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Aux connaisseurs de l'Asie : le christianisme chinois

Envoyé par Loïk Anton 
Il me semble que s'ébattent en ce lieu quelques personnes qui connaissent bien l'Asie, notamment la Chine.
Une de mes proches se dit '"chrétienne" et est chinoise. Sa vision du christianisme m'étonne : lors d'une visite au Louvre, elle est choquée par les représentations de Lazare et des martyrs... Elle voit l'aspect sanglant de ces scènes sans visiblement en pénétrer le sens.
Elle se dit "chrétienne" sans bien pouvoir préciser si elle catholique ou protestante ; elle n'a pas l'air au courant des guerres de religions, ni des différences entre catholiques et protestants.
J'ai l'impression que pour elle - et plus généralement pour les Chinois chrétiens, voire les Coréens chrétiens etc. - le christianisme n'a pas grand chose à voir avec ce que nous appelons tel. Il s'agit plutôt d'une morale droite, d'une bonne volonté, de la croyance en une âme individuelle, mais totalement éloignée - et décalée - de notre histoire, des querelles théologiques, de la grandeur de l'Eglise.
Qu'en penser ?
Est-ce ainsi que le christianisme - en fait une forme de protestantisme - se développe dans certains pays d'Asie ?
En même temps je sais qu'il y a eu des martyrs chrétiens en Chine et au Vietnam, victimes des régimes communistes, et qui nous donnent des exemples d'une foi et d'un courage pour l'Eglise qu'il est difficile de trouver sous nos latitudes...

PS. Ce sujet est peut-être trop éloigné des préoccupations normales du Forum. Pourtant j'ose le lancer, comme une étude concrète sur la rencontre - et la transplantation - des cultures, sujet qui je crois touche aux thèmes débattus ici.
Comment ?

Elle ignorerait la fameuse formule : "Lazare, lève-toi, prends ton lit et Francis Marche" ?
Vaste sujet. Leur rapport au sacré est différent, bien sûr, d'autant que dans la tradition occidentale, le Christianisme en Occident (l'Occident, à cet égard, va jusqu'au Pérou) a oeuvré à une longue absorption du sacré. Les rites en Chine demeurent ce qu'ils sont et le clergé catholique chinois n'a ni les moyens ni la volonté d'oeuvrer mêmement à les absorber, comme avaient tenté de le faire les Jésuites il y a quatre siècles. La situation est différente au Japon.

D'où cette impression d'avoir à faire à quelque forme de protestantisme, en Chine, où la foi chrétienne est à peine plus qu'une morale politique et individuelle nouvelle, nouvelle par ignorance de l'histoire récente -- elle devient ce qu'elle était déjà il y a cent ans.

Enfin un point reste fondamental: cette foi distingue et démarque le fidèle de l'idéologie d'Etat, elle valorise l'indidivu, l'âme individuelle, tout en étant vide de tout mysticisme (celui qui était présent chez les Taiping), millénarisme ou conviction d'oeuvrer à l'instauration future du Royaume de Dieu antithétique à l'existant matérialiste en Chine. Elle est, comme beaucoup de choses aujourd'hui, un humanisme de plus.

La question du sang épanché, de la "violence" de l'iconographie chrétienne: le pressoir mystique du christianisme n'a jamais fait souche en Orient. Le sens, pour s'exprimer en Chine, n'a point besoin de martyriser les corps. Et du reste le corps lui-même n'existe pas sous les même formes charnelles en Chine qu'ici, à Paris. Le corps chrétien est aussi un corps grec. Belles pages de François Jullien sur le sujet.

Loïk, je vous recommande la lecture du dernier opus de François Jullien L'écart et l'entre, qui est le texte de sa leçon inaugurale de la "Chaire sur l'altérité" au Collège d'études mondiales le 8 décembre 2011 (Editions Galilée).

