Trouvé sur le site du Cairn, cet extrait d'un article intéressant de P. Natgteverenis intitulé "L'ennemi comme monstre", de la revue
Sociétés.
Il faut noter que pour Jung, Wotan et Dionysos sont des notions qui sont étroitement liées (même si elles ne sont pas identiques, puisque Wotan est une figure spécifiquement allemande - mais sur ce point je n'ai pas de connaissances très solides).
Il dit ailleurs :
"Dionysos représente l'abîme de la dissolution passionnée de tout particularisme humain au sein de ce que l'âme originelle peut avoir de divin et d'animal; expérience aussi terrifiante que riche de bénédictions à laquelle une humanité mollement assoupie dans la culture croit avoir échappé, jusqu'à ce que survienne le déchaînement d'un nouveau bain de sang, remplissant d'étonnement tous les gens bien-pensants qui ne savent plus qu'accuser les gros capitaux, l'industrie de l'armement, les juifs et les francs-maçons." (L'Âme et la vie)
« Si l’on veut préciser le diagnostic qui s’impose pour Hitler, il faut sans doute s’arrêter à celui de pseudologie fantastique, c’est-à-dire à cette forme de l’hystérie qui est caractérisée par une aptitude particulière du malade à croire à ses propres mensonges [6]. » Voilà comment C.-G. Jung définit les troubles mentaux de A. Hitler. Néanmoins, cet homme serait totalement inconnu s’il n’était pas le chef, pendant douze ans, d’une nation de quatre-vingt millions d’individus et nous ne connaîtrions rien sur son psychisme perturbé. Autrement dit, il n’y aurait pas de monstre Hitler si les Allemands de l’époque ne se laissaient pas convaincre par l’idéologie fasciste du parti national-socialiste. Pourquoi donc les Allemands ont-ils cru un menteur pathologique ? « Jamais le peuple allemand ne se serait laissé prendre aux gesticulations d’Hitler […] si ce personnage […] n’avait pas été le reflet d’une hystérie communément allemande. » (Jung, A.C., p. 140) Le même auteur, dans un article prophétique de 1936 [7], a corrélé cet état d’hystérie au réveil de l’archétype de Wotan, dieu germanique des tempêtes et de l’effervescence, qui déchaîne les passions et les appétits combatifs.
L’implication de l’archétype de Wotan pour la compréhension des faits qui ont suivi la prise du pouvoir par les nazis témoigne de la conception jungienne de l’émergence du national-socialisme comme une expression de l’inconscient collectif. Pour saisir donc, ce qui s’est passé, il est permis de recourir aux récits mythologiques « qui nous viennent des époques où l’on n’expliquait pas encore tout par l’homme, où l’on ne ramenait pas tout à ses possibilités limitées, mais où l’on trouvait les causes plus profondes dans les domaines de l’âme et dans ses puissances autonomes. L’intuition la plus reculée a toujours incarné ces puissances en des dieux. […] C’est pourquoi l’on peut parler de l’archétype Wotan, qui, en tant que facteur psychique autonome, produit des effets collectifs et qui esquisse, précisément par cette transcription dans les faits et la vie, une image de sa propre nature » (Jung, Wotan, p. 80-81).
Selon la mythologie germanique, Wotan est présenté comme le dieu des tempêtes et de l’errance, le lutteur, le dieu des souhaits et de l’amour, le seigneur des morts, le maître des Einherjes (combattants d’élite), le devin des énigmes, le magicien et le dieu des poètes [8]. Il incarne donc, aussi bien le côté instinctif et émotionnel que le côté intuitif et inspiré de l’inconscient. Ce sont ces qualités du dieu errant qui amène Jung à considérer la prise du pouvoir par Hitler comme une sorte de « possession » du peuple allemand par Wotan [9]. Cette « possession » est interprétée par le même auteur [10] comme un déchaînement des forces de l’inconscient collectif allemand, comme un mouvement compensateur de celui-ci qui veut contrebalancer une attitude consciente qui n’est pas saine. Cette attitude consciente malsaine, qui constitue la condition préalable de la « possession » en question, « est l’accumulation des masses citadines, industrialisées, c’est-à-dire occupées à des travaux spécialisés et monotones, masses humaines déracinées qui ont perdu les instincts les plus sains, jusqu’à l’instinct de conservation » (Jung, A.C., p. 133). Ce déracinement introduit par le mode de vie moderne, en combinaison avec la défaite allemande à la première guerre mondiale, la catastrophe économique issue du krach de 1929, ainsi que la qualité du système pédagogique allemand qui favorisait la discipline et l’obéissance, ont engendré la diffusion des sentiments d’infériorité et de culpabilité chez les Allemands. Selon Jung, la perception intuitive et confuse des ces sentiments peut provoquer une dissociation hystérique de la personnalité, qui consiste pour l’essentiel « dans le fait que la main gauche du sujet qui en est atteinte ignore ce que fait la droite, qu’il voudrait rendre inexistant tout ce côté de sa personne que l’on a dénommé “l’ombre” et qu’il cherche chez les autres tout ce qui en lui est obscurité, faute, péché, infériorité. Par suite, un pareil sujet se voit perpétuellement entouré d’êtres incompréhensifs, malveillants, nuisibles, d’êtres de seconde zone, qui justifient qu’on les qualifie de “sous-humains” et que l’on doit exterminer pour préserver sa propre grandeur et sa propre perfection » (Jung, A.C., p. 138). Ainsi, Jung arrive-t-il à considérer l’histoire du troisième Reich comme une histoire d’un peuple atteint d’hystérie, c’est-à-dire, d’un peuple qui a projeté primordialement sur les Juifs, son obscurité refusée. Ce n’était pas donc, par hasard que le réveil de Wotan a coïncidé avec le retour en force du « monstre juif ».
Cette analyse archétypale des événements tragiques qui ont amené à l’apparition du monstre Hitler comme une personnification des atrocités commises par le régime nazi, nous offre la possibilité de comprendre les étapes du passage de la séparation absolue entre le Bien et le Mal à la justification de la logique de domination : d’abord, la dénégation de l’obscurité de notre nature humaine, ensuite sa projection à autrui qui se transforme en un « sous-humain », ce qui légitime en dernière instance notre domination sur lui, une domination qui peut atteindre jusqu’à son extermination pour assurer notre supériorité. On retrouve donc dans l’hystérie allemande une réplique restreinte de la croyance en la supériorité de la civilisation occidentale, qui, en continuant à penser ses rapports à l’altérité sous le même angle, c’est-à-dire en continuant à la considérer comme le Mal, a exterminé des millions de femmes et d’hommes dits « primitifs ». C’est pour cela que la réponse de Jung à la question « Qu’auraient pu faire les Allemands ? » reste toujours actuelle : « Chaque Allemand aurait dû avoir vu en Hitler sa propre “ombre” personnelle, son pire danger. Chaque homme a le devoir de prendre conscience de cette “ombre” et d’apprendre à la régir [11]. »