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Les nouvelles quêtes d'éternité

Envoyé par Quentin Dolet 
Les nouvelles quêtes d’éternité, in Etudes, février 2008

Nicole Aubert
Professeur à l’ESCP-EAP.
Chercheur au Laboratoire de Changement Social, Université Paris VII.
Présidente du Comité de Recherche de Sociologie Clinique de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française


L’aspiration à l’éternité est aussi vieille que l’humanité. La source de toute religion est là, dans ce désir de nier la durée, de faire revivre les gens qu’on a aimés, dans le besoin qu’éprouve le moi de « s’agréger à l’éternel et de sauver ainsi son individualité fragile que menacent le temps et la mort [1] ». Mais l’éternité est difficile à imaginer, elle ne peut s’effectuer qu’à partir des catégories du temps dont l’homme est familier. Tandis que la pensée du passé constitue une certitude, heureuse ou malheureuse, mais détachée de l’idée de risque, le rapport de l’homme au futur est source d’anxiété. Le futur n’est pas seulement incertitude, il contient notre fin. L’anxiété que cause l’avenir est aussi celle du néant. Incertaine de l’avenir et menacée par lui, apprenant par l’expérience de son passé que la marche du temps peut apporter des souffrances, la conscience affective de l’homme tend à dire non au temps, à vouloir en renverser le cours, à refuser de mourir. La recherche d’éternité s’inscrit dans cette négation et ce refus d’un temps fini, clôturé à jamais, qui sombre dans le néant. Elle est une tentative de réponse à cette absence de sens à laquelle conduit l’angoisse du néant. La question de l’éternité est donc intimement liée à celle du sens, un sens que l’homme cherche à opposer à l’angoisse du néant, liée à l’inéluctabilité de la mort.

L’un des moyens de combattre cette angoisse de la mort, le plus largement partagé, fut longtemps la croyance religieuse en une vie après la mort, une vie éternelle plus heureuse que la vie terrestre et dans laquelle pourrait se vivre, s’accomplir et se réparer tout ce qui n’avait pu l’être durant notre séjour sur la terre. Ce qui caractérise cependant l’évolution contemporaine de cette quête de nature religieuse, c’est, d’une part, sa sécularisation et, d’autre part, son rapatriement dans le présent.

Des systèmes de sens sécularisés et « rapatriés » dans le présent

L’influence des grandes religions, dans leur forme traditionnelle, s’est en effet considérablement amoindrie lorsque s’est révélée leur incapacité à traduire sur le plan spirituel la vie quotidienne de la société industrielle. Le relais fut alors pris par les grandes idéologies du xxe siècle, ces « religions séculières » dont Raymond Aron disait qu’elles occupaient, dans l’âme de nos contemporains, la place de la foi évanouie. Puis, à leur tour, ces systèmes de sens collectif, comportant une dimension explicative du monde et portés tant par les traditions communautaires ou politiques que par les idéologies de progrès ou de révolution, se sont affaiblis ou ont révélé leurs limites. Les deux systèmes de sens dominants au cours du xxe siècle ont dévoilé leurs carences : le système communiste, qui pensait incarner la Modernité en décrétant que l’Histoire avait un sens, a fait la preuve de sa faillite ; et le système libéral, qui ne comptait que sur la seule dynamique de la Modernité – liberté, ouverture et progrès – pour générer un sens collectif mobilisateur [2], a abouti à une impasse : c’est en fait à une « marchandisation » du sens que l’on a assisté, à l’apparition d’un monde dans lequel la consommation s’impose comme système de référence, tandis que les valeurs qui en découlent et nous régissent désormais (efficacité, utilité, argent, compétition, urgence) se situent aux antipodes des valeurs d’épanouissement de l’homme et condamnent à une perpétuelle course en avant.

Le seul point commun entre ces deux grands systèmes porteurs de sens qu’étaient la religion traditionnelle et sa version sécularisée, celle des grandes idéologies, est que le salut de l’individu, ou son bonheur, était projeté à la fin des temps : au delà du temps terrestre et dans « l’autre monde » dans le cas des religions (catholique, notamment) ; après l’avènement des lendemains qui chantent dans un monde transformé par la victoire du prolétariat dans le cas de l’idéologie marxiste, par exemple. Or, ce qui est caractéristique de la recomposition du paysage de la recherche de sens contemporaine, celle qui s’est installée dans le vide laissé par les grands systèmes en question, c’est le rapatriement du salut dans « l’ici et maintenant ». Même si, dans certaines religions traditionnelles – protestante, par exemple –, le salut dans l’autre monde n’était pas exclusif de la réussite dans celui-ci (cette réussite terrestre devant même être recherchée en tant qu’indicateur temporel de l’élection divine pour le salut dans l’autre monde [3]), c’était néanmoins le salut dans l’autre monde qui demeurait la finalité ultime. Or, dans les multiples formes que revêtent les nouvelles expressions de la religion, ce qui apparaît au contraire dans nombre d’entre elles, c’est une attente de résultats dans la vie immédiate – une amélioration de la vie sans lien avec une éventuelle vie au delà de la mort – et un souci de performance et d’efficacité, en étroite correspondance avec les impératifs de la construction de soi, dans le contexte de la société concurrentielle.

