Quand la guerre du shit finit en triple exécution
10 janvier 2013 à 19:06
ENQUÊTE A Noël 2011, des cadavres sont retrouvés dans une voiture brûlée au nord de la ville. L’enquête révèle les conflits sans merci pour le contrôle des points de trafic, petits ou grands.
Par OLIVIER BERTRAND
Le soir de Noël 2011, les pompiers sont appelés pour un feu de voiture dans une pinède près de Marseille. A l’intérieur du véhicule, ils trouvent trois cadavres serrés sur la banquette arrière. Trois jeunes gens des Micocouliers, petite cité marseillaise. Aucune douille autour, pas de suie dans leurs poumons : ils ont été exécutés ailleurs puis brûlés là, selon la méthode marseillaise du «barbecue». Conduite à Aix-en-Provence, l’affaire est confiée à la police judiciaire, qui travaille vite, et arrête l’été dernier deux auteurs et un commanditaire présumés. L’instruction est en cours, ils sont bien sûr présumés innocents. Mais, pour une fois, l’enquête ouvre une fenêtre qui permet de comprendre en détail les relations pouvant mener à de tels règlements de comptes, qui ont fait 24 victimes l’année dernière pour la seule ville de Marseille. Elle éclaire, aussi, sur la difficulté d’instruire dans cet environnement.
Chaîne en argent. Ce jour de Noël 2011, aux Micocouliers, une jeune fille, Syhem, présente son futur époux à sa famille. «Comme je n’ai pas de père, expliquera-t-elle aux enquêteurs, mon petit frère devait donner sa bénédiction.» Nouri (19 ans), passe en coup de vent, donne son accord, mange quelques biscuits et repart avec la voiture de Syhem. Le lendemain, en apprenant qu’une Audi A3 a été retrouvée avec trois corps calcinés à Septèmes-les-Vallons, à la lisière des quartiers Nord, la sœur comprend tout de suite. Une chaîne en argent autour du cou de Nouri, puis les signatures ADN confirment.
Deux semaines plus tard, le 11 janvier, la mère de Nouri vient voir les enquêteurs. Elle se souvient qu’avant de partir, son fils lui avait dit qu’il avait rendez-vous avec un certain Lamine. Elle sait que son fils «trafiquait un peu», il la rassurait en lui disant : «Ne t’inquiètes pas.» Elle connaissait ce Lamine, elle est formelle : c’est bien lui que Nouri devait rejoindre en compagnie de son copain Mohamed (19 ans) et de son cousin Sonny (20 ans). Puis un appel anonyme passé aux enquêteurs depuis une cabine téléphonique dans les quartiers Nord confirme, et donne le nom du commanditaire, un certain Samy. Trois témoins sous X livreront ensuite quelques détails supplémentaires, et les écoutes téléphoniques de portables aux Baumettes mettront les policiers sur la piste de deux frères, Lamine (21 ans), que l’on appelle aussi Mehdi, et Abdelkader (22 ans).
Le plus jeune a été arrêté le 25 juillet; l’aîné était déjà incarcéré dans un autre dossier. Puis, le 29 septembre, la brigade de recherche et d’intervention de la police judiciaire arrête dans un bar de Calas (Bouches-du-Rhône) Samy, 29 ans, le commanditaire présumé. «A partir des premières constatations, explique Dominique Moyal, procureure de la République à Aix-en-Povence, les enquêteurs de la direction interrégionale de la police judiciaire ont mené un travail très efficace d’analyse du contexte, en essayant de comprendre qui avait été victime de qui dans le passé, qui avait déjà été condamné pour trafic de stupéfiants, qui s’est trouvé en prison avec qui, etc.» L’horreur de la triple exécution du 25 décembre a aussi rendu un (tout petit) peu plus bavarde la cité. Les récits croisés permettent du coup de remonter trois ans de règlements de comptes.
Jusqu’en 2009, le trafic des Micocouliers est tenu par un garçon de 22 ans, Kader Berouag, habitant du quartier qui a gravi les échelons du trafic local. Comme les autres acteurs de cette série de drames, il a commencé avant 15 ans dans des rôles subalternes : le guet, la vente, le ravitaillement, avant de monter en graine et de devenir une cible. Le 28 juin 2009, alors qu’il rejoint sa copine dans un hôtel des quartiers Nord, un homme s’approche, encagoulé, un pistolet automatique à la main, sous l’objectif d’une caméra de surveillance qui saisit la scène.
Kader n’a pas le temps de s’enfuir. On retrouvera quatre étuis sur place et deux projectiles dans sa tête et son cou. Le trafic est repris par Samy (le commanditaire présumé du triple homicide de Noël 2011) pendant que la mort de Kader donne lieu à un cycle de vengeances mortelles. Le trafic des Micocouliers ne s’interrompt jamais, même dans les périodes de deuil. Il est florissant, mais le quartier entretient des rapports tendus avec ses voisins de Bassens, cité plus importante qui a son propre point de vente.
Bassens, avec ses petits immeubles et une seule rue qui s’enfonce dans la cité, est le quartier où a grandi la sénatrice Samia Ghali, qui réclamait cet été l’intervention de l’armée pour mettre fin aux trafics. Lorsque l’on s’engage là-dedans en voiture, un guetteur s’approche, demande ce que l’on vient chercher. Si c’est du shit, aucun souci. On passe commande à l’entrée, on est livré derrière, sans descendre du véhicule. Un drive-in efficace. Sinon, l’accès est déconseillé.
