Tenez Henri, puisque vous me parlez mathématiques, je vais vous en confier un autre, qui a trait aux mathématiques et qui fut véritablement troublant, vous me direz comment le rasoir d'Ockham doit tailler celui-là.
C'était dans la même année 1997, le couple que je formais encore avec ma deuxième femme était en crise ouverte, avec "scènes à l'italienne" déchirantes, comme seules peuvent en produire les guerres conjugales les plus meurtrières. C'était un de ces derniers combats avant l'armistice, moment où les protagonistes font donner la grosse artillerie, les bombes atomiques, afin de fixer les positions avec un gain de territoire maximal avant l'engagement des pourparlers de paix et le règlement définitif du conflit. Recru de fatigue vers les trois heures du matin, j'allai prendre un peu de repos dans un coin de la maison.
Nous étions là aussi en Angleterre dans la vallée de la Tamise, à soixante kilomètres en amont de Londres. Pendant les quelques heures du sommeil agité que je m'accordais, je fus .... un étudiant mathématicien. J'opérai des équations absurdes, sans application, sans explication, sans lien avec rien. Je m'attaquais à des problèmes d'analyses et d'algèbre plutôt trapus, très classiques. Au réveil, je me souvenais d'avoir rêvé cela mais sans aucun détail à l'exception d'un seul, que ma demi-conscience de cauchemar avait décidé (probablement en raison de la simplicité même de l'énoncé de ce problème) de retenir et de transférer dans la veille: un des derniers problèmes qui m'avaient été posés consistait
à extraire la racine septième de pi par les nombres complexes. De cela, je me souvenais clairement. Je me dis alors, comme un qui s'accroche à tout et à n'importe quoi, la mort dans l'âme, profondément déprimé par ma situation, qu'il se pouvait que dans cette formule, puisqu'elle avait franchi la barrière onirique en conservant toute sa clarté, il y ait à puiser quelque signe d'espoir, sinon de solution, quelque message peut-être, un rebond possible vers des échappatoires à découvrir. Il devait être huit heures du matin quand je me levai; je compris sans peine que les scènes de la veille avaient été telles qu'il convenait d'éviter de rencontrer celle qui ne manquerait pas de provoquer une reprise des hostilités et résolus de quitter les lieux pour la journée. Je pris la voiture et partis. Je ne savais pas où aller, naturellement. Il était trop tôt pour tout dans cette journée. Je conçus alors de rendre visite à des amis chers, qui n'ignoraient rien de la situation de notre couple et dont la maison se trouvait à une dizaine de kilomètres, ces amis étant des lève-tôt. La dame et le monsieur aimaient jardiner de bonne heure. Je prendrais pour prétexte de leur donner un coup de main au jardin, accompagné d'un vague mobile professionnel (la dame était une collègue de travail). Leur présence me réconforterait sans même qu'ils le sachent. Leur jardin, leurs travaux, m'apaiseraient l'âme sans que j'aie besoin de leur dire mon malheur. Puis je me ravisais: il était décidément trop tôt, et mon état de nerf était tel qu'immanquablement, je me confierais, et les assommerais de mes tourments. La question "où aller" se reposait, sombre et angoissante. Je continuai ainsi de rouler sur la petite route de campagne (paysage enchanteur, pommeraies, boisés, coteaux, nappes de brume matinale dans les bas-fonds), et je me retrouvai ainsi sans l'avoir prévu sur la route d'Oxford. L'idée germa de continuer jusqu'à Oxford, à une heure de route à peine. J'arriverais à temps pour un petit déjeuner dans un café à la française...
Ce que je fis. L'air de la ville, la cohue étudiante, la vue de "la jeunesse insouciante" me firent du bien. Je marchai longuement en essayant de me fatiguer. Et je fis ce que je fais toujours en ville: je m'enfonçais dans les librairies. Certaines sont très profondes, monumentales à Oxford. L'une d'elle, Dillon's, que je n'avais jamais visitée, comptait cinq étages de rayons. J'avais déjà passé deux bonnes heures à baguenauder quand j'y pénétrai. Le rez-de-chaussée était tapissé de romans de saison, de même que les tables, et je commençais à toucher les volumes, au bord d'en feuilleter certains mais m'en abstenant toujours, par respect, me contentant d'absorber du regard les illustrations des couvertures, m'en distrayant à bon compte. Au premier étage commencent les ouvrages d'érudition: critique littéraire, philosophie... je me plais à noter mentalement, en y puisant le maximum d'intérêt possible, ce que sont les dernières parutions, je corrèle les auteurs, les titres ("tiens, un tel a sorti telle étude sur Shakespeare après une précédente sur Kipling, etc. tiens une nouvelle traduction de tel titre de Derrida, etc."); deuxième étage, ouvrages et manuels d'histoire, d'anthropologie, des milliers de titres, cette somptueuse abondance m'irrigue l'esprit rien qu'à la contempler. Je continue l'ascension le coeur moins lourd, oublieux de mon minuscule malheur personnel, troisième étage: manuels, monographies scientifiques, traités de chimie, d'hydraulique, fascicules pour élève-ingénieur, toujours hors de prix; quatrième étage, même chose en plus pointu encore et au savoir toujours plus précieux (le plus ordinaire de ces ouvrages reliés, à tirage limité, est vendu cent à cent-cinquante livres Sterling), j'aborde le cinquième et dernier étage où le chaland se fait rare (comme le poisson dans les très grands fonds marins): manuels scolaires, toutes disciplines, avec des salles entières réservées aux matières scientifiques, dont bien sûr, les mathématiques. Ce fait est important: de toute ma pérégrination conduite jusqu'ici dans la librairie Dillons
je n'ai pas ouvert un seul des ouvrages que j'ai contemplés. Je me dirige dans la salle des mathématiques, qui est située tout au fond de ce dernier étage: au-delà de ce coin, plus rien; il est impossible de progresser plus avant dans la librairie. Machinalement, je regarde dans les rayons
du mur du fond s'il se trouverait un manuel de mathématiques qui serait "à ma portée" (ayant un peu étudié les mathématiques dans ma jeunesse) et si, par exemple, dans tel ouvrage d'exercices proposés aux étudiants de première année de faculté, j'arriverais à tester mes souvenirs scolaires de cette discipline et, qui sait, y trouver matière à me redonner le coeur à l'ouvrage, le coeur à continuer de vivre car arrivé à ce jour, tel était l'enjeu. Je saisis l'ouvrage, choisi au hasard parmi des dizaines, je l'ouvre tout aussi au hasard et me penche sur le premier problème que je vois en milieu de page:
extraire la racine septième de pi par les nombres complexes.
Je referme le livre. J'ai reçu un message. Que je ne sache décrypter ce message, peu importe. Je range le livre sur son étagère et redescend serein et confiant les cinq étages de la librairie Dillons. Je regagne mon véhicule, refais le chemin inverse jusque chez moi, ayant puisé la force d'affronter mon sort, les règlements à venir et de continuer l'existence, quelle qu'elle soit.