Le supermarché de la croyance

Pour ceux à qui les valeurs marchandes ne suffisent pas pour conférer un sens à la vie, les nouvelles formes d’expression de l’aspiration religieuse s’orientent désormais vers une demande de mieux-être dans la vie quotidienne, traduisant un rapatriement dans « l’ici et maintenant » d’une quête autrefois projetée au delà de la vie terrestre.
Les études de Danièle Hervieu-Léger sur les fondements et les méthodes de ces religions « en miettes [4] » montrent ce phénomène avec beaucoup de précision. Le besoin de « croire » contemporain semble soumis au même processus d’individualisation et de « subjectivisation » qui accompagne l’affirmation, dans tous les domaines, de l’identité contemporaine. Le souci obsédant de l’au-delà et de la rédemption ne concerne plus tant le devenir de l’âme après la mort que le salut dans ce monde-ci, processus qu’elle appelle (reprenant une étude d’Yves Lambert [5]) la réorientation « intramondaine » des attentes individuelles et collectives. D’une manière générale, se fait jour « une réorientation des enjeux de la croyance vers des objectifs accessibles ici et maintenant [6] », et la régénération de l’individu doit pouvoir être vécue dès ici-bas :
On attend de l’Esprit qu’il change la vie ici et maintenant, et l’on atteste à l’infini que c’est bien, en effet, ce qui s’est passé dans l’histoire individuelle de chaque converti […] La religiosité charismatique s’accorde, en son principe, avec une fast religion qui s’éprouve directement et instantanément dans la chaleur de l’émotion partagée. La vie spirituelle s’aligne ainsi sur le régime du temps d’une société gouvernée dans tous les domaines par l’impératif de plus en plus prégnant de la rapidité et même de l’instantanéité [7].

Ce qui est fondamental, dans cette version « intramondanéisée » du Salut, c’est le fait que l’idéal d’accomplissement de l’homme, après s’être déplacé d’un horizon situé dans « l’au-delà » vers un horizon terrestre, sous-tendu par l’idée de Progrès et absorbé dans la marche de l’histoire, en vient maintenant, avec la désacralisation et la « désutopisation » radicale de l’histoire, à se replier sur le terrain privé de la recherche de réalisation personnelle de soi dans le monde.

Ce qu’il y a alors de commun entre les différents mouvements religieux contemporains – qu’ils soient de type « conversionniste » (induisant, par le biais de l’expérience émotionnelle, un changement de vie immédiat) ou de type « rationalisation spirituelle [8] » (combinant de façon syncrétique des pratiques empruntées aux différentes traditions d’Orient et d’Occident et proposant des moyens variés d’accès à la maîtrise de soi, au savoir ou à une discipline de vie) –, c’est qu’ils constituent une entreprise de « récollection du sens ». Ils permettent à chacun d’organiser ses expériences personnelles en un récit donneur d’un sens au delà de soi-même, et de réorganiser en termes spirituels une trajectoire d’épreuves psychologiques difficiles en construisant eux-mêmes, « en référence à une lignée croyante quelconque, une identité personnelle qui les constitue comme sujets de leur propre histoire [9] ».

