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Le nuage (feuilleton en trois épisodes et fin tragique)

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
08 septembre 2008, 19:16   Le nuage (feuilleton en trois épisodes et fin tragique)
"Le lourd nuage gonflé qui, le premier jour du XIXème siècle, couvrait non seulement Londres mais la totalité des Iles Britanniques, s'arrêta, ou, plutôt ne s'arrêta pas d'obéir aux fluctuations des tempêtes, assez longtemps dans ce coin du ciel pour avoir des effets extraordinaires sur tous les êtres vivant dans son ombre. Le climat anglais parut bouleversé. Il pleuvait souvent, mais seulement par averse fantasques qui reprenaient sitôt finies. Le soleil brillait, comme de juste, mais emmitouflé par tant de nuages et dans un air si saturé d'eau, que ses rayons perdaient leurs couleurs ; et les violacés, les orangés, les rouges ternes avaient remplacé dans le paysage les teintes plus solides du XVIIIème siècle. Sous le dais de ce ciel meurtri et chagrin, le vert des choux paraissait moins intense, et la neige était d'un blanc sale. Mais ceci n'était rien : bientôt s'insinua dans chaque maison l'humidité, le plus insidieux des ennemis ; on peut derrière des persiennes narguer le soleil, et narguer le gel devant un bon feu ; mais l'humidité pénètre chez nous, furtivement, lorsque nous dormons. On ne l'entend pas, on ne la sent pas, et elle est partout. L'humidité gonfle le bois, moisit la marmite, rouille le fer, pourrit la pierre. Et elle agit de façon si pateline qu'il nous faut soulever un coffre, un seau à charbon, et les voir s'émietter soudain, pour soupçonner enfin l'ennemi d'être dans la place.

Ainsi, de façon insensible et furtive, sans que rien marquât le jour ou l'heure de l'altération, le tempérament de l'Angleterre changea, et personne ne s'en aperçut. Rien pourtant ne fut épargné. Les rudes gentilshommes campagnards qui jusque là s'étaient assis joyeusement devant un repas de boeuf et d'ale dans une salle à manger dessinée, peut-être, par les frères Adam, avec une dignité classique, soudain furent pris d'un frisson. Les douillettes apparurent ; on se laissa pousser la barbe ; on attacha les pantalons étroitement par des sous-pieds. Et ce froid qui montait aux jambes, le gentilhomme campagnard eut tôt fait de le communiquer à sa maison ; les meubles furent capitonnés ; les tables et les murs, couverts ; et rien ne resta nu. Alors un changement de régime devint indispensable. On inventa le « muffin » et le « crumpet ». Le café, après le dîner, supplanta le porto et comme le café exigeait un salon où on pût le boire, comme le salon exigeait des globes, les globes des fleurs artificielles, les fleurs artificielles des cheminées bourgeoises, les cheminées bourgeoises des pianos, les pianos des ballades pour salons, les ballades pour salons, en sautant un ou deux intermédiaires, une armée de petits chiens, de carrées en tapisserie, et d'ornements en porcelaine, le « home » - qui avait pris une importance extrême – changea du tout au tout."

