Hier j'entre dans une grande boulangerie-pâtisserie. J'aime tester la communication de mes concitoyens. J'avise une jeunesse les bras découverts dans les miches et les gâteaux. J'aime tester les limites de l'ellipse dans les conversations avec mes contemporains, pour voir, mesurer, cerner où se situent exactement ces limites, et si, au fond, elles existent bien.
Je fixe l'intéressée droit dans les yeux, et j'articule, théâtral, direct: "Je veux un oeuf".
La jouvencelle recule d'un pas. Si elle était un garçon, je pourrais voir sa pomme d'Adam monter et descendre. Consternation, un peu d'effroi. Elle tourne la tête lentement (peut-être pour ne pas risquer d'exciter le fou qu'elle a en face d'elle) et interroge sa "chef" du regard.
La chef: "Ben voui quoi! un oeuf de Pâques ! En chocolat! Là!"
La grisette, percutée par le chocolala sort de son hypnose et déjà s'affaire, se reprend, met les bouchées doubles et me tend un gros oeuf pris sur l'étagère derrière le comptoir:
"Un comme ça ou un plus gros ?
- un gros!
- Je vous mets çui-là
- Voui!"
Bruit de papier froissé derrière la banque, puis, très haut, à la cantonade, par dessus les têtes des clients:
"C'est pour une fille ou un garçon ?
- ??? Une fille !!"
Je n'ai pas bafouillé, j'ai été elliptique, coupant court, dans le sens pur, j'ai tenu le pari, mené à bien l'expérience jusqu'au bout et jeté ma réponse sans phrase ni périphrase. Et ce ayant fait je quitte la boutique cinq minutes plus tard tenant à la main un gros oeuf en chocolat de la taille un ballon de rugby enrubanné de rose et de cellophane craquant. Leçon du jour: soyez bref, succinct, sans détour ni phrase; on vous enrobera, on décorera de faveurs, garnira de chair, gratuitement, par nécessité compensatoire, l'objet de vos échanges verbaux ainsi économisés.