Finalement, l’extrême dissémination des croyances aboutit à transformer le paysage spirituel contemporain en un vaste supermarché [10], où les individus viennent s’approvisionner parmi les ressources spirituelles et les croyances symboliques disponibles pour bricoler leur « solution croyante » personnelle [11]. Ainsi se constitue un système de croyance atomisé [12] et standardisé, un système « à la carte », où chacun a la liberté de puiser au sein de réseaux à la fois distendus et virtualisés, grâce à la multiplication des sites religieux sur Internet. Quant à la dimension théologique, elle se trouve réduite à sa plus simple expression, la relation à la transcendance, rabattue sur la seule proximité affective avec l’être divin, dessinant ainsi – selon la très juste expression de Danièle Hervieu-Léger – une sorte de « religiosité réduite aux affects [13] ». La foi n’y intervient plus que comme « opérateur d’accomplissement personnel », en correspondance avec l’aboutissement du long processus ayant conduit l’individu à se détacher progressivement d’une façon d’être au monde soumise à un ordre transcendant et à la volonté de Dieu, pour poursuivre une quête personnelle de développement de soi et de bonheur individuel.
Chacun est ainsi devenu l’artisan de sa propre sphère de sens et forge lui-même le sens qu’il entend donner à sa vie. Dans l’éventail des croyances qui s’offrent à lui, il compose sa propre palette, pour apporter sa réponse personnelle aux grandes questions de l’existence et parvenir à vivre mieux. Le sens devient alors une propriété individuelle et privée, une entité au contenu malléable et mouvant, qui requiert beaucoup plus de ressources personnelles d’intériorité qu’un sens apporté de l’extérieur par des traditions communautaires spirituelles que l’on ne discutait pas. Dans ce vaste supermarché du sens, où chacun affronte désormais un grand nombre de systèmes de référence possibles, une exigence forte pèse sur chaque individu, qui représente à la fois la rançon de sa liberté et l’une des causes de sa vulnérabilité.

Cette démarche que nous venons de décrire s’articule cependant encore autour d’une source de sens extérieure, qu’elle soit grande ou petite (une discipline de vie, par exemple), autour d’un référent que l’on prend à l’extérieur de soi. Tel n’est pas le cas d’autres modalités de la quête de sens contemporaine, dans lesquelles on ne se réfère plus qu’à soi-même comme seule source de sens crédible sur laquelle s’appuyer. Il s’agit alors aussi bien de repousser le plus loin possible les limites du corps et de la mort que d’intensifier sa vie au maximum, comme si l’intensité vécue constituait le seul gage de l’accès à une certaine forme d’éternité.

Un corps immortel ?

Le rapport que nous entretenons à notre corps a subi une mutation profonde, étalée sur les dernières décennies. Jadis, la totalité de notre vie était placée sous le signe de la souffrance, de la maladie et de la mort. C’est pour cette raison que la religion s’efforçait de leur donner un sens : grâce à elles, l’homme pouvait apprendre à se connaître et, grâce à elles, conquérir la vie éternelle. La vie terrestre n’était elle-même qu’un passage, la vraie vie commençait après la mort.

Les extraordinaires progrès de la médecine, survenus depuis une soixantaine d’années, notamment avec la découverte des sulfamides et des antibiotiques qui a révolutionné la médecine entre 1936 et 1945, ont renversé cette perspective. Jusque-là, le médecin, même s’il comprenait bien les pathologies, les guérissait rarement. A présent, non seulement il y parvient dans un grand nombre de cas, mais encore le retour à la santé devient un droit que le patient exige, parfois sous menace de procès. Quant à la douleur, Michel Serres explique, dans son ouvrage Hominescence [14], comment il a vécu, à la fin des années 60, la crevasse qui a commencé à séparer des générations formées à la souffrance permanente de celles qui se scandalisent de la plus petite irritation. Et il montre comment les préceptes austères des sagesses d’autrefois, qu’elles soient stoïciennes ou chrétiennes, avaient pour but d’entraîner la volonté à faire face aux contraintes inévitables de la souffrance et de la mort précoce.

Aujourd’hui, la perspective a changé : longtemps asservi à la douleur, à la maladie et à la mort, l’homme se situe davantage dans un rapport de maîtrise de son corps. S’il considère la santé comme un droit, il sait maintenant aussi qu’il est en partie responsable de la durée et de la qualité de sa vie. Il sait qu’il peut jouer un rôle dans le déclenchement des pathologies, puisque nombre de maladies (cancers, maladies cardio-vasculaires, notamment) dépendent du tabac et de l’alcool, de l’alimentation et de l’exercice physique.

Par ailleurs, là où il fallait jadis, pour vivre mieux, oublier son corps ou parvenir à le vaincre, il faut au contraire aujourd’hui prendre conscience de son corps, l’habiter mieux, le préserver, le garder jeune, en un mot le produire et non plus le subir. Dans un contexte où la biologie nous promet l’immortalité d’une grande partie des cellules du corps, tandis que la médecine nous enseigne que le vieillissement peut être contenu grâce à de bonnes pratiques et des soins adaptés, cette production de soi prend d’abord la forme d’une lutte contre le vieillissement attestée par l’augmentation considérable du chiffre d’affaires des produits antivieillissement : il s’agit d’extraire le temps du corps humain pour lui gagner, sinon l’immortalité, du moins la longévité [15].