Virginia Woolf - Orlando (trad. Charles Mauron)
Merveilleuse observatrice, Virginia ! Etait-ce un changement climatique naturel, ou les premiers effets de la révolution industrielle ?
08 septembre 2008, 20:32   Beau texte
C'est en tout cas très joli.
En effet. Merveilleux. Merci à Luceram.
Utilisateur anonyme
09 septembre 2008, 11:36   Re : Le nuage (suite)
"Au dehors, cependant, par un nouvel effet de l'humidité, le lierre s'était mis à croître avec une profusion inouïe. Les maisons, jusque là de pierre nue, furent étouffées sous le feuillage. Pas un jardin, si rigide que fût son dessin original, qui ne possédât maintenant sa pépinière, son coin sauvage et son labyrinthe. Le peu de jour qui pénétrait dans les chambres d'enfants filtrait à travers des épaisseurs vertes, et le peu de jour qui entrait dans les salons où vivaient les adultes, hommes et femmes, traversait des rideaux de peluche écarlate ou brune. Mais les changements ne se limitèrent pas à l'extérieur des êtres. L'humidité pénétra plus avant. Les hommes sentirent le froid dans leur cœur, le brouillard humide dans leur esprit. En un effort désespéré, pour donner à leurs sentiments un nid plus chaud, un creux quelconque où se blottir, ils essayèrent de tous les moyens tour à tour. L'amour, la naissance et la mort furent emmaillotés de belles phrases. Les deux sexes, de plus en plus, s'éloignèrent l'un de l'autre. Aucune conversation ouverte ne fut plus tolérée. Les évasions et les hypocrisies patelines se multiplièrent dans les deux camps. Les orgies de lierre et d'arbres vivaces à l'extérieur des maisons eurent pour contre-partie exacte une identique fécondité à l'intérieur. La vie d'une femme normale devint une succession de naissances. Elle se mariait à dix-neuf ans, et à trente était mère de quinze ou dix-huit enfants ; car il y avait une grande abondance de jumeaux. Ainsi naquit l'Empire Britannique ; ainsi – car on ne saurait arrêter l'humidité ; elle envahit l'encrier comme les boiseries – les phrases se gonflèrent, les adjectifs se multiplièrent, les poèmes lyriques devinrent épiques, et les bagatelles qui formaient jadis des essais d'une colonne prirent l'ampleur d'encyclopédies en dix ou vingt volumes.”

Op. Cit
Utilisateur anonyme
10 septembre 2008, 14:32   Re : Le nuage (suite et fin (tragique))
"Le cas d'Eusébius Chubbs montre bien ce que durent être, devant ce spectacle, les réactions d'un homme sensible, conscient de son impuissance. On trouve à la fin de ses mémoires un passage où Chubbs raconte qu'un beau matin, après avoir pondu trente-cinq pages in-folio “à propos de rien”, il vissa le couvercle de son encrier et partit faire un tour dans le jardin. Il se trouva bientôt en pleine pépinière. D'innombrables feuilles bruissaient et luisaient au-dessus de sa tête. Il eut l'impression “qu'il écrasait la poussière de millions d'autres sous ses pieds”. Une épaisse fumée montait d'un feu d'herbes mouillées au bout du jardin. Il réfléchit qu'aucun feu sur la terre ne pourrait jamais consumer ce vaste encombrement de végétaux. Partout où il jetait les yeux, c'était la même végétation rampante. Les concombres “roulaient dans l'herbe jusqu'à ses pieds”. Des choux-fleurs géants entassaient étage sur étage, finissaient par atteindre, dans son imagination troublée, la hauteur des ormeaux eux-mêmes. Les poules, sans arrêt, pondaient des œufs d'une couleur bâtarde. Il se souvint avec un soupir de sa propre fécondité et de sa pauvre femme qui, à cet instant même, était au lit dans les douleurs de ses quinzièmes couches : comment, dans ces conditions, blâmer la volaille ? Il leva les yeux vers le ciel. Est-ce que les cieux eux-mêmes, ou plutôt ce grand frontispice des cieux, le ciel, n'apportait pas à cet ouvrage l'assentiment, que dis-je, l'encouragement de la divinité ? Là, été comme hiver, d'un bout de l'an à l'autre, les nuages roulaient, se culbutaient – comme des baleines ? réfléchit-il, comme des éléphants plutôt ? Mais en vain. Chubbs ne pouvait échapper à l'image qu'exigeaient de lui mille hectares aériens ; le ciel entier, largement étalé sur les Iles Britanniques, n'était qu'un vaste lit de plumes, et la fécondité indistincte du jardin, de la chambre et du poulailler trouvait en lui son modèle suprême. Chubbs rentra chez lui, écrivit le passage ci-dessus, posa sa tête sur un four à gaz, et lorsqu'on le trouva dans cette attitude, il était trop tard pour le ranimer."

Op. Cit
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