Le site du parti de l'In-nocence

Considérations sur la France

Envoyé par Gérard Rogemi 
01 novembre 2012, 08:47   Considérations sur la France
J'ai décidé d'arrêter jusqu'à nouvel ordre mes interventions sur ce forum. Le texte ci-dessous est mon cadeau de départ et un hommage à tous les forumistes dont les interventions m'ont enchanté ces 9 dernières années.

Extrait du livre de Georges Laffly "Chroniques Littéraires",. pages 39 à 51. Paru dans la revue Intinéraires n° 187, novembre 1974.

"Vingt ans après la Toussaint 1954

Le 1er novembre 1954, une trentaine d'attentats, principalement dans les Aurès, en Kabylie et dans la Mitidja font, au total, huit morts.

C'est le début des « événements », comme on disait alors, de « la guerre » comme il est convenu de dire aujourd'hui. Huit ans plus tard, l'Algérie sera indépendante.

L'attentat qui frappa le plus eut lieu près d'Arris, dans les Aurès. Il fit trois morts : un jeune couple d'instituteurs, M. et Mme Monnerot, et le caïd Hadj Sadok.

J'en ferai à nouveau le récit, quoiqu'il ait été souvent fait. De nos jours, l'abondance de l'information favorise l'amnésie ; c'est une de nos tâches que de garder la mémoire.

J'emprunterai beaucoup d'éléments de ce récit à l'excellent livre de Jean Servier Dans l'Aures sur les pas des rebelles (éd. France-Empire). L'ethnologue se trouvait sur place, et fut de ceux qui se portèrent au secours des victimes.
Comme tous les matins, le car avait quitté Mchounèche et sa palmeraie, pour s'engager dans les gorges de Tighanimine. Là, ce fut une autre chanson. Un cordon de pierres barrait la route; des hommes le gardaient, portant des vestes de cuir et des pantalons kaki, le visage voilé jusqu'aux yeux. Sous la menace de leurs mitraillettes, le car dut s'arrêter devant le barrage.

Les hommes regardèrent par les vitres baissées. Dans la foule des burnous blancs et des visages bronzés, il y avait un jeune ménage français : les Monnerot, instituteurs d'une école voisine, qui profitaient des vacances de la Toussaint pour aller déjeuner chez un de leurs collègues à Arris.
— Descendez, dirent les hommes masqués.
Les Français s'exécutèrent, au milieu du silence terrifié des passagers du car, soulagés peut-être de s'en tirer à si bon compte. Un homme intervint avec fougue :
— Vous n'avez pas honte! Ce sont des enfants, des instituteurs. Ils viennent juste d'arriver chez nous, pour notre bien.
L'attention des bandits se détourna.
— Qui es-tu ? demandèrent-ils.
— Je suis le caïd Hadj Sadok.
— Tu ferais mieux de ne pas t'en vanter.
— Je suis le caïd Hadj Sadok, capitaine de spahis.
Il écarta les plis de son bournous, essayant d'atteindre le petit révolver qu'il portait dans un étui de cuir brodé. Une rafale de mitraillette le plia en deux. Il rampa vers le marchepied du car et réussit à l'atteindre.
— Laisse monter ce porc et conduis-le à Arris, dit l'un des bandits au chauffeur. C'est tout de même un musulman.
Dans les escarpements rocheux des gorges, au-dessus de la route, des hommes se rassemblent. Eux aussi, ils portent la vareuse de cuir et ont le visage voilé. L'un d'eux crie à pleins poumons :
— Khali enssa! (Laisse la femme!)

Une rafale atteint Monnerot. Sa femme, qui s'était serrée contre lui, est blessée à la cuisse par la dernière balle.
Le caïd Hadj Sadok mourra peu après l'arrivée du car à Arris. Quelques heures plus tard, arrive un couple de touristes vêtus, dit Servier, « comme l'on imagine Saint Germain-des-Prés dans le milieu, à Casablanca ». Ils ont aperçu des blessés sur la route. Ils ne se sont pas arrêtés, ayant peur pour leur peau. On les écoute avec mépris, mais la nouvelle donne un espoir: ces blessés, ce sont peut-être les Monnerot.