Mais la mutation qui s’est produite ne se limite pas à cette libération des asservissements anciens. Il importe aussi, maintenant, de pouvoir se créer un corps nouveau à l’image de son désir, de le modifier et le rectifier à volonté. D’où les recours de plus en plus fréquents à la chirurgie esthétique, pour le remodeler et le façonner à sa guise, et surtout le garder éternellement jeune, afin que le temps s’abolisse et que soient reculées les frontières de la mort – non seulement par rapport à la maladie, mais aussi par rapport à l’apparence physique. D’un corps asservi et dominé par la nature, nous sommes donc passés, en un peu plus d’un demi-siècle, à un corps de plus en plus autofaçonné, tant dans son fonctionnement interne que dans son apparence.

La transcendance de soi

Il est cependant une autre façon de repousser les limites du corps, et ainsi de vivre plus, d’intensifier sa vie, c’est de pousser ces limites à l’extrême, pour tenter de les dépasser, dans une sorte de transcendance de soi-même. La transcendance n’est plus extérieure, elle est intérieure. En allant au delà de ses propres limites, en s’autodépassant, on tente de se faire plus grand et autre que ce que l’on est ; et, d’une certaine façon, le dieu auquel on se réfère, c’est soi-même.

Cette quête d’autotranscendance peut s’effectuer dans des registres divers : parlant de son investissement dans une entreprise, un manager parlait ainsi d’un « dieu instantané » qu’il portait en lui, une sorte de dieu prêt à l’emploi qui se confond avec soi-même et auquel on se réfère pour avancer et s’orienter dans l’existence. Mais c’est dans le domaine du sport de haut niveau, sous-tendu par une injonction de dépassement permanent de soi, qu’on en trouve les expressions les plus caractéristiques. Cette quête peut d’ailleurs, dans certains cas, rejoindre une certaine forme de quête de Dieu, comme en témoignent ces paroles d’Ayrton Senna, interviewé en 1989 [16] :
Je suis là, dans le Présent, mais en même temps je suis plus loin que moi-même, plus loin que la réalité. Je suis dans le futur, j’ai une sorte de force qui me rapproche de Dieu.

Au delà de la figure un peu exceptionnelle du champion contemporain, c’est la figure de ce que David Le Breton [17] nomme les « nouveaux aventuriers » qui paraît la plus caractéristique de cette forme d’autotranscendance. Ce qui les caractérise, selon lui, c’est qu’ils sont apparemment des individus « ordinaires », sportifs bien sûr, mais pas insérés dans un système de compétition, qui choisissent de trouver le sens de leur vie dans une confrontation entre eux-mêmes et une nature souvent extrême, dans un corps-à-corps excessivement dur, où ils frôlent souvent la mort (régulièrement, d’ailleurs, certains y laissent leur vie), et qui les conduit jusqu’à l’extrême de leurs limites physiques. Peu importe le type d’exploit accompli – il peut s’agir de la traversée de l’Atlantique à la rame, de l’ascension de l’Everest sur une face particulièrement redoutable, d’une épreuve de survie dans le Grand Nord canadien, ou encore d’un raid amazonien en ULM : ce que l’aventurier contemporain vient chercher en poussant à l’extrême ses possibilités physiques, c’est ce qu’il ne trouve plus dans le système social où s’inscrit son existence, à savoir des limites. La société ne lui donnant plus des limites de sens, ce sont des limites de fait qu’il vient chercher dans ce corps-à-corps avec la nature. On peut dire alors, avec David Le Breton, que « le réel vient remplacer le symbolique » et que « le contact brut avec le monde […] se substitue au contact feutré que procurait le champ symbolique », comme si, là où le Sens fait défaut, les sens viendraient en quelque sorte prendre le relais et permettre d’« éprouver physiquement un monde qui se dérobe symboliquement [18] ». En interrogeant le signifiant ultime que constitue la mort, le nouvel aventurier cherche à savoir si vivre a encore un sens, le contact avec la mort agissant « comme un foyer anthropologique de significations », dans un contexte où la société échoue désormais « dans sa fonction symbolique d’orientation de l’existence [19] ». Il s’agirait, en somme, d’« en baver » et, en allant au delà de ses limites, de conquérir le droit d’exister.
Mais il est un second aspect, que souligne Le Breton, qui donne à l’aventurier contemporain son visage spécifique et l’oppose à l’aventurier « traditionnel ». Alors que ce dernier partait à la découverte d’un inconnu géographique et humain ou dans une fuite hors de la civilisation (ainsi Bernard Moitessier…), ou qu’il était animé d’une volonté de changer l’ordre du monde par une action collective à laquelle il apportait une contribution non négligeable – qu’il s’agisse d’une révolution, d’un processus de colonisation, d’une exploration ou d’une conquête (ainsi Che Guevara, Lawrence d’Arabie…) –, c’est à une exploration de lui-même à travers le monde, et non à une exploration du monde, que procède le nouvel aventurier. Il ne s’agit pas d’aller vers le monde pour découvrir d’autres modes de vie, d’autres paysages, mais de « faire venir le monde à soi pour tester son courage ou son endurance ». Peu importe alors les lieux de l’aventure, pourvu qu’ils soient extrêmes et permettent d’éprouver les limites de son corps, et ainsi de « se produire soi-même ». Le corps devient ainsi l’instrument de la quête contemporaine d’autotranscendance, voire d’autocréation.

