Une vision idéale, Rémi Brague

Si nous pouvions prévoir l'avenir, nous le réaliserions, fut la réponse mémorable de Bergson à une enquête sur la littérature du futur. Tout au moins pouvons-nous dire que nous rêvons du futur, mais à condition que nous fassions tout ce que nous pouvons pour le réaliser. Donc, quel est mon rêve pour dans cinquante ans ?

D'abord, ce qui n'est pas un rêve, mais une certitude, c'est qu'il y aura encore « de la religion ». L'athéisme n'a pas d'avenir. Tout simplement parce qu'il ne veut pas en avoir. Voire, pour peu qu'il soit conséquent, parce qu'il ne peut pas vouloir en avoir un. Pour lui, en effet, l'existence de l'homme est le résultat du hasard. Poursuivre consciemment et librement le travail de cette nécessité aveugle serait donc aussi stupide que criminel. L'athéisme s'éliminera donc par sélection naturelle. De la religion, donc. Mais laquelle ? Passons au rêve, à mon rêve, le plus subjectif qui soit.

Un christianisme intelligent, dans lequel les intellectuels auraient cessé de jouer à l'anti-intellectualisme. je n'ai rien contre la foi du charbonnier, mais je constate que la corporation des charbonnier est de moins en moins nombreuse.

Un christianisme humoriste. L’Église catholique a déjà canonisé Thomas More, martyr, qui dit au bourreau : « Cher ami, veuillez m'aider à monter sur l'échafaud. Pour descendre je me débrouillerai... » Elle canoniserait G. K. Chesterton et, pourquoi pas, Oscar Wilde — et laisserait les anglicans s'occuper de P. G. Wodehouse.

Un christianisme créatif, qui canoniserait Rubens, les grands architectes du baroque, et en tout cas le très pieux Antoni Gaudí.

Un christianisme éloquent, qui cesserait de parler la langue de bois ecclésiastique, qui saurait trouver les mots vrais, nommer ses ennemis (il faut les identifier pour pouvoir leur pardonner, non ?) et appeler un chat un chat.

Je rêve d'un monde où l'on se foutrait pas mal de toutes les questions qui n'intéressent que les curés : se marieront-ils en robe longue ou non, etc.

Je rêve surtout d'un christianisme qui, comme d'ailleurs il le fait depuis l'origine, ne s'intéresserait pas à lui-même. Ce sont les non Chrétiens qui s'intéressent au christianisme. Et que ce soit pour en défendre le rôle civilisateur ou au contraire pour y voir la source de tous les maux (et de leurs contraires) ne fait guère de différence. Les Chrétiens, eux, s'intéressent au Christ.

Je rêve que l'on envoie les « valeurs » se faire... (non!, ça, je ne peux pas le laisser imprimer), et les « messâââges » aussi, pour pouvoir s'intéresser seulement à la personne de Jésus-Christ : ce qu'il a dit, bien sûr, mais avant tout ce qu'il a fait, dans la mesure où cela montre ce qu'il était.

Je rêve aussi de vastes polémiques entre religions, de disputations à la médiévale et à la loyale, mais dans un climat assaini par la grande conquête moderne, qui est la neutralité de la puissance publique. Ils remplaceraient les baisers Lamourette du prétendu « dialogue » entre professionnels de la patte de velours.

Bien sûr, je rêve d'une époque où tous les Chrétiens seraient des saints. Cette époque n'a jamais existé. Mais on peut, voire on doit non seulement en rêver, mais y travailler.

Revenons aux certitudes dont j'étais parti. Dans cinquante ans, on peut s'attendre à un net progrès : il y aura en toute hypothèse un chrétien imparfait de moins, en l’occurrence le signataire de ces lignes. Ce sera toujours cela de pris...



LA CHRONIQUE DE REMI BRAGUE

septembre-octobre 2012 — Le Monde des Religions, page 15



Rémi Brague est spécialiste de la philosophie médiévale arabe et juive. Il a récemment publié Les Ancres dans le ciel (Seuil, 2011)

Citation
Ils remplaceraient les baisers Lamourette du prétendu « dialogue » entre professionnels de la patte de velours.

J'aime l'ironie pince-sans-rire de Rémi Brague. Merci pour cet article Mr. Sercy.

« L'athéisme n'a pas d'avenir. Tout simplement parce qu'il ne veut pas en avoir. Voire, pour peu qu'il soit conséquent, parce qu'il ne peut pas vouloir en avoir un. Pour lui, en effet, l'existence de l'homme est le résultat du hasard. Poursuivre consciemment et librement le travail de cette nécessité aveugle serait donc aussi stupide que criminel. L'athéisme s'éliminera donc par sélection naturelle »

Non mais c'est rédhibitoire, des phrases comme ça, Gerhard !... Je préfère nettement le Brague ultra-sérieux et un peu pète-sec, il est beaucoup plus marrant.

Sicher mais vous reconnaitrez que l'expression "professionnels de la patte de velour" est bien trouvée cher Alain.

« Non mais c'est rédhibitoire, des phrases comme ça, Gerhard !... Je préfère nettement le Brague ultra-sérieux et un peu pète-sec, il est beaucoup plus marrant. »

Mais on retrouve la même chose chez le Brague sérieux puisque ce paragraphe est, en condensé, la thèse des Ancres dans le ciel.