Tandis que les administrateurs s'occupent de la protection de la population civile, un petit groupe de volontaires, composé d'Européens et de Musulmans, part à la recherche des victimes. Sur la route, les montagnards qu'ils croisent feignent l'ignorance. Ils arrivent enfin au défilé de l'attentat. Le jeune instituteur meurt dans les bras de sa femme au moment où le convoi débouche. Difficultés pour repartir: le Dodge perd son huile. On le remorque avec la jeep. Le groupe s'apercevra plus tard que toutes les voitures d'Arris (sauf la vieille jeep) avaient été sabotées.

Mme Monnerot, un garrot autour de la cuisse, veille le corps de son ; mari. Le convoi rentre à Arris en cahotant.
Voilà les premières victimes de la guerre d'Algérie. Nous ne saurons jamais qui sont les dernières. Qui sait si, en ce moment même, un des « disparus » de ces années n'est pas en train d'agoniser dans un camp secret ou dans une de ces fermes de là montagne où on les garde ?

M. Monnerot avait vingt-trois ans. Il était depuis un mois instituteur à Tifelfel. L'Algérie venait de connaître - malgré la minceur des crédits un nouvel équipement scolaire, en particulier grâce à M. Naegelen. J'avais à ce moment-là un ami qui enseignait à Agouni-ou-Fourou, en pleine montagne Kabyle. Nous allions le voir quelquefois, le dimanche. On tournait sur des routes pierreuses, entre des collines dénudées, pour déboucher enfin, au creux d'une vallée, sur un bâtiment tout neuf, isolé : l'école. De loin en loin, les petits bergers nous hélaient - et signalaient notre arrivée. Beaucoup de ces écoles ont brûlé, dans les années qui suivirent. Une autre école me revient en mémoire. Dans un village, près de Fort-National, blanche et neuve, elle aussi, auprès des sombres maisons de pierre sèche. J'y retrouvai en 1959 un ancien camarade de classe. Il était passionné de son métier, de ces enfants vifs et joueurs qui nous couraient entre les jambes, heureux de la pause procurée par notre arrivée (nous étions un petit groupe venu d'Alger). Il y avait un poste militaire tout près. L'école ne fut pas attaquée. Mais un soir, le jeune instituteur, qui servait aussi d'écrivain public, et d'infirmier, fut attiré dans une maison à l'écart. On le retrouva égorgé dans un ravin, le lendemain. C'était au début de 1960.

Je doute que les instituteurs d'aujourd'hui cultivent le souvenir de ceux qui furent tués ainsi. Ils doivent les classer au nombre des « colonialistes ».

Le soir même du 1er novembre, à Arris Jean Servier organise la « harka de l’Aurès » : l'armée est absente, il faut se protéger avec ce qu'on a. Il note, soulagé, que d'emblée, des musulmans se présentent.

«Brusquement, la révolte prenait un autre aspect. Ce n'était plus une guerre de libération menée par tous les musulmans contre les « chrétiens » ; mais une rébellion ouverte contre la loi. Du côté de l'ordre et de la paix française, il y avait des musulmans ; et de l'autre côté dans l'ombre, quelques Français se réjouissaient de ces troubles et, en secret, aidaient sans doute déjà les rebelles. »

Dans l'ombre, ils n'y devaient pas rester longtemps, et maintenant ils sont en pleine lumière. Il est convenu de saluer en eux des héros et des précurseurs. Ils ont relevé, en effet, la torche de la guerre civile, et ne cessent d'allumer d'autres foyers.