La multiplication de soi

Si le corps peut constituer l’instrument d’un dépassement de soi permettant de retrouver un sens à la vie, il est aussi le lieu de la limite de soi : on est un homme ou une femme, jeune ou vieux, beau ou laid. Le corps, jusqu’il y a peu, nous enfermait dans une apparence déterminée, il constituait une souche identitaire essentielle. Or, c’est cette idée du corps comme l’une des souches de l’identité qui est en train de voler en éclats, et ce, grâce à l’immersion dans la réalité virtuelle par le biais d’Internet. La communication en réseau, sans corps et sans visage, que ce soit dans des forums de discussion ou au travers de sites de rencontre sur Internet, permet de dépasser les frontières du corps ; elle favorise les identités multiples et permet la fragmentation du sujet engagé dans une série de rencontres virtuelles pour lesquelles il endosse à chaque fois un nom différent, voire un âge, un sexe ou une profession choisis selon les circonstances. Le corps devient ainsi une donnée facultative dont on peut dépasser les limites par une multiplication de soi sur Internet. L’individu n’est plus attaché à un corps physique, il se livre à des explorations successives, sous des identités différentes, dans le monde immatériel du cyberespace. Il peut aussi, à peu de frais, se construire un moi beaucoup plus conforme à ses désirs par le biais d’un « sur-soi [20] » valorisant ou gratifiant. Il peut également, en navigant dans l’univers virtuel de Second life, vivre maintenant une seconde vie, à travers la création d’un avatar de lui-même, conforme à ses désirs et ses fantasmes les plus secrets, et grâce auquel il transcende toutes les limites de l’apparence physique et des multiples déterminismes qui le contraignent dans la vie réelle.
De fait, c’est tout un imaginaire de délivrance du corps qui se développe grâce à l’ordinateur, et, à travers les expériences virtuelles auxquelles il est à présent possible de se livrer, c’est aussi à une nouvelle forme d’expression de la quête contemporaine d’immortalité – ou plutôt d’a-mortalité – que l’on assiste. Ainsi, les membres d’une communauté virtuelle américaine, les « extropiens [21] » (ce qui signifie ceux qui échappent à l’entropie et donc à la mort), souhaitent, grâce au perfectionnement des techniques, prolonger à l’infini leur existence. S’ils meurent, leur dépouille est placée en hibernation jusqu’à ce que l’on découvre une manière de les soigner et, ainsi, de les ramener à la vie. Afin de s’affranchir définitivement de leur corps et de mener une vie virtuelle et éternelle, ils étudient la possibilité de transférer leurs esprits dans le réseau informatique. Pour le théoricien de la communauté David Ross, il suffit de parvenir à construire dans un programme d’ordinateur chaque neurone et chaque synapse du cerveau d’un individu pour pouvoir transférer l’esprit, avec toute sa mémoire, sur l’ordinateur, et permettre ainsi à l’individu d’abandonner son corps. L’identité la plus profonde de l’homme venant de son cerveau, la disparition du corps ne lui enlève rien. Bien plus, elle délivre l’extropien des maladies et de la mort ; et, s’il s’ennuie dans le cyberespace, l’extropien aura toujours la possibilité de se construire un nouveau corps par clonage à partir de l’ADN de son corps ou de celui d’un autre corps, dans lequel il sera alors possible de recharger son esprit.

Mais ces aspirations à l’amortalité ne sont pas seulement le fait de communautés plus ou moins utopistes, elles s’expriment aussi à travers le témoignage de certains scientifiques qui, pour conquérir l’immortalité, cherchent le moyen de parvenir à télécharger leur esprit sur un ordinateur. Ainsi Marvin Minsky, l’un des théoriciens majeurs de la pensée artificielle, ou Gerald Jay Sussman, professeur au MIT, qui souhaitent, eux aussi, s’affranchir de leur corps et se libérer de la mort :
Si vous pouvez faire une machine qui contienne votre esprit, écrit Sussman, alors la machine est vous-même. Que le diable emporte le corps physique, il est sans intérêt. Maintenant, une machine peut durer éternellement. Même si elle s’arrête, vous pouvez toujours vous replier dans une disquette et vous recharger dans une autre machine. Nous voudrions tous être immortels [22]…