Le sinologue qu'il faut lire si l'on s'intéresse au monde chinois dans ses rapports avec le christianisme: Jacques Gernet. Cet auteur est si savant et si pénétrant dans ses analyses qu'une traduction en chinois de son ouvrage "Le Monde chinois" sert de manuel à des étudiants chinois en Chine ! Il est l'auteur d'un volume très bien conçu et documenté : Chine et christianisme: action et réaction.
Cher Francis, merci pour ces informations intéressantes.
Mais comme vous vous en doutez, la question centrale demeure : si le christianisme devient - en Chine - un humanisme, parle-t-on encore de christianisme ?
Cette religion "chrétienne" raisonnable, morale, ignorante de la mystique, des affres théologiques, de l'excès et de la folie, a-t-elle le moindre rapport avec le christianisme ? N'est-ce pas une subversion dangereuse de l'âme chrétienne ? Peut-on espérer alors voir le christianisme demeurer, s'il demeure de cette façon ?
(De plus il existe en Chine ce culte effréné de la famille ; or, le christianisme vu de cette façon n'entre pas en conflit avec la Sainte Famille, et assure une forme de légitimité à cette structure bourgeoise et conformiste. Au lieu de garder sa puissance dissolvante et inquiétante, le christianisme-ami-des-familles n'est-il pas le pire anti-christianisme ? Je pense que Bloy n'est pas traduit en chinois ; mais, plus grave, serait-il compréhensible pour cette mentalité ?).
Il ne me semble pas que Bloy soit des plus compréhensibles pour nos mentalités non plus, ni pour celles de son époque. Le christianisme chinois dont vous parlez, n'est-ce pas la forme de christianisme la plus répandue aujourd'hui dans presque tous les pays du monde, y compris en France ? N'est-ce pas le christianisme de nos évêques les plus entendus ?
La liberté religieuse n'existe pas en Chine, seules certaines expressions de la religion sont tolérées dans la mesure où elles ne contreviennent pas à l'idéologie officielle. Par exemple, le catholicisme (environ 8 millions de personnes) est coupé en deux, entre une Eglise officielle et une Eglise souterraine. Tous ceux qui n'adhèrent pas à l'Association patriotique (c'est le nom de l'Eglise officielle contrôlée par l'Etat) sont persécutés. Le Vatican est considéré comme une force étrangère hostile aux intérêts chinois. En terme de nuisance, c'est au même niveau que le Dalaï Lama pour le Parti communiste chinois.

Il ne faut pas s'étonner ensuite si ceux qui se prétendent chrétiens paraissent méconnaître leur religion. C'est aussi le cas en Europe. L'ignorance de la tradition chrétienne est abyssale. Sans doute parce qu'elle contrevient aux idées dominantes.

Si vous voulez en savoir plus sur le christianisme en Chine, je vous conseille ce lien :

[www.aed-france.org]

Ensuite, je ne vois pas trop pourquoi il devrait y avoir opposition entre le christianisme et la famille. Si vous écoutez le discours du pape, vous verrez qu'il est très favorable à la famille, cellule de base de la société. La position de l'Eglise par rapport à l'avortement et au mariage homosexuel, c'est au nom de la famille qu'elle se fonde. Par conséquent, le culte chinois pour la famille ne devrait pas faire d'obstacle à l'évangélisation.
» le pressoir mystique du christianisme n'a jamais fait souche en Orient. Le sens, pour s'exprimer en Chine, n'a point besoin de martyriser les corps

Ce que vous dites là, Francis, rappelle beaucoup l'enfantine cruauté qui consiste à pressurer la grenouille pour lui faire rendre l'âme...
Le Pressoir mystique, cathédrale de Troyes,



où il n'est point question de grenouille mais du corps du christ comme nourriture spirituelle. Les intervenants du forum plus versés que moi en théologie chrétienne pourront vous éclairer sur ces choses. Cette tradition chrétienne de la souffrance comme offrande spirituelle et du sang versé comme expression du sens est profondément étrangère à l'Orient. Accipite et manducate ex hoc omnes, Hoc es enim corpus meum reste inaccessible à l'esprit chinois.

Le salut est individuel dans cette religion où chacun reste comptable de ses actes, et cela aussi est passablement étranger au monde chinois. Dans toute son histoire en Orient le christianisme s'est trouvé en butte avec "le culte des ancêtres" du monde oriental qui, à la différence de la "piété filiale" confucéiste, est passablement incompatible avec la foi chrétienne telle que la conçoit le Vatican. Aimer ses parents, oui, mais prier devant un oratoire qui leur dédié dans un recoin du logis, non.

Dans ce monde, qui inclut par exemple Singapour, le christianisme moderne est indissociable d'une certaine dissidence droit-del'hommiste. C'est le cas depuis une trentaine d'années. Des chrétiens sont emprisonnés et torturés pour leur foi, en Chine comme à Singapour, mais pas à Taïwan, ni au Japon. Se déclarer catholique en Chine communiste s'apparente à un acte militant non exempt de risques.
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