Vingt ans ont passé depuis qu'au soir de la Toussaint j'écoutais à la radio, avec mes parents, les nouvelles de cette journée. La première leçon qui m'en reste, c'est l'énorme travail de « l'information » pour donner forme, justement, à ces faits bruts. Nous voyons cela tous les jours, pour bien d'autres événements, mais l'avantage pour moi, c'est que maintenant je ne suis plus surpris. Il est même facile de prévoir la place, l'importance que prendra tel fait, et que certains n'en prendront aucune, parce qu'ils n'entrent pas dans le cadre. Il n'y a pas de sens de l'histoire, mais il y a certainement un sens de l'information, de l'histoire telle qu'on la raconte et l'enseigne. Surtout dans un pays où la classe informante est à peu près cohérente, et presque tout entière domestiquée à deux ou trois idées.

Il serait vraiment trop facile d'aller rechercher par exemple les réactions de M. Mendès-France (président du Conseil) et de M. Mitterrand (ministre de l'Intérieur) pour les opposer à ce qu'ils peuvent dire maintenant sur le sujet. Ce serait un jeu assez vain. Non, ce qu'il y a de grave, c'est que, j'en suis persuadé, ils doivent se demander eux-mêmes par quelle aberration ils ont pu réagir ainsi.

Je leur fais la part trop belle, en ayant l'air de croire à leur naïveté ? Pas du tout. Je les juge en ténors, qui poussent la chansonnette en essayant d'abord de répondre au goût du public - et peu importe ce qu'ils chantent. Cela dit: qui fait le goût du public, comment lui-fait-on applaudir ceci, puis le contraire, c'est une question importante, qu'on ne peut traiter ici.

Reste qu'il y a une belle distance entre ces crimes de la Toussaint (et la suite) tels qu'ils furent vécus, et la manière dont ils peuvent être saisis et jugés aujourd'hui. Sans nous attarder, résumons par ces traits: l'assassinat terroriste paraît le type même de l'acte héroïque, et toute l'énergie que l'on refuse aux patries est accordée à des « causes » - la communauté d'opinions paraissant d'un ordre plus relevé que la communauté de naissance. C'est ainsi par exemple que les plus actifs des « Palestiniens » sont des Japonais...

Vingt ans après la Toussaint 1954, il y a encore quelques commentaires très simples que l'on peut faire. Ce qui suit ne vise pas à l'originalité: tout le monde aurait pu faire ce bilan, sans doute ennuyeux, et doublement ennuyeux parce que vrai.

Il y a deux ans, dans le numéro spécial d’Itinéraires, je parlais du mouvement de marée qui se poursuit depuis deux mille ans autour de l'axe méditerranéen: tantôt l'Occident déborde sur l'Orient, tantôt l'Orient revient et submerge à son tour les terres d'Occident. J'ajoutais: « Il serait naïf de croire que ce mouvement de flux et de reflux a cessé. On a toujours vu depuis deux mille ans que chaque oscillation allait à son terme. Un premier recul en entraîne d'autres. »
Le premier recul s'est achevé sur l'indépendance de l'Algérie, après le départ des Anglais de Palestine et d'Egypte, des Italiens de Libye, des Français de Syrie, de Tunisie, du Maroc. Il est marqué par le fait que les deux flottes qui comptent désormais en Méditerranée sont l'américaine et la russe.

Que ce recul soit suivi d'autres, c'est certain. Que le mouvement se précipite et devienne visible à l'œil le plus inattentif, nous pouvons le constater chaque jour.

Il y a un an, un épisode de la guerre entre Israël et le monde arabe a révélé une situation cachée jusque-là, jamais regardée en face (officiellement). L'Occident s'est aperçu que le pétrole dont il vit peut lui être refusé. Nous sommes dans la situation du jardinier qui arrose ses légumes avec l'eau du voisin. Il ne prévoit pas qu'il puisse se fâcher avec ce voisin. Ou que celui-ci décide de lui vendre l'eau très chère. C'est ce qui est arrivé, à la surprise - comique d'une certaine façon - de nos experts économiques et politiques.
« Nous nous sommes éveillés d'un rêve » selon l'expression du défunt président de la République.

