Nous intervenons après l’annonce officielle de la mort d’un édifice quelconque, barre d’immeubles, maison ancienne, usine ou hangar.
Quand nous arrivons sur les lieux, ce n’est pas beau à voir mais nous y sommes habitués. Vitres cassées ou obturées, ascenseurs en panne, lézardes, végétation envahissante, graffitis de toute sorte, toitures béantes, équipements mutilés, machines-outils pétrifiées dans la rouille ou la poussière, tout l’armorial de l’usure ou du vandalisme offre son indécent spectacle. Trop longtemps, on a permis à ces traumatisantes exhibitions de s’étaler indéfiniment avant d’envoyer les bulldozers.
Un jour, pourtant, tout a été neuf, on a circulé dans ces pièces, foulé cette pelouse, on s’est mis aux fenêtres, on a entretenu un joli jardinet, on a travaillé de bon cœur. C’est cela que nous sommes chargés de faire revivre autant que possible, afin que la population puisse conserver de l’édifice un dernier souvenir acceptable. Certes, nous n’avons pas la prétention de le rendre à la fraîcheur du jour de son inauguration, ni à cette prestance un peu crâne qu’il avait, à imposer sa nouveauté dans le paysage, non, nous cherchons simplement à le faire
retrouver, à gommer les traces les plus insultantes de sa déchéance.
Il faut agir très vite. Nous travaillons d’arrache-pied, de jour comme de nuit. Les matériaux que nous utilisons ne sont pas faits pour durer, ni les peintures ni les enduits, ni les bois ni l’acier, ni bien sûr tout le système d’assujettissement des divers éléments qui composent l’édifice. Même si nous appartenons au secteur du B.T.P., beaucoup de ceux qui viennent à cette activité ont emprunté une partie de leur savoir-faire à celui des premiers temps du cinéma, quand se construisaient de vastes décors, se reconstituaient des rues entières, des places de villes. Pour mener à bien nôtre tâche, il est impératif de se documenter, de consulter d’anciens ouvrages d’architecture, des magazines de décoration périmés. Nous enrichissons sans cesse nos banques d’images, sachant que la mort peut frapper n’importe quel édifice. Ainsi notre travail est-il complet : une capacité d’intervention très physique qui requiert un grand savoir-faire manuel, lui-même nourri de connaissances abstraites.
Après une dizaine de jours d’intenses traitements, le cadavre de l’édifice est fin prêt. Il est mis à la disposition du public qui vient le voir. Que d’émotions alors ! La maisonnette semble revivre, débarrassée des parpaings qui obturaient ses fenêtres, du lierre qui soulevait les tuiles, des cloques de crépis qui boursouflaient ses murs. On irait jusqu’à franchir son seuil mais chacun sait bien qu’elle est morte, une coquille vide. De même, et bien qu’elle ait cessé de vivre, jamais la barre d’immeubles n’a paru aussi bien tournée vers l’avenir qu’après notre intervention ; on se prend à rêver installations de jeunes couples, soulagement d’échapper enfin aux marchands de sommeil, usage heureux des équipements neufs. L’envie de recevoir de bonnes nouvelles semble émaner des boîtes aux lettres rétablies. Les plus courageux visitent les caves rendues à leur innocence, font un tour en ascenseur. La plupart, trop émus, préfèrent s’en tenir à regarder de loin l’ensemble miraculeusement rafraîchi, lavé des ultimes stigmates de son agonie. Et l’usine ! Voici qu’elle donne des envies de retrousser ses manches !
D’ailleurs, dans certains cas, si un financement a été trouvé, il arrive que des figurants soient engagés pour restituer mieux encore l’ambiance qui régnait autour de l’édifice. D’après moi, il faudrait que cela devienne systématique, c’est quand même plus vivant et puis, aussi, le temps de visite gagnerait à être prolongé. (Si je peux me permettre une anecdote personnelle, c’est sur une préparation de hangar d’expéditions défunt que j’ai rencontré celle qui allait devenir ma partenaire. Elle avait été recrutée pour figurer une cariste au travail, elle m’a plu immédiatement, à la voir tenir son rôle avec conviction, j’ai toujours été très sensible à la conscience professionnelle.)
Certains grincheux, bien sûr, n’aiment pas notre travail. Ils prétendent que c’est un maquillage obscène, une façon hypocrite de refuser la réalité de la mort d’un édifice, une tentative honteuse et répugnante de négation du travail de sape du temps. Comme si c’était beau, un cadavre d’habitation livré aux quatre vents ! Fort heureusement, ces rabat-joies sont minoritaires. On les laisse dire. On ne peut pas plaire à tout le monde. Nous, nous avons la certitude de bien agir, d’être utiles, de faire du bon travail. Nous permettons aux pages de mieux se tourner et quand, finalement, les artificiers interviennent, c’est un grand honneur si, parfois, ils accordent le privilège à notre chef de chantier d’appuyer sur le bouton et de pulvériser la bâtisse que nous avons préparée avec respect et, je ne crains pas de le dire, une indéniable forme d’amour.