Un des plus grands maux de l'ère informatique est peut-être celui-ci :
Combien de fois n'avez-vous pas dit, hurlé, pleuré : "J'ai tout perdu !" ? La chose m'est arrivé deux ou trois fois, je parle de travaux de longue haleine, six mois et plus qui partaient en fumée, en une seconde. Je ne développe pas.
À une bien moindre échelle, et beaucoup plus souvent, nous avons tous perdu la substance (partielle ou complète) de ce nous étions en train d'écrire, ici ou là ; le message part à la dérive, et nous laisse le plus souvent avec un sentiment de découragement : réécrire le message, vraiment ? Est-ce possible, est-ce souhaitable, est-ce raisonnable ? Sept fois sur dix, j'avoue que j'abandonne. Et parfois, c'est avec profit. Mais là n'est pas mon propos.
Tout perdre, vraiment ? La belle affaire ! On dirait que l'on découvre cette situation, difficile, certes, mais enfin, qui n'a rien de si dramatique, et dont l'issue n'était pas considérée jadis comme une calamité indépassable. On avait perdu un manuscrit, une partition déjà bien engagée, la trame d'une histoire, etc. Eh bien
on recommençait le travail. Tout simplement, et sans trop se plaindre. Les "supports" ont toujours été (plus ou moins) périssables, corruptibles. Mais le courage, lui, ne semble plus de même nature… "Refaire" est presque devenu une grossièreté.
"Tout refaire" est une injonction qui semble désormais venir tout droit de l'enfer. La flemme, la paresse de ceux qui sont nés avec l'informatique est incommensurable. J'entendais avant-hier Antoine Prost, chez Finkielkraut, parler du "travail", du travail indispensable, à l'école comme ailleurs. Les programmes, les contenus, la pédagogie, oui, tout cela est très beau, mais… est-ce que les élèves, est-ce que les apprentis, est-ce que les salariés, est-ce que les cuisinières sont encore prêts à
travailler ? Rien n'est moins sûr. On pourra bien leur fournir tous les outils qu'on veut, les meilleurs, les plus fins, les plus
ergonomiques, les plus efficaces, (et c'est sans fin, comme dirait Baudrillard), ce sera comme de pisser dans violon.
L'outil, le don, l'inspiration, les conditions, oui, mais
le travail ? Le travail est remplacé par la duplication : duplication d'un savoir, d'un savoir-faire, d'une matière, d'un style bientôt. On n'œuvre plus, on
copicole. C'est cela, l'ère du simulacre.