Ainsi nous vivions dans un rêve, et personne ne le disait (ne le savait?). L'illusion est dissipée, nous voilà devant le monde des forces réelles, avec lesquelles on ne peut tricher longtemps. La situation est celle-ci : le fonctionnement de notre industrie, l'énergie qu'elle emploie, une bonne part des produits qu'elle fabrique, de même que le chauffage et l'éclairage de nos foyers domestiques dépendent du pétrole. Et le prix de cette substance dépend des pays producteurs qui peuvent l'augmenter au point de nous ruiner, d'arrêter nos usines, d'anéantir le fonctionnement même de notre société. L'endettement, le chômage, les désordres sociaux, une anarchie mêlée de guérillas : la chaîne des conséquences peut se dérouler très vite jusqu'au bout, étant donnée la fragilité des sociétés industrielles. Les pays arabes qui disposent du pétrole n'ont pas intérêt à aller jusque-là? Ils ont en tout cas intérêt à tirer le meilleur parti d'une situation qui ne durera pas toujours (il y a d'autres formes d'énergie). Le meilleur parti c'est-à-dire des bénéfices et aussi une docilité sur certaines questions qui les intéressent beaucoup, celle d'Israël par exemple.

Si nous sommes vraiment éveillés d'un rêve, il y a au moins deux illusions qui devraient disparaître. L'illusion gaulliste, selon laquelle la grandeur de la France a été renforcée par la décolonisation, et l'illusion progressiste qui veut que nous vivions dans un monde nouveau, où les vieilles forces nationales ne comptent plus, où la seule lutte oppose les impérialismes et les peuples qui veulent se libérer. Les Français de 1974 n'ont au plus qu'un faible patriotisme, et beaucoup se vantent de n'en avoir aucun. Mais les Algériens, les Égyptiens sont fiers de leur patrie. Et les Palestiniens, même si la Palestine existe encore moins que l'Algérie. Ils sont aussi très fiers de la nation arabe : ils participent à toute victoire d'un pays musulman, et même misérables, s'enorgueillissent que les émirs du pétrole tiennent la dragée haute aux diplomates et industriels d'Europe.
Mais les illusions européennes ont la vie dure et persisteront.
Revenons aux faits.

1. Il a toujours été léger de parler des amitiés entre nations, ou groupes de nations. Aujourd'hui comme hier. L'amitié « entre la France et les pays arabes » ne nous fera pas obtenir le pétrole à plus bas prix.
2. A l'égard de sociétés fondées sur une consommation d'énergie de plus en plus grande, les pays qui disposent de sources d'énergie détiennent la puissance. Ils peuvent donner la vie même, ou la refuser. Les Etats-Unis, l'URSS possèdent leurs ressources propres, non pas l'Europe, ni le Japon. Pour une dizaine d'années au moins les pays arabes sont nos maîtres. Ensuite, d'autres formes d'énergie (nucléaire ou solaire) feront peut-être que le pétrole ne sera plus indispensable. Et il y aura celui de la mer du Nord, au large de l'Angleterre et de la Norvège.
En attendant nous sommes dépendants des pays arabes. Il est hors de question pour nous de leur déplaire, de mener par exemple une action diplomatique qu'ils estimeraient contraire à leur intérêt.
3. Le poids de la France est devenu plus léger, depuis qu'elle n'est plus un empire euro-africain. C'était vrai depuis Evian. Aujourd'hui, on le comprend.

Quand il fit son voyage en Arabie, en janvier 1974, le ministre des Affaires étrangères Michel Jobert voulut faire escale à Abou Dhabi -morceau de désert d'où nous importons, chaque année, 12 millions de tonnes de pétrole. À la demande d'audience de notre ministre, le palais fit répondre que le jour prévu, le cheikh serait à la chasse, mais que l'un de ses collaborateurs recevrait volontiers le représentant de la France.
De tels faits devraient nous rendre modestes.

