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Nietzsche : sur l'avenir de la culture (6)

Envoyé par Quentin Dolet 
Loin d'ici, profanes !


Encore une fois nous avons le sentiment étrange, en poursuivant la lecture de ce texte, que Nietzsche parle de nous, qu'il nous a parfaitement pressentis. Mais il ignore encore sa connaissance ; nous, nous avons la réalité sous les yeux. Il nous suffira de voir l'attitude prétentieuse et désinvolte de n'importe lequel de nos jeunes et brillants diplômés face à la culture - qu'elle soit représentée par Homère, Pythagore, ou par Nietzsche lui-même, dont le nom pourrait aisément remplacer aujourd'hui ceux des colosses qu'il admirait tant.
En outre, ce passage est un bel exemple de l'humour féroce dont le philosophe était capable.


Troisième conférence

"Que l'on regarde seulement une seule génération de philologues. Comme il est rare que l'on remarque chez eux le sentiment de la pudeur qui fait que, face à un monde comme le monde grec, nous croyons n'avoir aucun droit à l'existence, avec quelle audace, quelle hardiesse au contraire cette jeune race édifie ses misérables nids au beau milieu des temples les plus grandioses ! La plupart de ceux qui, depuis l'époque de leurs études universitaires, se promènent sans crainte et avec un tel contentement d'eux-mêmes dans les ruines étonnantes de ce monde, il faudrait vraiment qu'une voix puissante leur crie de tous les coins : "Loin d'ici, profanes, vous qu'on ne devra jamais initier, fuyez en silence ce sanctuaire, en silence et couverts de honte !" Hélas, cette voix se fait entendre en vain : car il faut être un peu de race grecque pour comprendre simplement une malédiction et une formule d'exclusion grecques ! Mais ceux-là sont si barbares que, selon leur habitude, ils s'installent commodément dans ces ruines : ils apportent avec eux toutes leurs commodités modernes et leurs divertissements favoris, ils les cachent aussi bien derrière des statues antiques et des monuments funéraires : et l'on jubile intensément quand on retrouve dans un cadre antique ce qu'on y a d'abord introduit par la ruse. L'un d'eux fait des vers et sait feuilleter le lexique d'Hesychios : le voilà tout de suite persuadé qu'il est appelé à traduire Eschyle en vers et il trouve aussi des fidèles pour déclarer que lui, le pauvre diable de poète, il est "congénial" à Eschyle ! Un autre, avec l'oeil méfiant d'un policier, recherche toutes les contradictions, toutes les ombres de contradiction dont Homère s'est rendu coupable : il gaspille sa vie à déchirer puis à recoudre des chiffons homériques que d'abord il a lui-même volés au magnifique manteau. Un troisième n'est pas à l'aise dans l'aspect mystérieux et orgiastique de l'Antiquité ; il se décide une fois pour toutes à ne laisser subsister qu'un Apollon éclairé et à voir dans l'Athénien un apollinien serein et raisonnable, quoique légèrement immortel. Comme il respire quand il a ramené un nouveau coin sombre de l'Antiquité à la hauteur de ses propres lumières, quand par exemple il a découvert dans le vieux Pythagore un brave confrère pour une politique des Lumières. Un autre se torture à réfléchir pourquoi Oedipe a été condamné par le destin à des choses aussi abominables que de devoir tuer son père et épouser sa mère. Où est la faute ! Où est la justice poétique ! Soudain il sait : Oedipe n'était-il pas au fond qu'un drôle passionné, dénué de toute douceur chrétienne ? Il a même une fois un accès de fureur tout à fait indécent - lorsque Tirésias l'appelle le monstre et la malédiction de tout le pays. Soyez doux ! voilà ce que peut-être Sophocle voulait enseigner : sinon il vous faudra épouser vos mères et tuer vos pères ! D'autres encore comptent toute leur vie les vers des poètes grecs et latins et se réjouissent de la proportion 713 = 1426. Pour finir, il en est même un qui promet de résoudre une question aussi grave que la question homérique en étudiant les propositions et qui croit avec άνά et χατά faire sortir la vérité de son puits. Mais tous, si différentes que soient leurs tendances, fouillent et retournent le sol grec avec une constance, une lourde maladresse, qui devraient véritablement faire peur à un ami sérieux de l'Antiquité : et je voudrais prendre par la main tout homme, doué ou non, qui laisse percevoir quelque inclination pour l'Antiquité dont il ferait sa profession, et pérorer devant lui comme suit : "Sais-tu quels dangers te guettent, jeune homme que l'on envoie en voyage avec un savoir scolaire fort moyen ? As-tu ouï dire que c'est selon Aristote une mort tragique que d'être écrasé par une statue ? Et c'est justement la mort qui te guette. Tu t'étonnes ? Sache donc que les philologues tentent depuis des siècles de redresser la statue de l'Antiquité grecque, qui est tombée et a été enterré ; mais c'est toujours jusqu'ici avec des forces insuffisantes : car c'est un colosse sur lequel les individus grimpent comme des nains. On met en oeuvre la réunion de forces immenses et tous les leviers de la culture moderne : mais toujours, à peine soulevée du sol, elle retombe et écrase les hommes dans sa chute. Cela serait encore admissible : car cet être doit mourir de quelque chose : mais qui garantit que dans ces essais la statue elle-même ne sera pas brisée ! Les philologues meurent de la main des Grecs - on peut en prendre son parti - mais l'Antiquité est elle-même brisée par les philologues ! Réfléchis-y bien, jeune homme de peu de cervelle, recule, si tu n'es pas iconoclaste !"

Nietzsche, Sur l'avenir de nos établissement d'enseignement, Editions Gallimard, Collection "Bibliothèque de la Pléiade", Paris : 2000, p. 242-243. Trad. Jean-Louis Backès.
Utilisateur anonyme
17 août 2008, 22:27   Un des 3 piliers.
Pour le dire très vite on peut rappeler que le développement des idées de Nietzsche repose sur trois piliers : la culture grecque, qu'il apprit à évaluer en tant que philologue (message d'Olivier), la philosophie de Schopenhauer, et l'art de Wagner. Dun côté, Nietzsche se référa à la culture des anciens Grecs des VIéme et Vème siècles avant notre ère. De l'autre, il vit qu'une culture du même type renaissait au sein d'une culture allemande nouvelle qui s'annoncait avec Schopenhauer et Wagner : vous connaissez la suite...
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