Qu'il me soit ici permis de ne pas partager votre bel enthousiasme en faisant observer que les propos de Norman Mailer (cités plus haut) - que je juge pour ma part caricaturaux, à la limite de l'insignifiance et passablement pénibles, car s'appuyant non pas sur une analyse subtile et un tant soit peu originale de l'expérience contemporaine, mais sur une sempiternelle et fastidieuse rhétorique inspirée par le ressentiment, la haine morale et la paresse intellectuelle, rhétorique au demeurant parfaitement répertoriée et plus que douteuse, typique des antifascistes obsessionnels qui s'empressent toujours de juger nauséabond le camp averse et dont le discours militant ne consiste jamais qu'à déshumaniser avec une violence hyperbolique l'adversaire commodément diabolisé (on n'est jamais très loin de la reductio ad hitlerum, et la comparaison de Bush à une maladie infectieuse, à un cancer qui rongerait la démocratie, fait tristement écho au discours antisémite le plus éculé - celui de l'Europe des années d'avant-guerre, comme celui des pays arabes d'aujourd'hui) ne semble avoir d'autre dessein que de flatter les lecteurs de la presse de gauche moralisatrice et progressiste (qu'on me passe ce pléonasme), trop heureux de se sentir à si peu de frais et avec si peu de mots appartenir au large camp du Bien - me paraissent rien moins que pertinents pour décrire l'état de paupérisation et de délabrement effarant de la langue politique contemporaine.
Se fiant à cette seule interview, on peut même douter que Mailer soit très familier de la réflexion qu'Orwell a menée, de même, en effet, que Karl Kraus ou Victor Klemperer, sur l'usage propagandiste de la langue politique en régime totalitaire, bien entendu, mais aussi démocratique. Lorsque le journaliste qui l'interroge, mentionnant l'auteur de
1984, évoque la corruption de la langue comme signe précurseur du totalitarisme, sans doute rendu sourd à toute nuance par l'exaltation de son obsession antifasciste et pressé de s'offrir sans ambages la précieuse caution morale d'Orwell, l'écrivain-journaliste (sic) américain répond tout à fait à côté en acquiesçant à la hâte : "C'est exact. Une langue claire est le fondement de la démocratie, et si vous avez un leader qui ne s'exprime pas clairement, c'est en soi un désastre." Or quel rapport entre cette banale observation de Mailer et les éminents travaux philologiques d'Orwell sur ce qu'il a judicieusement désigné du terme de "novlangue", et qui, pour n'en tracer ici que fort maladroitement les grandes lignes, se résume à la manipulation du langage, à l'invention de mots, à l'inversion perverse du sens originel des mots, et à la réduction de la parole politique à des slogans hypnotiques à des fins de propagande, d'endoctrinement des foules, de falsification linguistique de la réalité ? Non seulement, il n'y en a pas, mais toute tentation de voir dans l'opinion de Mailer une quelconque continuité de la pensée orwellienne serait erronée. Dans cette interview, l'auteur américain ne dit rien - du moins pas intentionnellement - de l'état déplorable de la langue actuelle. Bien au contraire, croyant dénoncer cet état, il ne fait en vérité que venir à son secours (renfort bien superfétatoire). S'imaginant combattre la médiocrité du discours politique, il ne fait que le légitimer à son insu en lui assurant paradoxalement (en apparence du moins) une justification bien imméritée. À bien considérer les choses, il ne fait guère de doute que l'opinion de Mailer, quant à la définition de la langue la mieux conforme à la démocratie (et sur ce point il est à craindre qu'il n'ait pas tort), est exactement la même que celle de n'importe quel homme politique d'aujourd'hui. Car c'est précisément quand on professe que le démocrate doit toujours s'exprimer de la manière la plus claire et la plus simple possible, afin de pouvoir être compris par l'ensemble de l'opinion publique et par la plus grande majorité des électeurs potentiels, c'est-à-dire par la masse des petits-bourgeois incultes et illettrés qui ont remplacé le peuple français de jadis, que l'on en arrive, par une sorte d'automatisme, de laisser-aller généralisé, de grégarisme linguistique, à négliger la moindre de ses phrases, à ne guère se soucier de la syntaxe et de la grammaire, des règles et des contraintes, à ne plus considérer la langue que comme un instrument de communication, au point de pouvoir se satisfaire de phrases tout à fait bancales et approximatives, pourvu que celles-ci aient l'air d'être vraies et surtout sincères, sans le moindre détour, sans la moindre strate ni épaisseur, sans le moindre doute ni souci de se présenter au mieux de sa forme travaillée. Qu'importe dès lors si le sens, le pauvre sens privé de l'indispensable soutien de la syntaxe, se perd en cours de route et finit par ne plus rien signifier du tout, ou pis encore, par signifier le contraire de ce qu'il était censé dire.
