Serais-je donc le seul, ici, à ne pas applaudir à l’annonce de cette « publication » et, tout au contraire, à la ressentir comme un crève-cœur ? Le seul à considérer que le livre électronique s’adresse précisément à « l’homme remplaçable », l’homme formé au « clic » et que le « clic » a si bien accoutumé à l’apparition, la disparition, la substitution de toute chose et de lui-même ? L’homme d’un autre monde.
L’Homme remplaçable, je n’en guetterai jamais la rencontre sur les rayons d’une librairie, d’un bouquiniste ; il ne me surprendra pas de son insolite présence dans un déballage de vide-grenier, tiens ! un Camus, quelle bonne surprise. Un tel « livre » ne saurait exister que par le truchement d’un geste volontaire de ma part, un acte prémédité, vaguement militant, un acte qui, de surcroît, passerait par la nécessité de m’
équiper.
L’Homme remplaçable ne peut s’adresser à moi qu’à la condition d’en passer par tout ce qui, précisément, a conduit l’homme à l’hypothèse de sa « remplaçabilité » et, par là, celle-ci s’affirme inéluctable dans sa condamnation même.
Autant dire que je ne le lirai pas, nonobstant toutes les bonnes raisons que j’aurais à le faire, auxquelles il manque toutefois et mon bon plaisir, et mon usage de la lecture et mon commerce avec les livres et ma volonté de ne pas les voir remplacés par d'autres usages.
On rappellera que c’est contraint et forcé que Renaud Camus, faute d’éditeur, a dû se résoudre à emprunter la voie du « téléchargement ». Je n’en crois rien ou, plus justement, si je crois à la réalité du misérable lâchage éditorial, je crois aussi que ce lâchage est une sorte d’aubaine en ce qu’il permet à Renaud Camus de se lancer ouvertement et la conscience tranquille dans l’ambition de se passer d’éditeurs, d’être son propre maître.
Comme il l’écrit lui-même dans
Septembre absolu - et ce passage mérite à mon avis d’être médité – il est bien le fils de sa mère qui s’étonnait
également que les hommes n’enfilassent plus de gants pour sortir et qu’il eût fallu encore se déplacer pour passer une radio, au XXIème siècle. Ainsi voulons-nous tous le beurre et l’argent du beurre, le « livre téléchargeable » et l’homme irremplaçable.
Quant à moi, en matière de nouveaux usages, j’ai bien peur d’avoir épuisé tout mon « capital » en me prêtant, au fil du temps, au remplacement de la conversation intellectuelle
in vivo par celle
in forum. Chacun ses limites. Je ne peux aller au-delà et le « livre électronique » restera pour moi lettre morte.