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Critique des nuisances contemporaines, 4. Le Tout-numérique

Envoyé par Quentin Dolet 
Toujours cette pauvreté du style, mais il y a de l'idée.

"Le numérique, en atteignant la sphère de l'infiniment petit et de l'infiniment court, se détache définitivement de la perception humaine pour donner à la technologie l'apparence de l'immédiateté la plus pure. Alors même que la technologie devient médiation ultime (pour une partie de la population occidentale, il serait presque plus fréquent de parler à autrui via son téléphone plutôt que directement), elle semble toujours plus immédiate, donc évidente. En ce sens la technologie devient une médiation nécessaire à l'accomplissement de chacun de nos actes, de chacune de nos perceptions, alors même qu'elle acquiert l'apparence de l'immédiateté la plus transparente : l'immédiateté temporelle (qui n'est autre qu'un laps de temps si court qu'il en est devenu imperceptible) garantit l'invisibilité du médium technologique. D'où une impuissance encore accrue. Dans un monde où tout se passe à un niveau imperceptible aux êtres humains, qui peut encore fantasmer la possibilité d'agir concrètement, ici et maintenant, sur ses conditions d'existence ?

L'introduction massive du numérique, donc de la micro-électronique, dans la quasi-totalité des objets de la vie quotidienne, induit ainsi une dépendance accrue à l'immédiateté procurée par les objets. Elle accentue le sentiment d'opacité produit par les technologies modernes. Alors qu'il était encore possible d'essayer de bricoler le moteur d'une voiture pour réparer en amateur une panne bénigne, il devient aujourd'hui impossible d'avoir accès au monde technologique dans un rapport simple et quotidien, dans la mesure où les objets ressemblent de plus en plus à des réservoirs à cartes à puce. Lorsque l'une d'entre elle fonctionne mal, il n'y a pas d'autre solution que de la changer. Le numérique induit donc, plus encore que les anciennes technologies, un rapport plus distancié et opaque aux objets techniques. Si toute technique possède une certaine apparence d'immédiateté, le numérique l'acquiert plus que toute autre dans la mesure où il se présente comme totalement obscur et impénétrable aux perceptions humaines (que ce soit sur l'échelle du temps ou de l'espace). L'infiniment petit et l'infiniment court nous dévoilent le vrai visage de la technologie contemporaine, en tant qu'elle est pure généralisation de l'impuissance humaine.

Par ailleurs, le fichage est une conséquence directe de la miniaturisation des technologies. Par définition, l'informatique permet de garder la trace de toute opération numérique. Tous les systèmes d'exploitation, serveurs ou logiciels, possèdent généralement ce que les professionnels nomment des fichiers "log" qui conservent la trace de toute action, de tout calcul, initiés par l'utilisateur, le réseau ou le logiciel.

(...) Cette extériorisation de la mémoire entraîne une baisse généralisée de la perception mémorielle. Au Moyen Age, celle-ci était sollicitée chaque jour puisque l'écrit avait une très faible part dans la mémorisation des activités humaines (les livres de compte sont à cet égard une innovation décisive). La mémoire des gens de l'époque était alors bien plus développée que la nôtre. A l'inverse, une société où le moindre numéro de téléphone est automatiquement composé lorsque l'on prononce le nom de la personne à joindre ne risque pas de faire progresser nos capacités au ressouvenir. La délégation de certaines formes élémentaires de mémoire (comme ces agendas éléctroniques qui sonnent pour signaler l'heure d'un rendez-vous) appauvrira certainement bien plus encore les facultés humaines, au premier rang desquels la perception elle-même.