Si nous avions gardé notre domination sur le Sahara (et le Sahara n'était lié à l'Algérie que par une décision de l'administration française, il n'était en fait pas plus algérien que marocain, ou nigérien), notre dépendance énergétique serait moins grande, notre économie moins fragile. Cela compte, mais ce n'est pas tout.
L'abandon à Evian de l'Algérie et du Sahara a pu être présenté aux Français comme une victoire — « une victoire sur nous-mêmes » a dit Debré — il a sonné dans le monde entier comme une défaite. Dans le monde arabe particulièrement, l'indépendance de l'Algérie et du Sahara a été comprise comme une victoire arabe, le signe que de nouveaux temps venaient. Il est difficile d'être d'un autre avis.

Nous avons aujourd'hui sur le territoire français plus d'un million de Nord-Africains (leur nombre a plus que doublé depuis 1962) qui partagent ce sentiment. Leur sort est souvent misérable, mais revanche sur cette misère, ils gardent le souvenir de cette victoire, et ils en enregistrent une autre maintenant : celle du pétrole. Ce sont des Arabes qui mettent à genoux les puissants Etats d'Europe. Eux, immigrés, se sentent aussi les représentants d'une nouvelle puissance mondiale. Ils voient monter le croissant de l'Islam. Ce spectacle ne les pousse pas à regarder avec respect les pays où ils viennent chercher du travail, vieilles nations sans prestige et doublement vaincues.

A l'intérieur de la France, il y a eu d'autres conséquences. La guerre d'Algérie ne s'est pas terminée seulement par l'indépendance des départements africains, mais, en France, par la victoire d'un camp sur un autre.
Sur cette question, les forces politiques et intellectuelles s'étaient regroupées, engagées. C'est abusif de définir ces camps en termes de « droite » et de « gauche ». Il est vrai que le camp allié au FLN regroupait une grande part de la « gauche », mais il ne l'emporta que par l'appui gaulliste, c'est-à-dire le retournement d'une grande part de la « droite ». Le camp de l'Algérie française ne fut pas déserté par la « gauche », en particulier par une vieille gauche jacobine et patriote dont Naegelen, Lacoste, Albert Bayet sont de bons exemples - et Soustelle n'est pas un homme de droite. Il trouva contre lui la droite « cartiériste » et le capitalisme moderne que représentait l'Express.

Les deux camps sont donc difficiles à définir. Et chacun comportait sa contradiction.
Du côté de l'Algérie française, l'idée de patrie, la perspective d'une France eurafricaine qui aurait les dimensions d'une puissance mondiale. Derrière cela l'idée que la vie mondiale est un jeu de forces, mais au-delà de cette idée une foi : il n'y a pas de fossé entre les continents et les races. L'avenir peut échapper au conflit, et s'accomplir dans la fraternité.
Il est curieux de remarquer que ce camp était celui de nationalistes assez casaniers, et qui avaient derrière eux une tradition de méfiance à l'égard des colonies.

Du côté de l'Algérie indépendante, l'idée-force était la révolution : on va vers un avenir meilleur mais à travers des ruptures et des violences. Bizarrement, une autre partie de ce camp pensait que la puissance politique est périmée. Seule compte la puissance économique. Le Tiers-Monde, et tout ce qui en relève, est un fardeau. De Gaulle utilisa ces deux forces contradictoires, lui qui croyait à la puissance politique et rêvait que l'indépendance de l'Algérie lui donnât un rôle de régent des nouvelles nations.

Il y avait donc d'un côté l'idée d'une histoire sur laquelle on s'appuie et que l'on continue, de l'autre la conviction que le monde historique est à détruire et qu'il faut repartir sur de nouveaux frais.

