C'est superbe ? Ah bon alors je le regrette.
Le spleen du train peut aussi, et en gigogne avec tout le reste, s'expliquer par le défilé d'images, en tout point semblable à celui du cinématographe, que se donne pour forme le spectacle du réel et de la vie considéré depuis la fenêtre du compartiment. D'ailleurs, est-ce bien un hasard si en France, la première bobine de cinématographe (une des premières sans doute), se nomme
Arrivée du train en gare de la Ciotat. Le train débarque ses passagers, le cinématographe débute à ce moment et prolonge le voyage. L'alignement des vues sur la pellicule du film -- c'est étrange et c'est charmant: en indonésien, "film" (de cinéma) se dit "velum" --, montrant des carreaux à peine rectangulaires, ressemble à s'y méprendre à l'alignement uniforme des fenêtres des compartiments de trains de passager
vues de l'extérieur.
J'ai précisé que le train était le premier mode de transport de masse terrestre dans lequel la motion ne peut être interrompue. Terrestre car la navigation maritime faisait cela très bien déjà et depuis des siècles, à cette différence près qu'elle ne donnait à voir que des masses d'eau uniformes, ne laissait rien défiler au regard, aucune vie humaine à contempler.
Mais il y a plus: le voyage maritime ne sera pas interrompu par un homme ou une femme qui passerait dans le décor marin au défilé immobile en se précipitant par dessus bord. La bonne marche du vaisseau n'en sera nullement affectée. Avec le train, cela change un peu: un homme tombé sur la voie perturbe le transport, peut l'interrompre, et parce que son corps constitue un obstacle il est même susceptible de faire encourir un certain péril aux autres passagers. Avec l'avion, on franchit un cran: le spectacle du monde, dans le flot des nuages, est à la fois divers et monotone, comme l'est celui de l'océan depuis le bord du paquebot, mais sous les nuages ou par temps dégagé, le monde d'en dessous se reprend à défiler, cependant il le fera de loin, et beaucoup plus lentement que depuis un compartiment de train; au plan splénétique, on le voit, le voyage en avion réunit donc les avantages et les inconvénients des deux autres modes, le terrestre et le maritime; quant à l'incident du "saut par-dessus bord", s'il advient, s'il lui était permis d'advenir, ses conséquences seraient effroyablement tragiques pour le déplacement de l'avion: le voyage définitivement arrêté pour tous, et tous les passagers trépassant. Le film du monde vu d'avion prendrait fin instantanément, comme le voyage et comme le monde lui-même.