La médiation technique, alors même qu'elle prend aujourd'hui l'apparence de l'immédiateté la plus transparente, constitue à la fois l'humain et la perception qu'il a du réel. La technique devenue technologie numérique, c'est-à-dire ayant atteint le stade supérieur de la médiation illusoirement immédiate, induit une dématérialisation du réel. C'est ce qui existe sur les écrans (de télévision, d'ordinateur, de cinéma, etc.) qui permet à la conscience de se penser comme ayant partie liée avec un monde qui n'est plus appréhendé directement, et qui engendre notre extériorité face à une vie qui n'est presque plus jamais appréhendée directement. Le réel que constituent les technologies numériques est un monde où le virtuel est devenu plus vrai que celui-ci. Le virtuel devient la forme la plus aboutie du réel. L'écran d'ordinateur (ou de téléphone portable, etc.) devient la fenêtre grâce à laquelle je perçois et vis le quotidien. Que la télévision soit la troisième activité en France derrière le travail salarié et le sommeil, et que les technologies de l'audiovisuel tendent à converger au sein d'un ensemble plus que jamais tout numérique (englobant ordinateur, téléphone mobile, home-cinéma, etc.) montre bien à quel point l'emprise de l'immédiateté technologique formule et formate la conscience humaine à devenir ce qui la produit. Se fantasmant dans un rapport immédiat u monde via une technique plus que jamais médiatique, la conscience en vient à se dématérialiser, non pas dans l'espace d'une dimension virtuelle, mais dans son éloignement d'un réel qui lui renvoie chaque jour un peu plus l'image de sa propre impuissance. Si les consciences se dématérialisent, ce n'est pas qu'elles gagneraient les cieux bienheureux d'un Nirvâna mystique, mais simplement qu'elles perdent toute prise sur le réel devenu autonome, car en transduction directe avec les technologies."

Pièces et main d'oeuvre : La tyrannie technologique, critique de la société numérique, Editions l'Echappée, 2007
Le virtuel n'est que du vent, c'est bien pour ça qu'il nous les gonfle !
Faisons comme les musulmans : jetons sur le virtuel un voile pudique...
C'est curieux, le raccourcissement progressif et potentiellement infini des temps d'exécution des jalons intermédiaires illustre parfaitement l'un des paradoxes de Zénon sur le mouvement.
Pourriez-vous préciser cela, cher Alain Eytan ?
Il est possible que ce soit plus grave encore, et plus angoissant; au lieu d'une impossibilité théorique du mouvement (comme chez Zénon) le paradoxe se situerait sur un niveau proprement méta-physique: l'impossibilité théorique et pratique de toute destination ! Celui qui téléphone et passe des textos et tweette à longeur de journée, ne va plus vers personne, ni nulle part, devient un autiste immobile, son mouvement, outre qu'il est bien sûr illusoire ("virtuel") a perdu toute destination, sa communication tout objet. Nous sommes, notre génération, déjà trop jeune, pour articuler cela comme les anciens (Bergson, Deleuze, etc.) l'articuleraient. (Nous sommes dans la régression vers la jeunesse, avec elle, nous remontons lentement et inexorablement vers un autisme primitif -- toute l'humanité y passe, la jeunesse des pays pauvres en premier, comme dans tous les grands malheurs: on voit ces jeunes retenus, pendus à leur mobile comme dans les rets d'une neoténie, celle-là définitive, immobilisée et sans issue).
Je pensais en fait au paradoxe bien connu dit "de la dichotomie", cher Marcel : pour franchir la distance séparant un point A de B, il faut passer par le point intermédiaire C ; et pour aller de A à C par le point D, et ainsi de suite, l'espace étant divisible à l'infini. Ce qui veut dire que pour parcourir cette distance il faut d'abord passer par l'infini, selon Zénon, ce qui est évidemment impossible. Aussi n'est-elle jamais parcourue, et le mouvement est un leurre... Ce que m'a rappelé la convergence évoquée de la multiplication des intermédiaires et du raccourcissement toujours accru de leur temps d'exécution, convergence réalisant en fait une annulation de la possibilité de l'action sur le réel.
Or l'action est mouvement.
Utilisateur anonyme
30 août 2010, 09:38   Re : Critique des nuisances contemporaines, 4. Le Tout-numérique
nous remontons lentement et inexorablement vers un autisme primitif

... on dirait que les communications (commes les images dans la vidéosphère) des uns et des autres circulent toutes seules, sans presque aucun rapport avec le fait de communiquer. Il y a des jours où je trouve cela franchement drôle, et d'autres où je trouve cela assez amer.
Au delà de la gymnastique très utile du par-coeur dans la mémorisation des connaissances, le fait d'avoir en soi de longues séquences de grands textes permet d'en évaluer la profondeur, d'assimiler toute leur beauté et d'être capable de les transmettre. Je remarque chez les jeunes générations une légèreté de lecture propice à tous les contre-sens.
Le fin mot du progrès : Tous au parloir.
Ah oui, je n'avais pas fait le rapprochement. Il est vrai que ces paradoxes (comme celui d'Achille incapable de rattraper la tortue) ne me paraissent intéressants que comme des défis exclusivement mathématiques et ne me semblent pas pouvoir dire quoi que ce soit d'utile sur le monde.
Pour ce qui est de la légèreté de lecture propice aux contre-sens, voici un exemple, celui de la lettre de George Sand à Musset :

