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Préparation

Envoyé par Thomas Rhotomago 
04 novembre 2010, 21:29   Préparation
Nous intervenons après l’annonce officielle de la mort d’un édifice quelconque, barre d’immeubles, maison ancienne, usine ou hangar.

Quand nous arrivons sur les lieux, ce n’est pas beau à voir mais nous y sommes habitués. Vitres cassées ou obturées, ascenseurs en panne, lézardes, végétation envahissante, graffitis de toute sorte, toitures béantes, équipements mutilés, machines-outils pétrifiées dans la rouille ou la poussière, tout l’armorial de l’usure ou du vandalisme offre son indécent spectacle. Trop longtemps, on a permis à ces traumatisantes exhibitions de s’étaler indéfiniment avant d’envoyer les bulldozers.

Un jour, pourtant, tout a été neuf, on a circulé dans ces pièces, foulé cette pelouse, on s’est mis aux fenêtres, on a entretenu un joli jardinet, on a travaillé de bon cœur. C’est cela que nous sommes chargés de faire revivre autant que possible, afin que la population puisse conserver de l’édifice un dernier souvenir acceptable. Certes, nous n’avons pas la prétention de le rendre à la fraîcheur du jour de son inauguration, ni à cette prestance un peu crâne qu’il avait, à imposer sa nouveauté dans le paysage, non, nous cherchons simplement à le faire retrouver, à gommer les traces les plus insultantes de sa déchéance.

Il faut agir très vite. Nous travaillons d’arrache-pied, de jour comme de nuit. Les matériaux que nous utilisons ne sont pas faits pour durer, ni les peintures ni les enduits, ni les bois ni l’acier, ni bien sûr tout le système d’assujettissement des divers éléments qui composent l’édifice. Même si nous appartenons au secteur du B.T.P., beaucoup de ceux qui viennent à cette activité ont emprunté une partie de leur savoir-faire à celui des premiers temps du cinéma, quand se construisaient de vastes décors, se reconstituaient des rues entières, des places de villes. Pour mener à bien nôtre tâche, il est impératif de se documenter, de consulter d’anciens ouvrages d’architecture, des magazines de décoration périmés. Nous enrichissons sans cesse nos banques d’images, sachant que la mort peut frapper n’importe quel édifice. Ainsi notre travail est-il complet : une capacité d’intervention très physique qui requiert un grand savoir-faire manuel, lui-même nourri de connaissances abstraites.

Après une dizaine de jours d’intenses traitements, le cadavre de l’édifice est fin prêt. Il est mis à la disposition du public qui vient le voir. Que d’émotions alors ! La maisonnette semble revivre, débarrassée des parpaings qui obturaient ses fenêtres, du lierre qui soulevait les tuiles, des cloques de crépis qui boursouflaient ses murs. On irait jusqu’à franchir son seuil mais chacun sait bien qu’elle est morte, une coquille vide. De même, et bien qu’elle ait cessé de vivre, jamais la barre d’immeubles n’a paru aussi bien tournée vers l’avenir qu’après notre intervention ; on se prend à rêver installations de jeunes couples, soulagement d’échapper enfin aux marchands de sommeil, usage heureux des équipements neufs. L’envie de recevoir de bonnes nouvelles semble émaner des boîtes aux lettres rétablies. Les plus courageux visitent les caves rendues à leur innocence, font un tour en ascenseur. La plupart, trop émus, préfèrent s’en tenir à regarder de loin l’ensemble miraculeusement rafraîchi, lavé des ultimes stigmates de son agonie. Et l’usine ! Voici qu’elle donne des envies de retrousser ses manches !

D’ailleurs, dans certains cas, si un financement a été trouvé, il arrive que des figurants soient engagés pour restituer mieux encore l’ambiance qui régnait autour de l’édifice. D’après moi, il faudrait que cela devienne systématique, c’est quand même plus vivant et puis, aussi, le temps de visite gagnerait à être prolongé. (Si je peux me permettre une anecdote personnelle, c’est sur une préparation de hangar d’expéditions défunt que j’ai rencontré celle qui allait devenir ma partenaire. Elle avait été recrutée pour figurer une cariste au travail, elle m’a plu immédiatement, à la voir tenir son rôle avec conviction, j’ai toujours été très sensible à la conscience professionnelle.)

