Aux nuisances visuelles qui peuvent nous plonger, je vous l'accorde, dans la consternation, j'ajouterais les nuisances sonores qui prolifèrent comme des métastases dans les villes voire dans les campagnes. Il est impossible de prendre le métropolitain sans entendre de la musique, d'où qu'elle vienne : de la station du métropolitain elle-même ou des passagers qui sont en permance branchés à leur ipod, ipad, etc., et qui reproduisent, sans le savoir, un mouvement de tête semblable à celui que fait la poule lorsqu'elle se déplace. Je suis infiniment reconnaissant à de grands auteurs (Renaud Camus, Milan Kundera, Richard Millet) et à de grands philosophes (Gilles Lipovetsky, Alain Finkielkraut) de mettre en lumière ce problème majeur, mais je ne peux qu'être attristé de voir qu'il ne suscite pas le moindre écho dans la pensée politique actuelle hormis celle de M. Camus ; comme si, en somme, les échos du rap, de la techno et du rock étaient les seuls que nous puissions entendre, que nous ayons le droit d'entendre.
Quelques exemples :
LIPOVETSKY Gilles,
L'Ère du vide,
Essai sur l'individualisme contemporain, Paris, Gallimard, folio essais, 1983 :
p.33 : " Nous vivons une formidable explosion musicale : musique non stop, hit-parade, la séduction post-moderne est hi-fi. Désormais la chaîne est un bien de première nécessité, on fait du sport, on déambule, on travaille en musique, on roule en stéréo, la musique et le rythme sont devenus en quelques décennies un environnement permanent, un engouement de masse. Pour l'homme disciplinaire-autoritaire, la musique était circonscrite dans des lieux ou moments spécifiques, concert, dancing, music-hall, bal, radio : l'individu post-moderne, au contraire, est branché sur de la musique du matin jusqu'au soir, tout se passe comme s'il avait besoin d'être toujours ailleurs, d'être transporté et enveloppé dans une ambiance syncopée, tout se passe comme s'il avait besoin d'une déréalisation stimulante, euphorique ou enivrante du monde."
p.107 : "Neutraliser le monde par la puissance sonore [...] il faut s'identifier avec la musique et oublier l'extériorité du réel."
KUNDERA Milan,
Le Rideau, Paris, Gallimard, folio, 2005 :
p.146-147 : "De la bibliothèque d'un ami je retire au hasard un livre de Jaromir John, romancier tchèque d'entre les deux guerres. Le roman est depuis longtemps oublié ; il s'intitule Le Monstre à explosion [...]. Une chose, pourtant, est inédite : l'horreur de ce monde moderne, la malédiction de monsieur Engelbert, ce n'est pas le pouvoir de l'argent ni l'arrogance des arrivistes, c'est le bruit ; non pas le bruit ancien d'un orage ou d'un marteau, mais le bruit nouveau des moteurs, notamment des automobiles et des motocyclettes : des "monstres à explosion"."
p.149 : "En 1920, monsieur Engelbert était encore étonné par le bruit des "monstres à explosion" ; les générations suivantes l'ont trouvé naturel ; après l'avoir horrifié, rendu malade, le bruit, peu à peu, a remodelé l'homme ; par son omniprésence et sa permanence, il a fini par lui inculquer le besoin de bruit et avec cela un tout autre rapport à la nature, au repos, à la joie, à la beauté, à la musique (qui, devenue un fond sonore ininterrompu a perdu son caractère d'art) et même à la parole (qui n'occupe plus comme jadis la place privilégiée dans le monde des sons). Dans l'histoire de l'existence ce fut un changement si profond, si durable qu'aucune guerre, aucune révolution n'est à même d'en produire de semblable ; un changement dont Jaromir John a modestement remarqué et décrit le commencement."