C'est ce camp qui l'a emporté. Le rêve de De Gaulle n'a pas pris forme, c'était à prévoir. Le capitalisme moderne y a trouvé son profit: les richesses africaines ont été exploitées avec moins de tracas ; on n'a pas à s'occuper de ses clients comme on s'occupe de ses compatriotes (ou de ses sujets). Mais pour l'opinion générale, ce qui l'a emporté, c'est l'idée révolutionnaire. La gauche alliée du FLN, avec la bénédiction du régime, qui voulait disqualifier les tenants de l'Algérie française, amis devenus ennemis, n'a pas eu de peine à faire admettre que :

1. Le mouvement de libération des peuples est irrésistible. Il s'agit d'une formule magique, car de quoi les Algériens sont-ils libérés ? L'administration de Boumédienne est plus arbitraire que celle de Jonnart ou de Soustelle. Le poids de l'Islam plus difficile à vaincre aujourd'hui qu'hier.

2. La décolonisation était urgente, était fatale et constitue un immense progrès. Le mot même de colonisation prend une coloration maudite. Pourtant un esprit aussi libre qu'Emmanuel Berl y voit le plus grand effort de l'Occident:
« On est surpris, écrit-il dans l'Histoire de l'Europe, que l'Espagne, que l'Europe, aient si peu révéré Cortez qui, à lui seul, conquit — et d'ailleurs détruisit - l'Empire aztèque. Il mourut dédaigné de Charles Quint, comme Colomb était mort dédaigné des rois catholiques. L'expédition de Garibaldi sur Naples a fait surgir mille fois plus de statues que les plus grandes découvertes et les plus grandes conquêtes accomplies par les héros d'Occident. Les contemporains de Philippe II n'imagineraient sans doute même pas que la gloire de Cortez pût balancer celles de Don Juan d'Autriche ou de Spinola . Aujourd'hui encore, l'Angleterre s'enorgueillit-elle autant de Cecil Rhodes que du maréchal French ?
Les Européens ont conquis le monde sans réfléchir beaucoup au fait qu'ils le conquéraient. Ils se sont plus passionnés pour leurs querelles de bornage. Ils durent tout à la mer; mais ce n'est pas à elle qu'ils donnèrent le meilleur de leur foi. Ce sont les batailles navales qui donnent les victoires; mais les batailles terrestres qui donnent les lauriers. »

On ne cite ce texte, écrit il y a un quart de siècle, que pour montrer combien nous pouvons être loin de cette fierté: il est convenu aujourd'hui qu'il faut avoir honte de ces entreprises.

3. L'idée même de patrie a été atteinte. D'abord, au sens où elle était liée à l'idée de république « une et indivisible ». La France a reconnu qu'un certain nombre de départements étaient indûment considérés comme français. Ils ne lui ont pas été arrachés, comme le furent l'Alsace et une partie de la Lorraine (ou du moins, les choses n'ont pas été présentées de cette façon). Ils ont été détachés, comme on rectifie une erreur.
Le droit nouveau implique que l'association des hommes liés par un territoire et un passé compte moins que l'association momentanée pour une action commune, colorée par les notions de progrès et de libération. Les volontés comptent plus que les données de fait: vieille arrière-pensée républicaine. Dans la bagarre, l'armée (dont l'existence même a si fortement partie liée avec la patrie) a été écartelée. On s'est plu à la regarder comme déshonorée.

De tels résultats ne pouvaient rester sans conséquences. Elles se développent sous nos yeux.

Le schéma « colonisation-décolonisation », qui a prouvé son efficacité, est partout appliqué en France même : c'est un puissant agent de destruction. Les Corses, les Bretons, les Occitans affirment qu'ils ont été colonisés, qu'ils vivent sous le joug: pas d'industrie chez eux, les décisions qui les touchent sont prises à Paris, leur patrimoine local est détruit, leur langue bafouée. Il y a une part de vérité dans ces plaintes : la centralisation est un fléau depuis près de deux siècles. Mais d'un autre côté que signifie l'entité « Occitanie » regroupant la Provence et la Gascogne, le Béarn et la Savoie? Construction de hasard, qui montre à quel point on méprise en fait les particularités héritées de la nature et du passé.

