Je partage quelques-unes des réserves qui sont exprimées, non pas sur Klemperer (l'homme a été admirable entre 1933 et 1945 - ensuite un peu moins, quand il est devenu un des piliers de la RDA : il a évité Charybde pour s'abîmer dans Scylla), mais sur sa pensée. J'ai lu quelques-uns des "articles" qu'il a consacrés à la littérature française des XVIIe et XVIIIe siècles, dont il était spécialiste : c'est plat ou quelconque, consensuel; il expose ce que les universitaires des années 1920-40 en pensaient ou en disaient; en tout cas, Klemperer n'a pas la hauteur des vues de Spitzer ou d'Auerbach.
Ce qu'il a bien montré, c'est la modernité du discours nazi (du discours plus que de la langue, à proprement parler); moderne dans le recours aux moyens techniques dits "modernes" de communication de masse (c'est un truisme que d'énoncer cela); moderne dans l'énergie qui rompt avec le modèle de phrase "classique" (enseignée dans les classes); moderne dans l'énonciation et la toute puissance du "je" ou du "moi" qui énonce dans le discours; moderne par son scientisme : recours aux métaphores biologiques et mécaniques. Le discours nazi (si tant qu'il y ait "un" discours nazi; il y a d'innombrables discours proférés par x dignitaires du Troisième Reich et par x idéologues du "Nationalsocialismus") est tout autant un miroir de la modernité (c'est ce qui, d'ailleurs, pour nous modernes, est troublant) qu'un miroir de l'idéologie nazie ou de la vision que les nazis se faisaient du monde. En tant qu'expression de l'idéologie nazie, ce discours ne nous affecte pas, nous en sommes "innocents", il nous est totalement étranger, il nous fait horreur, mais en tant qu'expression de la modernité, à laquelle nous adhérons, il n'est moins facile de s'en laver les mains, de nombreux discours de rupture ayant les mêmes traits formels que le discours nazi.
Je partage aussi la thèse de Klemperer sur la continuité idéologique (à nuancer) entre Herder surtout (un peuple défini par ses ancêtres, son sang, sa race, et dont la langue exprime l'identité), les romantiques allemands, le romantisme révolutionnaire et l'espèce de folie qui s'est emparée d'une partie des Allemands entre 1920 et 1945; ou, pour dire les choses autrement, sur le fait que l'idéologie "nazie" (pour faire court) plonge une partie de ses racines dans le "Volksgeist" d'Herder.
Pour ma part, je tiens la pensée de Jacques Rossi, bien qu'elle ne soit pas exposée de façon argumentée et dans les règles de l'art ("Le Manuel du Goulag" est livre d'un homme âgé), pour plus féconde que celle de Klemperer - en particulier pour ce qui est de la langue (et non plus seulement du discours) et de la vieille question que posaient déjà les philosophes de l'antiquité et qui revient sans cesse dans la tradition occidentale (mais dont la pensée linguistique ou sémiologique du XXe siècle a tenté de se débarrasser, en la niant ou en la tenant pour insignifiante) : les mots et les choses. La langue ment-elle ou trahit-elle le réel ? La langue peut-elle retenir ou contenir quelque fragment du même monde réel, en dépît de l'hétérogénéité de nature entre la langue (les mots) et les choses ?
La volonté des nazis n'était pas de mentir, mais de dire la vérité; celle qui anime la TFT soviétique, selon Rossi, est de cacher le réel : c'est un écran, une herse et une camisole de force, destinés à faire gober les plus gros mensonges au plus grand nombre de gogos possible.
Ce qui dit Rossi, entre les lignes certes ou dans l'interprétation que l'on peut faire de sa pensée, c'est que la langue garde les traces des coups qu'elle reçoit, des mauvais traitements qui lui sont infligés, qu'elle est, comme les carottes glaciaires, un témoin éloquent des séismes, mutations, changements qui affectent et bouleversent, en profondeur, notre pays, depuis trois ou quatre siècles; et que cette hypothèse éclaire de façon limpide, à mon sens, l'évolution récente du français. Les historiens de la langue, il y a un siècle, se sont attachés à expliquer les changements de forme (phonétique et morphologique; éventuellement les changements de sens, par figure, extension ou restriction); mais ils s'arrêtaient au XVIIe siècle, sauf pour des questions de détail (wè, r roulé ou l mouillé), persuadés que la grande dérive était sinon arrêtée, du moins ralentie. Je pense qu'elle est plus ample et plus profonde, même si elle se voit moins, que celle qui a affecté la langue entre le XIe et le XVIIe s.