Voici un penseur peu connu en France : Pierre Legendre.
" Très célèbre à l'étranger, ce penseur original scrute les dérives de notre civilisation à la lumière de ses fondements. Son œuvre est à la frontière de la philosophie, du droit, de l'histoire, de l'anthropologie, mais aussi du cinéma.
Sa parole est rare.
Et pourtant son nom est considéré à l'étranger comme un des plus grands de la pensée française contemporaine. En France, il est peu connu du grand public, même s'il est beaucoup pillé. Sait-on, par exemple, qu'on lui doit cette notion de « noblesse d'État » que Bourdieu s'est empressé d'emprunter sans jamais le citer ? Ses livres portent des titres énigmatiques : L'Amour du censeur (1974), Jouir du pouvoir (1976), Trésor historique de l'État (1992), Nomenclator (2006). Pierre Legendre ne cherche pas le succès public. Cet homme discret fuit plutôt les journalistes, car ses thèses ne sont pas toujours bien comprises.
Rappelant la fonction anthropologique du droit, il raille les dérives de la « décomposition » de 68, qui confond le monde du fantasme, où tout est possible, et celui de la réalité, marquée par les limites, où un homme n'est pas une femme, où un père ne peut être la mère, etc., comme le voudraient certains défenseurs de la postmodernité. Ce grand penseur a fréquenté des intellectuels aussi différents que Raymond Aron, Jacques Lacan, Bertrand de Jouvenel, Jacques Berque, Hampaté Bâ, des cinéastes comme Chris Marker, Elia Kazan, Frederick Wiseman."
" - Comment ne pas penser à la façon dont Ernst Kantorowicz a fait du souverain l'énonciateur de la loi, le corps du pouvoir. Est-ce dans la même perspective que vous montrez que le corps ne se réduit pas au biologique, que, chez l'homme, la vie de la représentation prime sur la vie animale et qu'il n'y a pas de corps sans fantasme du corps ?
- J'ai correspondu avec Kantorowicz. J'ai fait traduire ses articles aux Presses universitaires de France. L'anthropologie travaille à la fois l'image, le corps et le mot. Comme lui, je pense que la modernité commence au XIIe siècle avec le Moyen Age classique, quand le christianisme latin s'est approprié le legs historique du droit romain en sommeil depuis plus de 500 ans.
Ce fut le début de l'Etat moderne, qui bat aujourd'hui en retraite sous les coups de l'affirmation de l'individu. Et les Etats contemporains se lavent les mains quant au noyau dur de la raison qui est la différence des sexes, l'enjeu œdipien. Ils renvoient aux divers réseaux féodalisés d'aujourd'hui l'aptitude à imposer législation et jurisprudence.
Pensez aux initiatives prises par les homosexuels. Le petit épisode du pacs est révélateur de ce que l'Etat se dessaisit de ses fonctions de garant de la raison. Freud avait montré l'omniprésence du désir homosexuel comme effet de la bisexualité psychique. Un exemple de transposition culturelle : le rituel monastique qui chante Jésus en l'appelant "notre Mère". La position homosexuelle, qui comporte une part de transgression, est omniprésente.
L'Occident a su conquérir la non-ségrégation, et la liberté a été chèrement conquise, mais de là à instituer l'homosexualité avec un statut familial, c'est mettre le principe démocratique au service du fantasme. C'est fatal, dans la mesure où le droit, fondé sur le principe généalogique, laisse la place à une logique hédoniste héritière du nazisme.
En effet, Hitler, en s'emparant du pouvoir, du lieu totémique, des emblèmes, de la logique du garant, a produit des assassins innocents. Après Primo Levi et Robert Antelme, je dirai qu'il n'y a aucune différence entre le SS et moi, si ce n'est que pour le SS le fantasme est roi. Le fantasme, comme le rêve qui n'appartient à personne d'autre qu'au sujet (personne ne peut rêver à la place d'un autre), ne demande qu'à déborder.
La logique hitlérienne a installé la logique hédoniste, qui refuse la dimension sacrificielle de la vie. Aujourd'hui, chacun peut se fabriquer sa raison dès lors que le fantasme prime et que le droit n'est plus qu'une machine à enregistrer des pratiques sociales."
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