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Hommage aux traducteurs

Envoyé par Jean-Marc du Masnau 
27 juillet 2009, 20:53   Hommage aux traducteurs
Bien chers amis,


Tout comme vous je pense, j'aime à souligner les petits travers des autres. Je vais donc vous raconter l'histoire suivante, qui se termine par ma plus grande confusion.

J'étais il y a une quinzaine à Berlin, et j'ai accompli plusieurs pèlerinages littéraires aussi bien sur les traces de Brecht que sur celles d'Isherwood.

C'est ce dernier cas qui m'amène. Pour les amateurs de la chose, le quartier de Shoeneberg n'a rien perdu des attraits qu'il avait pour Isherwood, j'en suis témoin (j'ai fait le sacrifice de mon corps pour la cause du tourisme littéraire, tout pénétré que je suis de l'importance de ma mission).

Il se trouve que j'avais lu, il y a bien longtemps, "Goodbye to Berlin", mais en français. J'étais tombé à l'époque sur le passage où la traductrice écrivait, traduisant les propos de Monsieur Nowack (père du jeune homme qu'Isherwood courtisait), que celui-ci, reconnaissant en Isherwood un anglais, le lui avait dit, lui avait parlé de la guerre et lui avait indiqué avoir beaucoup oublié du français. Il avait alors parlé à Isherwood dans notre langue. J'avais cru voir une manoeuvre stupide de la traductrice.

Or, à Berlin même, depuis ma chambre d'hôtel à Schoeneberg, chambre il est vrai spéciale, l'hôtel étant lui-même tout à fait conforme aux descriptions d'Isherwood, aux éléments de confort près, l'hôtel (bâtiment de 1908 ayant échappé aux bombes made in Pittsburgh, Pa) étant donc composé de deux grands appartements réunis et permettant au client de regagner sa chambre par une seconde porte extérieure dont la clé était obligeamment remise, afin qu'on n'ait à croiser ni Mr Cerberus le portier, ni Ms Trolley-Dolly, la femme de chambre, depuis cette chambre d'hôtel donc, j'avais commandé aux établissements de l'Amazone "The Berlin stories", cette fois en anglais.

L'ouvrage m'attendait dans la boîte aux lettres. Je le parcourus ce week-end et j'y découvris que, dans le texte anglais, M. Nowack parlait bien à Isherwood en français...
27 juillet 2009, 22:07   Re : Hommage aux traducteurs
C'est ainsi dans La Montagne magique. [N'ai-je pas déjà parlé de cela ? J'en ai l'impression mais le moteur de recherche ne trouve pas. Pardonnez-moi si c'est tout de même le cas.]
Les deux personnages principaux du Zauberberg, Hans et Claudia, ne se parlent réellement qu’à deux reprises. Ces deux dialogues, forts longs, marquent en quelque sorte deux points culminants de l’œuvre. Claudia, qui est d’origine russe, parle en français, Hans en allemand. Thomas Mann a écrit les répliques de Claudia en français, sans traduction allemande. Même dans les éditions brochées, dites "populaires", il n’y a pas la moindre note de bas de page qui permettrait au lecteur non francophone de comprendre ce qu’elle dit. C’est évidemment aller très loin, mais j’aime et j’admire cette intransigeance de l’écrivain qui pense que mieux vaut ne pas comprendre ou mal comprendre, ou ne pas lire le livre, plutôt que de ne pas percevoir l’essence particulière de ces dialogues en deux langues. Il faut remarquer que cela n’a pas empêché l’œuvre de devenir extrêmement célèbre. Et aussi que du coup, traduire ce livre en français est presque une absurdité (au fait, dans les traductions en chinois ou en espagnol, les éditeurs ont-ils le courage de conserver les répliques de Claudia en français sans traduction ?).
En fait, la situation est plus simple chez Isherwood. Voici le texte :

"Englisch Man ? Anglais, eh ? Ha, ha. That's right! Oh, yes, I talk French, you see. Forgotten most of it now. Learnt in the war. I was Feldwebel — on the West Front. Talked to lots of prisoners. Good lads."
28 juillet 2009, 11:22   Re : Hommage aux traducteurs
Les difficultés sérieuses, ou tout au moins "la délicatesse", commence pour le traducteur quand est cité en langue étrangère un fragment quelconque d'une oeuvre française -- un exercice récemment proposé ici par Orimont en témoignait. Le traducteur français doit alors, soit engager une recherche aussi frénétique que d'issue aléatoire, du fragment original, soit se lancer à l'aveuglette, en s'appliquant à "imiter" le style de l'auteur qu'il connaît un peu, imagine un peu, etc.. C'est hasardeux, héroïque, et pour que cela réussisse, il faut que cela ne se voit pas. Le métier de traducteur est un des plus ingrats qui se puisse concevoir: quel métier plus ingrat que celui où la réussite doit être invisible comme l'est l'épingle à cheveu, la couture dans la robe de mariée ?
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