Toujours cette pauvreté du style, mais il y a de l'idée.
"Le numérique, en atteignant la sphère de l'infiniment petit et de l'infiniment court, se détache définitivement de la perception humaine pour donner à la technologie l'apparence de l'immédiateté la plus pure. Alors même que la technologie devient médiation ultime (pour une partie de la population occidentale, il serait presque plus fréquent de parler à autrui
via son téléphone plutôt que directement), elle semble toujours plus immédiate, donc évidente. En ce sens la technologie devient une médiation nécessaire à l'accomplissement de chacun de nos actes, de chacune de nos perceptions, alors même qu'elle acquiert l'apparence de l'immédiateté la plus transparente : l'immédiateté temporelle (qui n'est autre qu'un laps de temps si court qu'il en est devenu imperceptible) garantit l'invisibilité du médium technologique. D'où une impuissance encore accrue. Dans un monde où tout se passe à un niveau imperceptible aux êtres humains, qui peut encore fantasmer la possibilité d'agir concrètement, ici et maintenant, sur ses conditions d'existence ?
L'introduction massive du numérique, donc de la micro-électronique, dans la quasi-totalité des objets de la vie quotidienne, induit ainsi une dépendance accrue à l'immédiateté procurée par les objets. Elle accentue le sentiment d'opacité produit par les technologies modernes. Alors qu'il était encore possible d'essayer de bricoler le moteur d'une voiture pour réparer en amateur une panne bénigne, il devient aujourd'hui impossible d'avoir accès au monde technologique dans un rapport simple et quotidien, dans la mesure où les objets ressemblent de plus en plus à des réservoirs à cartes à puce. Lorsque l'une d'entre elle fonctionne mal, il n'y a pas d'autre solution que de la changer. Le numérique induit donc, plus encore que les anciennes technologies, un rapport plus distancié et opaque aux objets techniques. Si toute technique possède une certaine apparence d'immédiateté, le numérique l'acquiert plus que toute autre dans la mesure où il se présente comme totalement obscur et impénétrable aux perceptions humaines (que ce soit sur l'échelle du temps ou de l'espace). L'infiniment petit et l'infiniment court nous dévoilent le vrai visage de la technologie contemporaine, en tant qu'elle est pure généralisation de l'impuissance humaine.
Par ailleurs, le fichage est une conséquence directe de la miniaturisation des technologies. Par définition, l'informatique permet de garder la trace de toute opération numérique. Tous les systèmes d'exploitation, serveurs ou logiciels, possèdent généralement ce que les professionnels nomment des fichiers "log" qui conservent la trace de toute action, de tout calcul, initiés par l'utilisateur, le réseau ou le logiciel.
(...) Cette extériorisation de la mémoire entraîne une baisse généralisée de la perception mémorielle. Au Moyen Age, celle-ci était sollicitée chaque jour puisque l'écrit avait une très faible part dans la mémorisation des activités humaines (les livres de compte sont à cet égard une innovation décisive). La mémoire des gens de l'époque était alors bien plus développée que la nôtre. A l'inverse, une société où le moindre numéro de téléphone est automatiquement composé lorsque l'on prononce le nom de la personne à joindre ne risque pas de faire progresser nos capacités au ressouvenir. La délégation de certaines formes élémentaires de mémoire (comme ces agendas éléctroniques qui sonnent pour signaler l'heure d'un rendez-vous) appauvrira certainement bien plus encore les facultés humaines, au premier rang desquels la perception elle-même.
La médiation technique, alors même qu'elle prend aujourd'hui l'apparence de l'immédiateté la plus transparente, constitue à la fois l'humain et la perception qu'il a du réel. La technique devenue technologie numérique, c'est-à-dire ayant atteint le stade supérieur de la médiation illusoirement immédiate, induit une dématérialisation du réel. C'est ce qui existe sur les écrans (de télévision, d'ordinateur, de cinéma, etc.) qui permet à la conscience de se penser comme ayant partie liée avec un monde qui n'est plus appréhendé directement, et qui engendre notre extériorité face à une vie qui n'est presque plus jamais appréhendée directement. Le réel que constituent les technologies numériques est un monde où le virtuel est devenu plus vrai que celui-ci. Le virtuel devient la forme la plus aboutie du réel. L'écran d'ordinateur (ou de téléphone portable, etc.) devient la fenêtre grâce à laquelle je perçois et vis le quotidien. Que la télévision soit la troisième activité en France derrière le travail salarié et le sommeil, et que les technologies de l'audiovisuel tendent à converger au sein d'un ensemble plus que jamais tout numérique (englobant ordinateur, téléphone mobile, home-cinéma, etc.) montre bien à quel point l'emprise de l'immédiateté technologique formule et formate la conscience humaine à devenir ce qui la produit. Se fantasmant dans un rapport immédiat u monde via une technique plus que jamais médiatique, la conscience en vient à se dématérialiser, non pas dans l'espace d'une dimension virtuelle, mais dans son éloignement d'un réel qui lui renvoie chaque jour un peu plus l'image de sa propre impuissance. Si les consciences se dématérialisent, ce n'est pas qu'elles gagneraient les cieux bienheureux d'un Nirvâna mystique, mais simplement qu'elles perdent toute prise sur le réel devenu autonome, car en transduction directe avec les technologies."
Pièces et main d'oeuvre :
La tyrannie technologique, critique de la société numérique, Editions l'Echappée, 2007