Certains grincheux, bien sûr, n’aiment pas notre travail. Ils prétendent que c’est un maquillage obscène, une façon hypocrite de refuser la réalité de la mort d’un édifice, une tentative honteuse et répugnante de négation du travail de sape du temps. Comme si c’était beau, un cadavre d’habitation livré aux quatre vents ! Fort heureusement, ces rabat-joies sont minoritaires. On les laisse dire. On ne peut pas plaire à tout le monde. Nous, nous avons la certitude de bien agir, d’être utiles, de faire du bon travail. Nous permettons aux pages de mieux se tourner et quand, finalement, les artificiers interviennent, c’est un grand honneur si, parfois, ils accordent le privilège à notre chef de chantier d’appuyer sur le bouton et de pulvériser la bâtisse que nous avons préparée avec respect et, je ne crains pas de le dire, une indéniable forme d’amour.
05 novembre 2010, 22:04   Re : Préparation
Quel texte remarquable !
05 novembre 2010, 23:03   Re : Préparation
Oui, ils sont de plus en plus réussis et denses.
06 novembre 2010, 00:17   Re : Préparation
Il m’est arrivé de prendre dans ma voiture un quidam qui faisait de l’auto-stop. L’homme était « dans les feuilles» comme on disait dans cette campagne pour dire qu’il était en arrêt –maladie. Il était artisan et, l’étant moi-même, il me raconta son histoire. Il avait été embauché avec d’autres compagnons, triés sur le volet et tous experts, chacun en son domaine, lui-même étant tapissier spécialiste des soieries, par un prince d’un minuscule émirat qui leur avait confié l’édification d’un palais au bord de la mer. Les occidentaux vivaient dans un périmètre de liberté très restreint mais jouissaient d’émoluments faramineux. Ils travaillèrent donc sans relâche appliquant sans compter tout leur savoir-faire, pour une fois que le client ne regardait pas à la dépense. Robinetteries en or, dallage en marbre le plus rare, tenture en soie la plus précieuse et tout à l’avenant. A la fin du chantier, le prince, venu en inspection, se montra fort satisfait et invita tout son monde à une fête somptueuse non loin de là, au bord de l’eau. Les agapes touchant à leur fin, il glissa quelques mots dans un talkie-walkie et, sans tarder, surgirent trois avions qui survolèrent le pique-nique de luxe, s’en retournèrent au-dessus du palais flambant neuf et lâchèrent sur celui-ci un nombre suffisant d’explosifs pour le réduire en cendres. Le jeune prince, hilare, applaudissait et mon compagnon rentrait dans une dépression dont il n’était pas sorti.
06 novembre 2010, 00:21   Re : Préparation
C'est du Kafka. Une parabole de Kafka. Magnifique.
06 novembre 2010, 07:58   Re : Préparation
Bravo, cher Orimont.

L'histoire d'Éric est-elle authentique ?
06 novembre 2010, 08:47   Re : Préparation
Orimont , vous cultivez avec ce genre de texte une veine très originale où vous brillez particulièrement. A quand un recueil publié ? Franchement, c'est autre chose que la première gorgée de bière !
06 novembre 2010, 08:49   Re : Préparation
C'est très intéressant.
Utilisateur anonyme
06 novembre 2010, 10:22   Re : Préparation
(Message supprimé à la demande de son auteur)
06 novembre 2010, 10:31   Re : Préparation
Oui, c'est très bien.
06 novembre 2010, 10:49   Re : Préparation
Il serait parfait pour notre revue. Hélas il est très difficile à avoir...
06 novembre 2010, 11:38   Re : Préparation
Oui, oui, cher Marcel, sur les routes bretonnes il y a quelques années, le type était vraiment défait et son histoire m'est apparue crédible.
07 novembre 2010, 15:10   Re : Préparation
L’image d’une ville ou d’un quartier est celle de ses habitants, car ce sont aux qui font d’une ville un lieu fréquentable. Si la vie y est aimable et les enfants dociles, si on peut s’y attarder sans se soucier du temps et de l’heure, on trouvera réunies les conditions du bien-être et personne ne songerait à quitter les lieux. C’est une évidence dont personne ne parle. Voilà pourquoi selon moi il est inutile de détruire les barres d’immeuble. Ces destructions sont des mensonges et je comprends dès lors que vous songiez à les mettre en scène. Jolie mise en scène.
07 novembre 2010, 17:36   Re : Préparation
"Notre revue"... Tiens, tiens...
Utilisateur anonyme
07 novembre 2010, 17:43   Re : Préparation
(Message supprimé à la demande de son auteur)
08 novembre 2010, 00:19   Re : Préparation
L'intervention de M. Philippien est fort bienvenue, bien écrite, bien pensée, élégamment jetée. Mais hélas, je suis en désaccord total avec son contenu. L'image d'une ville, d'une vie, d'un quartier n'est pas le fait des humains qui les hantent mais bien celui des choses matérielles et de leur double que composent les choses immatérielles, projetées et données en pâture à l'esprit des humains. Deux axiomes: quand tout va mal, il faut, faute de détruire, partir, solution réservée à ceux à qui le pouvoir de détruire les constructions matérielles est interdit et qui n'ont d'autre recours que celui de la destruction symbolique; il faut, pour ceux qui ne sont point limités par le pouvoir politique et matériel des choses, à l'intérieur du régime dit démocratique en vigueur ces temps-ci, détruire physiquement, à l'explosif, les barres des quartiers. L'explosif a ceci d'intéressant qu'il produit des ondes sociologiques tout aussi réelles que le constructif qui les attira dans son béton.

