissement extraordinaire du nombre des établissements d'enseignement et par la création qui en est la conséquence d'une classe de professeurs conscients de leur importance, de satisfaire un puissant besoin de culture. Ce sont eux justement, et justement avec ces moyens, qui luttent contre la hiérarchie naturelle au royaume de l'intellect, qui détruisent les racines de ces forces de culture les plus hautes et les plus nobles qui viennent de l'inconscient du peuple et dont la destination maternelle est d'enfanter le génie et ensuite de l'élever et de l'éduquer convenablement. Seule la comparaison avec la mère nous permet de comprendre l'importance et les obligations que la véritable culture d'un peuple a à l'égard du génie : sa véritable naissance ne dépend pas d'elle, car il n'a pour ainsi dire qu'une origine métaphysique, qu'une patrie métaphysique. Mais qu'il vienne à apparaître, qu'il émerge du milieu d'un peuple, qu'il soit pour ainsi dire l'image reflétée, le jeu complet des couleurs de toutes les forces particulières de ce peuple, qu'il fasse voir la plus haute destinée de ce peuple dans l'être métaphorique d'un individu et dans une oeuvre éternelle, reliant ainsi son peuple à l'éternité et le libérant de la sphère changeante de l'instantané - tout cela le génie ne le peut que lorsqu'il a été mûri et nourri dans le sein maternel de la culture d'un peuple - alors que, sans cette patrie qui le protège et le réchauffe, il sera dans l'impossibilité absolue de déployer ses ailes pour son vol éternel, mais s'éloignera tristement, en son temps, de ce pays inhospitalier, comme un étranger jeté dans des solitudes hivernales."
Nietzsche,
Sur l'avenir de nos établissement d'enseignement, Editions Gallimard, Collection "Bibliothèque de la Pléiade", Paris : 2000, p. 239-240. Trad. Jean-Louis Backès.