N'empêche. Que ces rêveries fassent recette, qu'elles prennent de l'importance suffît à montrer que l'unité nationale est atteinte : le sentiment de communauté n'est plus une cause de fierté, il est ressenti comme un fardeau.
Il est certain que le long débat sur l'Algérie a favorisé cette tentation. On s'est habitué peu à peu à penser que l'appartenance à la nation France pouvait être mise en question, et même qu'on avait bien raison de le faire.
Le mot magique de décolonisation sert à faire éclater d'autres institutions, d'autres formes de vie sociale. On parle couramment de décoloniser la femme, l'enfant. Il ne s'agit pas d'un simple jeu de mots.

Dès l'indépendance de l'Algérie, on vit se jeter sur Alger un certain nombre d'intellectuels et d'apprentis révolutionnaires. Ils venaient tout à la fois donner des leçons à la nouvelle république, jouir de cette société paradisiaque (puisqu'elle était socialiste) et utiliser le nouvel Etat comme un tremplin pour la révolution en France. Cela dura peu ; deux ans après, ils étaient éliminés. Beaucoup d'ailleurs étaient déjà revenus, très déçus. Ils avaient trouvé devant eux des hommes « historiques », fiers de leur force, de leur « victoire », nationalistes et religieux. Grande déception pour qui croyait rencontrer un homme nouveau, libéré de toutes ses vieilles contraintes, de tous les vieux liens.

Ces hommes dont l'Algérie n'avait pas voulu, et d'autres qui n'avaient pas tenté de s'y insérer, continuent d'être actifs.

On les voit resurgir en 68. Il est notoire que les anciens « porteurs de valise » du FLN se sont trouvés au premier plan, animant les comités de quartier, dirigeant ou conseillant un certain nombre d'opérations. Dans cette nouvelle étape ce sont l'école et la famille qui sont visées. L'école ne doit plus être le lieu de transmission du savoir et de la formation du caractère. Elle doit être un lieu de « critique », où, dans un bouillonnement continuel de refus, tout doit être remis en question. Le but a été atteint, on le sait, avec ce résultat que l'enfant et l'adolescent manquant nécessairement de recul pour exercer un véritable esprit critique sont conduits à tout refuser en bloc; l’héritage du passé, le cadre de leur société, et même les règles empiriques simples sans lesquelles aucune société n’est possible (un minimum de contrainte, d'efforts, de continuité). Quant à la famille, considérée sans respect, sans piété, elle n’est qu'une survivance des vieux âges. Les parents sont privés d'autorité en même temps que de prestige : ils incarnent le mal, puisqu'ils représentent ce qui est, et le poids du passé.

La situation est résumée par le titre d'un ouvrage qui a eu grand succès: « décolonisation de l'enfant ». Le schéma justificatif est toujours le même : une autorité s'exerce sur des êtres qui n'en ont nul besoin et qui d'ailleurs en souffrent. Dès que ces êtres prennent conscience que cette autorité leur est imposée, qu'ils ne l'ont nullement choisie, ils se révoltent. Il est difficile de dire que les enfants n'ont nul besoin de leurs parents ? Pas autant qu'on le croit. On vante partout la maturité précoce de la nouvelle génération. On tient pour sûr qu'elle est capable de se discipliner elle-même, et qu'elle doit donc jouir le plus tôt possible d'autonomie. Quant au fait que ce soit le père qui nourrisse les enfants par son travail, il n'est pas gênant: les enfants ont le droit d'être nourris, n'est-ce pas, et ce n'est pas ce travail qui doit donner autorité à leurs géniteurs.

