Si l'on considère, comme je le crois, que tout s'est joué alors, il est très important de connaître le rapports des forces de l'époque, de déterminer les responsabilités des uns et des autres. C'est, à mon sens, la seule façon d'éviter de s'engager à nouveau dans les mêmes impasses.
Pour avoir étudié le sujet de façon assez approfondie, il me semble qu'il faut se reporter à l'ouvrage de Patrick Weil,
La France et ses étrangers. L'aventure d'une politique de l'immigration de 1938 à nos jours, Calman-Levy, 1991, réédité chez Gallimard, collection
Folio actuel, n°44, 1995
Je ne partage évidemment pas les engagements politiques de P. Weil, sinon je ne serais pas ici, mais ses travaux sont de grande qualité et ils permettent de remettre en cause beaucoup d'idées reçues...
Je donne des extraits de l'ouvrage avant d'essayer de tirer un bilan politique de l'affaire :
pp. 112-116 : "Le 19 septebre 1973, l'Algérie décide l'arrêt de toute émigration vers la France. Le motif officiellement invoqué est celui de la montée du racisme dans le pays d'accueil (...) Le 19 septembre, M. Yvon Chotard déclare au nom de son organisation "(...) Et parmi ces travailleurs étrangers, effectivement, les Algériens représentent une partie importante. Il est évident que, si une telle mesure (l'arrêt de l'émigration) est maintenue, cela poserait un problème pour l'économie française". De ce souci des besoins micro-économiques des entreprises découle une analyse de la crise économique naissante : celle-ci n'est que conjoncturelle.
Voilà pourquoi la France ne décide pas encore la suspension de l'immigration, alors que la République fédérale d'Allemagne prend cette mesure dès le 23 novembre 1973"
pp. 118-119 : "Au cours de la campagne qui précède les élections, les deux principaux candidats,
Valery Giscard d'Estaing et François Mitterrand, évoquent les problèmes de l'immigration. Pour sa part, signe que le thème n'est pas encore perçu comme un enjeu payant dans une campagne électorale,
Jean-Marie Le Pen, président et candidat du Front national, n'y fait aucune allusion., dans les quatre pages et les dix points que comporte la plate-forme qu'il adresse aux citoyens français".
p. 120 : en juin 1974 "(...) V
aléry Giscard d'Estaing perçoit dès ce moment l'importance croissante du problème de l'immigration et souhaite que cette question soit traitée en priorité par le nouveau gouvernement".
p. 123, le ministre André Postel-Vinay milite pour l'arrêt de l'immigration et le "refoulement" d'immigrés
p. 125 "
Le 3 juillet 1974, le Conseil des ministres entérine la décision de suspendre l'immigration, et elle seule. Avant de la soumettre à la délibération du Conseil des ministres, le secrétaire d'Etat a consulté quelques chefs d'entreprise,
gros employeurs de main-d'oeuvre ; ceux-ci
l'ont approuvée. L'
accord des syndicats, à l'exception de la CFDT, est également acquis. Force ouvrière demande cette mesure depuis septembre 1973. La CGT approuve elle aussi (...)"
pp. 140-142 : un document préparatoire au Conseil des ministres préconise "de faciliter le maintien de traditions religieuses, de liens culturels, voire l'expression dans la langue d'origine de ceux qui souhaitent garder à leur séjour en France un caractère temporaire" (...) "Dans les politiques sociales, lorsque l'autonomie de l'étranger, par rapport à son Etat d'origine, peut être choisie contre la dépendance accrue, c'est toujours la dépendance qu'elle offre aux Etats d'origine et la porte ouverte laissée au retour éventuel, cette option est censée favorisée la paix sociale en éloignant les immigrés des revendications politiques et syndicales "à la française" qui (...) ne seront pas tolérées de leur part.
Le développement de l'islam est ainsi favorisé de façon très particulière. C'est dans les entreprises et les foyers de travailleurs que les pouvoirs publics souhaitent son implantation. Ce faisant, ils assignent à cette religion un statut tout à fait spécifique par rapport aux autres confessions"
p. 145 "(...)
une intense mobilisation des associations de défense des droits des étrangers fait prendre conscience aux pouvoirs publics de l'impossibilité pratique et éthique du maintien de la suspension de l'immigration des familles, décidée en juillet 1974, et
les fait revenir sur leur position première"
p. 160 : en 1977 "(...) le gouvernement veut donc diminuer la présence étrangère qui, il le constate avec inquiétude, n'a pas cessé d'augmenter depuis 1974. (...) même si cette immigration se révèle globalement en diminution par rapport aux années précédentes, la présidence de la République se montre très préoccupée. Elle semble mesurer tout à coup qu'immigration familiale signifie installation durable, ce qui modifiera dans les années à venir la nature et la composition de la population française, et entraînera la présence nouvelle, inconnue et inquiétante, d'une forte minorité musulmane" (...) "Et le 17 septembre 1977, (le secrétaire d'Etat chargé des immigrés) annonce, en référence à la politique conduite en RFA la suspension pour trois ans de l'immigration familiale.
Les réactions sont telles - protestations des Eglises et des partis politiques, avis négatif de la section sociale du Conseil d'Etat- que le gouvernement modifie son projet initial : les familles gardent l'autorisation de séjourner, mais se voient interdire de travailler"
p. 188 : à la fin de l'année 1978 le gouvernement prévoit que "le titre de résident ne pourra être délivré qu'après un séjour de vingt ans (...)
Le Conseil d'Etat manifeste une opposition presque unanime à la logique du projet"
p. 192-193 : "Le Conseil des ministres du 13 juin 1979 maintient en outre l'objectif de 100 000 retours annuels (...) Ainsi,
malgré l'opposition des administrations centrales concernées et du Conseil d'Etat, la mobilisation politique nationale et les difficultés techniques, soulignées aussi bien par la Haute juridiction que par les enquêtes effectuées,
le pouvoir en place maintient sa politique avec détermination".
p. 202 :
en janvier 1980 "
En contradiction avec les conclusions du Conseil restreint du 18 décembre 1979, le Premier ministre Raymond Barre annonce au ministre des Affaires étrangères algérien, M. Benyahia, en visite à Paris,
l'abandon par la France de son objectif de retours forcés".
p. 204 : "
Le travail de sape de l'Administration, la résistance de certains ministres, la division des autorités publiques et bien plus encore le travail du Conseil d'Etat, et la discussion au Parlement ont fini par payer."