Or cette manière désastreuse et ruinatique de s'exprimer des hommes politiques (et des femmes, cela va sans dire), mais aussi de l'ensemble des acteurs du complexe médiatico-politique et de la quasi totalité de la population, au point qu'une même langue défectueuse et vulgaire finit par s'imposer à tous et en toute circonstance, de l'enfant babillant jusqu'au professeur d'université le plus diplômé (le monde des
papas et des
mamans, de la
maman de Napoléon et du
papa de Mozart), en passant par le journaliste niaiseux et la comédienne analphabète, des gradins du stade aux salons du palais de l'Élysée, en passant par les plateaux de télévision et les ondes de France Culture, n'est assurément pas feinte ni jouée ; elle est au contraire parfaitement ''naturelle'', spontanée et soi-mêmiste, inconsciente, non-réflexive, et en l'occurrence totalitaire, en ce sens que cette langue unique a perdu jusqu'à la faculté d'imaginer qu'une autre langue, plus noble, plus ancienne, plus musicale, plus héritière du vert paradis des amours enfantines et de mignonne allons voir si la rose, puisse encore continuer de subsister en dehors et à l'écart de ses incorrections, de ses solécismes, de ses barbarismes, de son si sympathique défaut de syntaxe, de son ostensible ignorance des différents registres de la langue, de sa familiarité, de sa trivialité, de sa bonne franquette, de sa lyre scatologique, de son jeunisme effréné, de sa laideur manifeste, de son caractère aussi bien inaudible qu'incompréhensible, de son misérable petit tas de mots orduriers, du bruit insupportable qu'elle fait à ne jamais s'entendre ni s'écouter nous écorcher l'ouïe.
Au siècle dernier, lorsqu'un homme politique empruntait la langue du peuple pour s'adresser à la foule, c'était dans un but démagogique, en faisant semblant d'en être. Aujourd'hui, lorsqu'un homme politique s'exprime dans le sabir contemporain de la classe unique et déculturée, c'est en toute sincérité dans sa langue native qu'il le fait. Sans doute faut-il voir là l'oeuvre de la démocratie égalitaire et horizontale. Aussi lorsque Mailer dit : "Une langue claire est le fondement de la démocratie, et si vous avez un leader qui ne s'exprime pas clairement, c'est en soi un désastre."; il est on ne peut plus tentant de prolonger sa phrase en ajoutant que c'est en effet un désastre pour les Amis du désastre et de la Grande Déculturation, et pour tous ceux qui ont intérêt à ce qu'un peuple n'ait plus la moindre chance de connaître ses classiques, ni les belles complexités de sa propre langue ni les racines profondes de son chant singulier. Car si c'est par le contrôle bureaucratique de la langue que s'instaure le plus durablement un régime totalitaire, c'est par l'insidieux appauvrissement médiatique et spectaculaire de la langue que la démocratie moderne entend détruire toute pensée critique, toute dissidence, toute manière de juger et d'évaluer à l'aide de critères anciens, toute manière de vivre, d'être et de paraître, de dire et de sentir au moyen de mots tombés en désuétude et de tournures de phrases empruntées à des voix plus anciennes que nous-mêmes et qui depuis longtemps se sont tues dans l'épaisseur des siècles.