En véhiculant la croyance en une sorte de Paradis où l’esprit vivrait éternellement, débarrassé de son enveloppe corporelle, tous ces témoignages s’apparentent à un discours religieux, dans lequel la croyance en la survie d’un esprit éternel se substitue à celle de la survie de l’âme, qui fondait le système de croyance des religions traditionnelles. Sous l’habillage scientifique permis par l’évolution des techniques, l’aspiration à l’immortalité est la même qu’auparavant : puisque c’est le corps qui contraint à la mort, c’est en s’en débarrassant que l’individu pourra accéder à la vie éternelle. Mais la différence dans l’accès à l’éternité est capitale : celle-ci n’est plus conférée par Dieu, selon un plan établi d’après ses desseins ; elle est, dans l’esprit de ceux qui imaginent ces scénarios, conquise par l’homme, au terme d’un processus de progrès scientifique dont il est le seul moteur. Non content de s’autoproduire (clonage, etc.), c’est l’homme qui, désormais, se confère à lui-même sa propre éternité.

Transcendance de soi, multiplication de soi, éternité de soi : les formes contemporaines du dépassement de soi pour échapper à la finitude sont multiples et s’expriment dans des registres très divers. Elles sont l’expression d’un renouvellement profond de la recherche de sens, qui se joue désormais dans l’exploration des confins ultimes de soi-même grâce à une poussée à l’extrême ou une volée en éclats des limites corporelles. Elles s’accordent avec la disparition de presque toutes les limites ayant, jusqu’à récemment, encadré l’activité humaine, et témoignent de l’aspiration de l’homme contemporain à être à lui-même son propre créateur et l’artisan de sa vie éternelle.

NOTES

[1]F. Alquié, Le désir d’éternité, PUF, 1963.
[2]P.-A. Taguieff, L’effacement de l’avenir, Galilée, 2000.
[3]Max Weber a bien montré les liens entre cette démarche et le développement du capitalisme. M. Weber, La religion protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1969.
[4]D. Hervieu-Léger, La religion en miettes ou la question des sectes, Calmann-Lévy, 2001. Nous nous sommes appuyée, pour tout ce paragraphe, sur l’étude de Danièle Hervieu-Léger.
[5]Y. Lambert, « Un paysage religieux en pleine évolution », in H. Riffaut (éd.), Les valeurs des Français, PUF, 1994.
[6]D. Hervieu-Léger, op. cit., p. 81.
[7]Ibid., p. 85 et 86.
[8]Selon les termes de Danièle Hervieu-Léger.
[9]Ibid., p. 97.
[10]Sur cette idée, voir G. Lipovetsky, L’ère du vide, Gallimard, 1988 ; L’empire de l’éphémère, Gallimard, 1991 ; ainsi que J.-B. Foucault et D. Piveteau, Une société en quête de sens, Odile Jacob, 1995.
[11]D. Hervieu-Léger, op. cit., p. 127 et 130.
[12]Ibid., p. 138.
[13]Ibid., p. 132.[
14]M. Serres, Hominescence, Le Pommier, 2001 (rééd. Le Livre de Poche, 2003).
[15]H. Juvin, L’avènement du corps, Gallimard, 2004.
[16]L’Equipe Magazine, 30 septembre 1989. Extrait d’interview rapporté par Isabelle Queval dans « Le dépassement de soi, figure du sport contemporain », Le Débat, n° 114, mars-avril 2001.
[17]D. Le Breton, Passions du risque, Métailié, 2004
[18]D. Le Breton, op. cit., p. 46, 47 et 73.
[19]D. Le Breton, op. cit., p. 60 et 47.
[20]Selon l’expression de Francis Jauréguiberry, dans « Hypermodernité et manipulation de soi », paru dans N. Aubert, L’individu hypermoderne, Eres, 2004.
[21]Nous reprenons, dans tout ce passage, le commentaire des travaux de cette communauté, tel que David Le Breton en fait le récit dans son ouvrage L’adieu au corps, Métailié, 1999, p. 212-213.
[22]Cité dans Margaret Morse, What Do Cyborgs Eat ?, p. 162. Repris dans D. Le Breton, L’adieu au corps, op. cit., p. 213.
24 août 2008, 14:51   Far fetched
N'est-ce pas, Francis ?