Les trafics étaient d’abord discrets dans les cités marseillaises. Les groupes se cachaient un peu. Puis ils ont tenu des halls avant de s’installer progressivement devant, puis de se poster carrément à l’entrée des quartiers afin d’en contrôler l’accès. Les petits points de vente ont prospéré, aiguisant «l’appétit féroce des repreneurs, lorsque les gérants se retrouvent en prison», résume Jacques Dallest, procureur de la République à Marseille. Cela provoque «des vengeances commandées parfois depuis les prisons», ou des règlements de comptes préventifs, lorsqu’un rival évincé est remis en liberté. Depuis 2008, les Bouches-du-Rhône ont dénombré en moyenne 40 victimes par an : 86 tués et 124 blessés. Proportionnellement, les blessés sont nettement plus nombreux qu’en Corse. Sans que l’on sache si cela tient à des tirs d’intimidation ou à un plus grand amateurisme.
«Stand de tir». Revenons aux Micocouliers. Depuis trois ans, Samy gardait le contrôle du point de vente de la cité, mais les témoins sous X ont raconté précisément aux policiers son litige avec Sonny. Il avait recruté le garçon comme gérant, Nouri comme coupeur, et Mohamed comme chauffeur. Mais Sonny voulait plus d’argent, gardait une partie de la recette. Cela a généré un différent et, le 10 septembre 2011, Samy aurait menacé d’une arme Sonny, qui l’a désarmé et lui a tiré dessus. Samy aurait alors mis sur les têtes de Sonny et Nouri «un contrat de 150 000 euros» plus le partage du réseau. Sonny, Nouri et Mohamed ne se sentaient plus en sécurité sachant Samy en vie, planqué quelque part. Peu avant Noël 2011, un équipage de la brigade anticriminalité (Bac) des quartiers Nord a contrôlé Mohamed portant un gilet pare-balles. Il s’en est tiré avec une convocation.
Deux jours plus tard, ils ont rendez-vous à Bassens. Ils ont 60 000 euros sur eux pour acheter de la drogue, semble-t-il. Sur place, selon les témoignages, ils sont conduits dans la cour d’une école maternelle désaffectée qui sert d’ordinaire «de stand de tir». Puis exécutés par l’un des deux frères, Lamine, en présence d’un certain «Gros Dédé» et d’un «Joo». L’un de ces hommes ramasse les douilles, puis l’Audi est conduite aux Pennes-Mirabeau pour y être incendiée, afin d’éliminer d’éventuelles traces ADN.
Les deux frères contestent leur participation. Abdelkader affirme qu’il était en Espagne avec des copains, Lamine n’a pas d’alibi. Ce qui peut, paradoxalement prouver sa bonne fois, estime son avocat. «En général, lorsqu’on se prépare à accomplir un assassinat, on prend la précaution élémentaire de commencer par se fabriquer un alibi», dit Luc Febbraro. Le père de Lamine et Abdelkader, routier au chômage depuis trois ans, ajoute que le commissariat des quartiers Nord se trouve tout près de la maternelle. «On tue trois personnes à côté de chez eux et ils n’entendent pas ?»
«Pas des monstres». Dans l’appartement de la famille, au rez-de-chaussée d’un immeuble de Bassens, le père raconte ses fils. L’aîné, bon élève, qu’il avait placé dans un collège privé dont il s’est fait renvoyer, qui a fait «l’Ecole de la deuxième chance», installée dans les quartiers Nord. Le cadet (ils ont aussi trois sœurs) qui travaillait moins bien. «Lui, c’était plutôt l’école de la dernière chance», sourit pauvrement le paternel. Il avait tourné dans un film, s’apprêtait à recommencer. « Je ne dis pas que mes fils étaient des anges [ils ont déjà été condamnés pour trafic de stupéfiants, vols, recel, violence à agent de la force publique, ndlr], ajoute-t-il. Je ne mettrais pas ma main à couper qu’ils n’ont pas participé à des trafics. Mais ce ne sont pas des monstres.»
Il fait visiter les chambres de ces garçons accusés d’un triple homicide. Le papier peint aux personnages de dessins animés, les trophées de foot, des photos d’enfants aux murs. «Ils ne me disent pas ce qu’ils font dehors , murmure-t-il. J’essaie d’ouvrir les yeux. Des fois, je fais leurs poches quand ils rentrent. Je ne suis pas contre la prison, je ne suis pas pour l’anarchie, mais on ne peut pas enfermer des gens en prison pour des ragots.» Comme ses avocats, il affirme qu’à côté du témoignage de la mère de Nouri, les trois autres témoins sont indirects et relaient, selon lui, «des rumeurs». Ce n’est pas l’avis de Jean-Jacques Campana, avocat de deux des parties civiles : «Malheureusement pour la défense, je crains que ce ne soit plus compliqué et qu’ils soient réellement accrochés. La cour d’appel a été saisie de plusieurs demandes de remise en liberté et elle a refusé en étayant ses décisions.» Un téléphone appartenant à la famille de Lamine et Abdelkader aurait notamment échangé ce soir-là des SMS avec un portable qui «bornait» dans la pinède où la voiture était en train d’être incendiée.
«Protection». Pour la justice, le travail est loin d’être terminé. Il faut finir d’étayer les charges. «C’est très compliqué de travailler dans cet univers, soupire un proche du dossier. Nous sommes face à une criminalité très dure, changeante, qui concerne des gens de plus en plus jeunes, dans un contexte où règnent la peur, la loi du silence. Cela pose la question du statut des témoins. Ils ont besoin qu’on leur accorde une protection mais on n’a pas les moyens. Comment voulez-vous que les gens parlent dans ces conditions ?» Les deux frères ont été mis en examen pour meurtre en bande organisée, Samy pour complicité. Ils risquent la perpétuité. L’instruction se poursuit. Les trafics de Bassens et des Micocouliers aussi.