L'esprit des lieux existe, il attire la triste matérialité qui en lui se reconnaîtra pour habiter et façonner sinistrement, tristement lesdits lieux quand ceux-ci sont tristes et sinistres. Une des grandes, difficiles, paradoxales, subtiles leçons de l'oeuvre de Renaud Camus est celle qui porte sur les lieux et l'espace habité, hanté. Toute l'oeuvre de Renaud Camus, en un sens, est réflexion sur les lieux, topographiques, terrestres, toponymés, connus par le pied et par l'oeil, et touchés de l'index comme source d'inspiration, de pensée, de méditation, de révélation et de renouvellement.
08 novembre 2010, 00:57   Re : Préparation
L' Esprit des lieux est aussi le titre d'un ouvrage très intéressant de Guy-René Doumayrou, auteur, également de Géographie Sidérale, dans la lignée de Géographie sacrée de la Grèce, de Jean Richer.
08 novembre 2010, 09:37   Re : Préparation
Il est cependant vrai que beaucoup de ces lieux, notamment les plus anciens, avaient une toute autre image, un tout autre esprit au moment de leur mise en service car y vivait une autre population, qui les habitait autrement. Mais leur destin ultérieur les a à marqués de façon indélébiles et c'est cet esprit-là qui les habite à jamais. C'est pourquoi il faut les détruire. En outre ils sont laids et l'ont toujours été, même à l'époque où ils étaient habités avec joie et gratitude.
08 novembre 2010, 13:52   Re : Préparation
Chers amis d'écran,

Votre bonne réception de ces historiettes m'encourage et je vous en remercie. Un recueil existe qui attend le bon plaisir d'un éditeur, s'il s'en trouve.

Quant à l'allusion à une "revue", j'avoue qu'elle m'échappe Est-ce un autre nom pour désigner le livre sur l'In-nocence ?
08 novembre 2010, 14:06   Re : Préparation
La controverse naissante qui a lieu sur ce fil entre ceux qui pensent que l'esprit des lieux laisse une empreinte dans celui des hommes et ceux qui mettent plutôt l'accent sur la primauté du mode de vie des habitants qui viendrait in-former ensuite les lieux dans leur ensemble ressemble très fort à ce qui, depuis le fond des âges, fait le sel de la philosophie de la connaissance : c'est la querelle éternellement recommencée du réalisme et de l'idéalisme, à laquelle tous les philosophes, dans leurs tentatives de concilier les deux termes ou de les opposer l'un à l'autre, sont venus se buter le nez.
08 novembre 2010, 14:10   Re : Préparation
Sauf les philosophes caodaïstes et moi-même, qui sommes parvenus à la conclusion que les lieux influaient sur leurs habitants, et vice-versa.
08 novembre 2010, 14:14   Re : Préparation
Mais c'est bien sûr !
08 novembre 2010, 14:16   Re : Préparation
En Orient, cette querelle philosophique n'eut jamais lieu: le Fong Shui qui réconcilie les deux conceptions rendit très tôt sa survenue impossible.
08 novembre 2010, 14:23   Re : Préparation
Ma foi, j'avoue ma totale ignorance en la matière...
Utilisateur anonyme
08 novembre 2010, 14:25   Re : Préparation
(Message supprimé à la demande de son auteur)
08 novembre 2010, 14:31   Re : Préparation
Un quotidien de vingt pages, alors ?
Utilisateur anonyme
08 novembre 2010, 14:53   Re : Préparation
(Message supprimé à la demande de son auteur)
09 novembre 2010, 20:07   Re : Préparation
Pauvre barres HLM a qui on demande tant ! Contenir la part irreductible d'une nocence exogène. Rien de moins. Alors elles ont contenu, comme elles ont pu. Et c'est de leur faute encore. Et le bon peuple de France, non moins coupable et à qui on demande la même chose finalement, saura t'il tenir aussi bien ?
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