Quand je lis :

la croyance en la survie d’un esprit éternel se substitue à celle de la survie de l’âme

C'est le mot qui me vient à l'esprit.
Utilisateur anonyme
24 août 2008, 14:56   Re : Les nouvelles quêtes d'éternité
L'éternité a pris une forme inattendue et sordide, avec le Réseau. (Mais on va encore me dire que je ne sais voir que le côté négatif du merveilleux Internet…)

Placez une photographie de vous (ou de votre chien, ou de votre petite amie) sur le Net ; immédiatement, elle cesse de vous appartenir : elle sera probablement recyclée, recopiée, démultipliée, à l'infini, et rien ne dit qu'elle ne sera pas visible encore durant un million d'années…

Tous ces blogs d'adolescents, toutes ces jeunes filles qui se montrent nues et bien plus devant leur web-cam… Savent-ils, ces fous, que ces images survivront à leur adolescence, à leur vieillesse, à leurs enfants, et aux arrières petits-enfants de leurs enfants ? Ont-elles pensé, ces jolies nymphettes pleines de joie de vivre et sans pudeur, que lorsqu'elles seront de vieilles femmes abandonnées dans un mouroir quelconque, et que, par miracle, quelqu'un de la famille viendra "les visiter", leur donnant une heure de sa vie trépidante, ludique et branchée, ce visiteur aura peut-être dans sa mémoire, dans son œil, dans sa poche, sa grand-mère, les jambes écartées, ou le visage plein de foutre, ou bien pire, cette image étant classée dans une des catégories terrifiantes de la nouvelle pornographie cool et "girl next door" qui prolifère actuellement sur le Net ?
Boris vous avez bien du souci...
Utilisateur anonyme
24 août 2008, 15:10   Re : Les nouvelles quêtes d'éternité
Vous avez raison : c'est pas un souci !
Utilisateur anonyme
24 août 2008, 15:43   Mais qu'est-ce qu'il a ?!?!!!
"Tous ces blogs d'adolescents, toutes ces jeunes filles qui se montrent nues et bien plus devant leur web-cam… Savent-ils, ces fous, que ces images survivront à leur adolescence, à leur vieillesse, à leurs enfants, et aux arrières petits-enfants de leurs enfants ? Ont-elles pensé, ces jolies nymphettes pleines de joie de vivre et sans pudeur, que lorsqu'elles seront de vieilles femmes abandonnées dans un mouroir quelconque, et que, par miracle, quelqu'un de la famille viendra "les visiter", leur donnant une heure de sa vie trépidante, ludique et branchée, ce visiteur aura peut-être dans sa mémoire, dans son œil, dans sa poche, sa grand-mère, les jambes écartées, ou le visage plein de foutre, ou bien pire, cette image étant classée dans une des catégories terrifiantes de la nouvelle pornographie cool et "girl next door" qui prolifère actuellement sur le Net ?"
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Euh Boris... ? Seriez-vous touché par le "syndrome malin"... ? Je rappelle que ce syndrome est toujours annoncé par une augmentation progressive de la température (en 36 à 48 heures) et impose un transfert d'urgence en service de réanimation...
Utilisateur anonyme
24 août 2008, 15:49   Re : Les nouvelles quêtes d'éternité
Vous m'emmerdez, Pascal Orsoni !
Boris vous avez entièrement raison. L'exploitation des informations et des images sur internet est un phénomène incontrôlable.
Utilisateur anonyme
24 août 2008, 16:02   Re : Les nouvelles quêtes d'éternité
Hum... j'ajoute que le syndrome malin associe : hyperthermie dépassant 40°C, tachycardie à 140-160, pâleur, polypnée, sueurs profuses, instabilité tensionnelle et adynamie extrême. (Oui... ça m'a tout l'air d'être ça...)
24 août 2008, 16:12   Re : Far fetched
Il y a en anglais ce terme (aux consonances dickensiennes) que j'affectionne pour qualifier ce type d'énoncé: gobbledegook
Utilisateur anonyme
24 août 2008, 16:22   Gooobbbbbledggookk!!!!!
Ah bah pour sûr que ça, c'est du gobbledegook ! Et c'est tellement énOOOrme que... non, rien.
Utilisateur anonyme
24 août 2008, 16:23   Re : Les nouvelles quêtes d'éternité
Olivier, merci de votre réponse. Ça n'a l'air d'intéresser personne, bien sûr, mais je crois que le phénomène majeur qui risque de bouleverser nos vies de fond en comble est là, dans la circularité à vide de ce temps nouveau.

Ce n'est pas seulement qu'il est incontrôlable, c'est aussi qu'il est sans fin, aux deux sens du terme.
24 août 2008, 16:26   Mortel toi-même!
Ce que vous dites de ces images sur le net vaut également pour ces saloperies de tatouages dont ils et elles s'empastifouillent (to plaster over en anglais) le corps, leurs pauvres corps de paumé(e)s mortel(le)s, leur corps futur qui sous eux devra vieillir et se friper en n'y pouvant mais.