Toute l'action politique que nous voyons consiste à trouver ce qui sépare, ce qui oppose, à le mettre en valeur, tandis qu'on nie, qu'on passe sous silence, ce qui unit. Ainsi pour la région opposée à la patrie, pour la famille où les parents sont regardés comme des espèces d'ennemis naturels des enfants, pour l'école où les maîtres et le savoir sont aussi « les ennemis » de l'écolier et de son imagination. Arme terrible, cette science des ruptures.

J'écris cela deux jours après l'attentat du « Drugstore » de Saint-Germain-des-Prés, qui fit deux morts et trente blessés. Crime d'un fou, dit-on pour le moment. D'un fou intoxiqué de politique, en tout cas. Mais fou ou guérillero d'une « cause » quelconque, il est certain que le coupable, depuis des années, a entendu parler des attentats terroristes sur le ton du respect, ou de l'exaltation lyrique. Des bombes dans les cafés, il y en eut à Alger. Une porteuse de bombes se vit consacrer un livre par Mme de Beauvoir, fut considérée comme une héroïne par la majeure partie de la classe informante. On sème ainsi une graine qui ne meurt pas. Nous ne sommes qu'au début des récoltes.
Tous ces beaux esprits qui haïssent la guerre, disent-ils, et les uniformes, ils devraient nous le dire plus franchement, que cette haine ne les empêche nullement d'être fascinés, de rêver avec une volupté terrible à une autre violence, celle de la guerre civile.
Paulhan le leur disait. Ils ne cessent de le montrer depuis vingt ans."
Merci, cher Rogemi, mais c'est bien dommage que vous voulez vous éloigner, j'espère que vous nous reviendrez dans pas trop longtemps.
Des bombes dans les cafés, il y en eut à Alger. Une porteuse de bombes se vit consacrer un livre par Mme de Beauvoir, fut considérée comme une héroïne par la majeure partie de la classe informante. On sème ainsi une graine qui ne meurt pas. Nous ne sommes qu'au début des récoltes.

Prémonitoire si la personne en question est Zohra Drif et l'attentat du Milk Bar.


?start=1#from=embediframe

Lors d'un forum débat co-organisé par Marianne-France Inter-El-Khabar qui s'est tenu à Marseille les 30, 31 mars et 1er avril 2012 sous le thème « La guerre d’Algérie, cinquante ans après », Zohra Drif; à son entrée sur scène en présence de Danielle Michel-Chich une des victimes de l'attentat du Milk Bar, âgée alors de 5 ans, Zohra Drif s’attire déjà les foudres du public : « Vous êtes une criminelle de guerre ! Vous avez tué des enfants ! ». Elle s'est defendue en ces termes : « Nous avons pris les armes pour combattre un système. Ce genre de système ne vous laisse d’autre choix que de mourir pour vivre dans votre pays. » Lorsque Danielle Michel-Chich, l’interroge sur la légitimité de son geste, Zohra Drif répond : « Ce n’est pas à moi qu’il faut vous adresser, c’est à tous les pouvoirs français qui sont venus asservir mon pays. A titre personnel et humain, je reconnais que c’était tragique, tous ces drames, les nôtres comme les vôtres. Nous étions pris dans une tourmente qui nous dépassait, qui vous dépassait.»1. Elle poursuit en justifiant son combat par l'état de guerre, considérant les victimes tout aussi inévitables que par exemple, dans une autre guerre, celles du bombardement de Dresde. Source : Wikipedia
02 novembre 2012, 10:06   Re : Considérations sur la France
Cher Rogemi, encore merci pour ce texte si tragiquement vrai et pour tous ceux que vous avez proposés à notre réflexion depuis les neuf années que vous participez à ce forum. Je suis de ceux et de celles qui espèrent que votre départ n'est que provisoire.
Seuls les utilisateurs enregistrés peuvent poster des messages dans ce forum.

Cliquer ici pour vous connecter