Je suis très émue de vous dire que j'ai
bien compris l'autre soir que vous aviez
toujours une envie folle de me faire
danser. Je garde le souvenir de votre
baiser et je voudrais bien que ce soit
là une preuve que je puisse être aimée
par vous. Je suis prête à vous montrer mon
affection toute désintéressée et sans cal-
cul, et si vous voulez me voir aussi
vous dévoiler sans artifice mon âme
toute nue, venez me faire une visite.
Nous causerons en amis, franchement.
Je vous prouverai que je suis la femme
sincère, capable de vous offrir l'affection
la plus profonde comme la plus étroite
en amitié, en un mot la meilleure preuve
dont vous puissiez rêver, puisque votre
âme est libre. Pensez que la solitude où j'ha-
bite est bien longue, bien dure et souvent
difficile. Ainsi en y songeant j'ai l'âme
grosse. Accourrez donc vite et venez me la
faire oublier par l'amour où je veux me
mettre.
Marcel,

Il me semble que Zénon exposa ces paradoxes non dans un but mathématique, mais dans celui de défendre les théories de Parménide...
Sans doute, sans doute, je disais simplement que ces paradoxes ont surtout constitué, pour un temps, un intéressant défi pour les mathématiciens.
Soit dit en passant, il me semble que le traitement mathématique de ce paradoxe ne le résout pas, puisque dire qu'une série infinie de termes positifs converge finalement vers l'unité, c'est poser au préalable l'infini, sans expliquer comment on réalise actuellement une infinité de sommes, ce qui était précisément le problème posé par Zénon : il s'interrogeait d'abord sur la possibilité de la construction même d'un chemin composé de cette infinité, alors que la série géométrique ramène le tout au fini quand le chemin est déjà constitué.
D'un point de vue plus intuitif, ce genre de paradoxes est à mon sens surtout révélateur du clash qui se produit lorsque le temps, ou plus exactement la durée, est traitée strictement selon des modalités spatiales...
Au demeurant, cher Marcel, Kafka, effaré par le mouvement imposé et l'inéluctabilité de la corruption des choses, ne sera probablement pas d'accord avec vous, concernant, sinon l'utilité, du moins le caractère essentiel de ces paradoxes :

« En réponse à cette question pressante : N'y a-t-il vraiment rien qui soit immobile ? Zénon dit : Si, la flèche en plein vol est immobile ! »

Journal
Cher Alain, il ne nous est pas possible de reproduire ici des équations mais croyez-moi, ou plutôt croyez-en les travaux de ce génial mathématicien allemand Georg Friedrich Bernhard Riemann et de l'austère et intraitable mathématicien français Cauchy: dès le deuxième tiers du XXème, les paradoxes de Zénon étaient, comme la tortue par Achille, supplantés et archi-battus. Le calcul intégral de Riemann, et ceux qui décrivent le comportement asymptotique des séries à termes positifs (cas d'Achille et la tortue) pour les amateurs même très modestement éclairés dont je suis, sont un régal pour l'esprit, voire forcent l'admiration par leur élégance, qui paraît incontestablement supérieure aux trouvailles et casse-têtes de Zénon d'Elé.