"Mortel, ton tatouage!"

Ils prononcent "mortel" comme si l'immortalité de leurs images, tatouées sur le net ou sur leur corps, les avaient définitivement préservés de la déchéance, de la ruine du corps et de ses prétentions, comme si le mot "mortel" ne signifiait plus que "super!".
24 août 2008, 16:30   gobbledegook
C'est très joli !

Cela rejoint loophole et gerrymandering parmi les mots américains "qui font sens" et qui n'ont pas d'équivalent exact en français (comme "early" cher au Maître).
Utilisateur anonyme
24 août 2008, 16:30   Re : Mortel toi-même!
Oui, Francis, mais il me semble que le tatouage n'est rien, à côté. Il disparaîtra avec le corps, au moins, ce qui est lot de l'humain.

Mais je vous rejoins tout à fait pour trouver ces tatouages absolument imbuvables et d'un mauvais goût achevé. Moins cependant que les "piercings" et autres boucles d'oreille, de nez, de clito, etc. Déjà qu'une oreille percée était considérée comme étant de mauvais goût, de mon temps…
24 août 2008, 16:33   Boucles de clito
Boris,

Vous me faites peur... qui êtes-vous ?
Utilisateur anonyme
24 août 2008, 16:34   Re : Boucles de clito
Mon nom est Joyce, Boris Joyce.
24 août 2008, 16:39   Re : Mortel toi-même!
Il m'est impossible de développer cette thèse ici et maintenant, mais je suis absolument sûr que le porno et le tatouage sont deux aspects d'un même phénomène, d'un même crime contre soi (crime d'orgueil, de dérisoire prétention contre la condition humaine de mortel, mais pas seulement): les deux facettes d'une même diablerie qui fait de soi et de son corps une chose sans intérêt, une chose classée ne méritant aucun devenir, ne recelant aucune surprise future.
Utilisateur anonyme
24 août 2008, 16:43   Mortel
Ce n'est pas "le porno" qui m'inquiète, Cher Francis, c'est cette nouvelle forme de pornographie, qui va bien au-delà de la monstration de corps nus ou d'intimités dévoyées.
24 août 2008, 16:44   L'anglais de Tom and Jerry
Gerrymandering est le tripatouillage électoral en français, ou "la magouille électorale".

Un loophole dans une réglementation est une "faille" comme dans "exploiter les failles de la réglementation" ou une lacune (comme dans "la loi comporte des lacunes à cet égard")
24 août 2008, 16:45   Tatouage
Bien cher Francis,


Je ne partage pas entièrement votre point de vue. Si le tatouage généralisé, dans les civilisations avancées, me paraît assez bien correspondre à ce que vous dites, j'ai tout de même en tête quelques exemples de tatouages d'identification, fort anciens :

- ceux des marins, dans toute l'Europe ;
- les cicatrices de combats au sabre, chez les étudiants Allemands d'autrefois, qui participent de la même logique ;
- ceux des Yakuza.
Utilisateur anonyme
24 août 2008, 16:51   Nouveaux motifs
Il faut noter en outre que le tatouage généralisé s'accompagne d'une épilation généralisée.

Suppression d'un signe "naturel", ajout de signes culturels.

PS. Je ne connais rien de plus sinistre que ces femmes d'un certain âge qui se baladent sur la plage avec un sexe épilé.
24 août 2008, 16:54   Re : Tatouage
Les Yakuza, en effet. J'ai connu très brièvement une jeune fille, à Hong Kong, qui portait sur trois doigts de la main chacun de ces trois signes "14K" soit le nom d'une triade locale. Le tatouage des Yukuza est une forme de marquage de bestiaux, un signe reconnaissable d'appartenance, de classement définitif, comme j'ai tenté de vous le dire plus haut. Un tatouage est le signe d'une psyché qui se conçoit comme sans avenir, ce qui vaut auto-offense, auto-insulte, et qui est triste et bas. Le tatouage dit "là je me suis arrêté, là je me suis conçu comme fini, le présent m'importe peu, je ne vaux rien pour l'avenir". Mais je m'avoue incapable d'argumenter plus avant ce sentiment, cette certitude.
En lisant vos interventions, très pertinentes, Boris et Francis, je crois que je vais en revenir aux pseudonymes.
Utilisateur anonyme
24 août 2008, 21:03   Le scenario
Qu'ils sont à plaindre, ceux qui n'aiment pas la S.F. Le roman des hommes puise désormais dans ce genre ses principaux thèmes, le polar pourvoit aux intrigues et les décors sont confiés à la B.D.
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