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Mandeville, Dufour, le libéralisme et les barbares

Envoyé par Loïk Anton 
Dans son intéressant ouvrage La Cité perverse, Dany-Robert Dufour fait un rappel de l'histoire plus ou moins occultée du capitalisme, son histoire théologique.
En gros, Pierre Nicole pose que les passions et la cupidité permettent de réaliser le "plan caché" de Dieu, et ce à l'insu des hommes ; Bayle et d'autres reprennent ce thème, qui finit chez Mandeville par la Fable des Abeilles, "vices privés, vertus publiques." Les passions déchaînées seraient la meilleure option pour créer la Cité la plus riche.

Si on adopte le point de vue de Mandeville, la nocence devrait être une bonne nouvelle : plus il y aura des individus cupides et vicieux, laissant libre cours à leurs pulsions, plus la Cité sera dynamique et, in fine, riche.

Pourtant cette hypothèse - qui est la pierre d'angle du libéralisme - rencontre ce qui semble un problème : si on suppose de nouvelles générations de moins en moins éduquées et de plus en plus pulsionnelles, la libération de leurs pulsions (violence, bêtise, destruction de tout ce qui est civilisé...) ne semble pas permettre la moindre édification d'une Cité riche.

L'hypothèse de Mandeville, des Abeilles vicieuses et passionnelles créant de la richesse, trouverait donc son point d'arrêt... A moins que les nocents contemporains ne soient dénués de l'avidité voulue, et que leurs passions soient encore trop désintéressées pour créer des richesses... A ce compte, faut-il supposer que les enfants des nocents, ayant compris qu'il faut être vraiment riches, sauront dompter leur violence, faire calculs, et recréer ce qui aura été détruit ?

Qu'est-ce qui empêcherait la formule "Nocences privées, vertu publique" d'être vraie ?
Il existe une contradiction, et de taille, entre la théorie qui veut que la poursuite débridée des intérêts personnels conduise au meilleur être général, la "vertu publique", qui est que cela ne peut fonctionner, théoriquement du moins, que si certaines conditions sont réunies, et en particulier qu'aucune force "extérieure" n'interfère avec le libre exercice de ces passions et intérêts ; or ces conditions doivent elles-mêmes être imposées et maintenues volontairement : ce qui veut dire que nous sommes en présence d'une conception qui postule un individu bicéphale et proprement atteint d'une "dissonance cognitive" l'exhortant à être aveuglément égoïste — la "main" smithienne est invisible et doit opérer, afin de produire le meilleur effet, à l'insu de l'intéressé — et même mauvais par grandeur d'âme et souci de l'intérêt commun.
Je ne suis pas sûr de comprendre votre remarque, Alain Eytan, car l'individu n'a pas à se forcer à être mauvais (il est mauvais, par définition, car aimanté par l'amour-propre et la cupidité). Le génie se Smith et de Mandeville est de montrer que le mal crée du bien. Cette réflexion trouvant sa source, comme le monde Dufour, dans une difficulté théologique.
Donc je me demande si le même raisonnement pourrait s'appliquer à la nocence, celle-ci s'avérant bien malgré elle civilisatrice...
(Il est rigolo de voir des fils consacrés à la théorie économique du libéralisme mobiliser les foules, alors que sa théologie semble indifférer. Mais peut-être ai-je mal présenté le sujet !).
Ce que je voulais dire, cher Loïk, c'est que pour que "le mal crée du bien", il faut qu'une série de conditions soient remplies, comme en économie libérale il est impératif de préserver la liberté du marché et la concurrence : l'effet bénéfique général de la mauvaiseté particulière est ainsi conditionné par cet impératif, qui exige la mise en œuvre d'une politique volontariste débordant le cadre strictement égoïste de la poursuite d'intérêts personnels, politique qui elle est poursuivie au nom du bien.
Car ce bien qui devrait être la conséquence du libre jeu des passions individuelles n'advient en fait pas spontanément, il doit résulter, selon la théorie même, de dispositions prises par les hommes pour assurer le cadre idoine à l'épanouissement optimal de ces passions.
C'est cette tension permanente entre un moi fatalement cupide et intéressé et un surmoi discipliné et acquis au bien général que je pointai.
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