Voici un lien vers le cours d'analyse d'Alain Yger. Lire en particulier la section 1.2 "Comportement asymptotique" (p. 7) du polycopié [www.math.u-bordeaux1.fr]
Régal, avez-vous dit, cher Francis ?...
Je suis certainement encore bien moins mathématicien que vous... Je réitère toutefois mon propos : la question qu'a posée en fait Zénon n'est pas de savoir comment une suite numérique asymptotique converge vers l'unité, c'est à dire le fini, mais quel peut bien être le sens physique d'une infinité de gestes : corrigez-moi si je me trompe, mais ces calculs posent au préalable la série, pour la résoudre en convergence ; Zénon se demande comment d'abord tracer le chemin lui-même, c'est à dire comment réaliser en fait la série. Voyez-vous ce que je veux dire ?
C'est un peu comme si, la distance à parcourir étant un liquide dans un verre, vos mathématiciens ne se préoccupaient que du problème de son ingurgitation, alors que l'on voulait savoir comment le verre avait été rempli in the first place...
Cher Marcel, je crois que l'aspect mathématique n'est que moyennement intéressant, même dans l'antiquité, puisqu'au nombre infini de relais correspond évidemment une vitesse infinie de parcours de ces relais. Jean-Marc a raison : le propos de Zénon était plutôt d'amener l'attention à la perception du réel, obnubilé par les moyens mêmes de son appréhension.
Et bien cher Alain, si je vous entends bien, ce qui est loin d'être certain, le traitement des paradoxes de Zénon par l'analyse mathématique en séries convergentes aurait le défaut de commencer par poser le caractère fini et convergent de la série avant d'en analyser les modalités de l'aboutissement. Le fait est que dans les Gedankenexperiment du Grec, la position de l'arbre, par exemple, dans le cas du jet de pierre qui ne l'atteint pas, est posée comme connue. Par ailleurs, si dans le cas de la tortue et d'Achille courant pour la rattraper le point (s'il s'agit de l'attraper comme à la chasse à coure) ou la droite, s'il s'agit d'une course parallèle comme en athlétisme où la course du reptile et celle du guerrier s'aligneront, ne sont pas connus, le dispositif n'en est pas moins pertinent à l'analyse par séries asymptotiques. Le modèle mathématique est pertinent, opérant, élégant. Je n'aime pas les mathématiques plus que vous quand elles mettent au tapis aussi sèchement la poésie, voire la métaphysique, mais face à la raison, je m'incline.

Personnellement, et pour ce que cela vaut, j'ai toujours pensé, intuitivement et très artisanalement, que dans le cas de la tortue et d'Achille, dans chaque intervalle de temps tn-tn+1, quelle que soit sa valeur, Achille fait plus que rattraper le différentiel de distance dn-dn+1 qui subsiste dans cet intervalle de temps entre la tortue et lui: il grignote déjà sur tous les intervalles de distance de l'ordre dn-dn+1 qui se présentent encore devant la tortue qui progresse dès lors que le différentiel de vitesse entre lui et le reptile est constant, ce qui lui permet, à terme, de le rattraper.
Encore un mot, cher Francis : ce que je voulais surtout dire est que ces paradoxes posent la question de la possibilité du mouvement dans une perspective purement spatiale, et en ce sens réalisent une confusion entre deux ordres de réalité distincts : le mouvement lui-même, et la distance, l'espace parcouru lors de l'effectuation de ce mouvement.
Pour en revenir à Bergson, je crois comme lui que le mouvement n'est pas cette distance parcourue, car si celle-ci est bien dans l'espace, le premier s'effectue dans la durée.
Et la durée n'est pas décomposable comme l'espace. Zénon se demande comment tracer un chemin, et pour ce faire il traite du temps dans lequel s'effectue le mouvement comme de l'espace franchi : il se heurte alors au problème de la divisibilité infinie. Les mathématiciens prétendent résoudre un problème résultant d'une confusion en posant comme déjà acquise la possibilité de ce que le paradoxe interroge : le mouvement considéré comme la trajectoire parcourue par lui.
Bref, si vous voulez, l'indécomposabilité du mouvement effectué dans le temps revient à dire, en l'occurrence, que la durée constitue l'infini de l'espace.
Que le moindre geste défiât toute logique, cela est réjouissant.
Les paradoxes de Zénon nous sont connus par Aristote (qui en reprend 4 parmi les 40, paraît-il que Zénon avançait). Mais Aristote fait de l'Aristote, alors que Zénon était parménidien, et voulait montrer que l'accès au réel par le raisonnement était une voie problématique. Aristote, bien entendu, ne s'est attaché qu'à l'aspect logique des paradoxes, là où le propos de Zénon était, dirions-nous, métaphysique ou mystique. En reprenant cette position, vous reléguez Zénon dans le lot des penseurs dépassés par l'avancée des mathématiques (ces paradoxes mathématiques sont déjà résolus dans leur principe par Aristote), alors qu'il y a une lecture plus féconde et moins réductrice.
Un petit verre de Sluse, cher Alain ?

[fr.wikipedia.org]

Ou peut-être préférez-vous la trompette ?

[fr.wikipedia.org]
Joli, la trompette.
À la vôtre, cher Francmoineau.
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