Ci-joint le CR du Monde (4 septembre), où l'on apprend que le romancier en question est un thésard de Badiou. Il est dans l'ordre des choses (les choses de ces gens) qu'AF soit caricaturé en une sorte de monstre sioniste et qu'il lui soit prêté les plus noires intentions.
Alors qu'il s'apprête d'ici à quelques jours à soutenir sa thèse de philosophie dirigée par Alain Badiou sur "La crise de la représentation", Tristan Garcia se présente déjà, avec son premier roman, La Meilleure Part des hommes, comme l'une des révélations de cette rentrée littéraire.
Nourri de séries américaines ("Six Feet Under" notamment), mais aussi de littérature anglo-saxonne (Bret Easton Ellis, auquel on l'a abusivement comparé, ou William Gaddis), ce jeune normalien de 27 ans n'est encore qu'un bébé au début des années 1980. Des "Années d'hiver" - comme les qualifia Félix Guattari - dont il dresse sous la forme d'une fresque intime, sentimentale, politique et culturelle, un portrait saisissant de justesse.
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"Les années 1980, écrit-il en préambule, furent horribles pour toutes formes d'esprit et de culture, exception faite des médias, de la télévision, du libéralisme et de l'homosexualité en Occident." Alors que la musique électronique envahit les radios, que Barthes tire sa révérence au moment où la déconstruction s'impose en philosophie ; que la politique s'enfonce dans la déliquescence, la communauté gay, elle, s'agite, débat et s'émancipe. L'heure est à la fête. "On baisait, on était politique (...). Tu embrassais un mec, tu faisais la révolution d'Octobre (...) c'était nos sixties, notre foutue libération des moeurs."
Mais, très vite, l'apparition du sida sonne la fin de la partie et stoppe dans son élan la folie créatrice de ce moment de "grande joie". Et c'est là justement, à cette charnière de l'histoire de la sexualité qui voit s'affronter deux "générations perdues", que se noue La Meilleure Part des hommes incarnée par quatre personnages, dont Tristan Garcia assure en avertissement "qu'ils n'ont jamais existé ailleurs que dans les pages de ce roman". Même si, au passage, on peut reconnaître le philosophe Alain Finkielkraut, l'activiste Didier Lestrade, cofondateur d'Act-Up, et l'écrivain Guillaume Dustan, mort en 2005.
Quatre personnages, ou plus exactement trois hommes et une femme. Il y a d'abord Dominique Rossi (alias Doumé), ex- "prince de la nuit" et journaliste issu des milieux d'extrême gauche, qui fonde, au milieu des années 1980, Stand, un mouvement d'émancipation et de prévention contre le sida. Jean-Michel Leibowitz (Leibo) ensuite, marié et père de deux enfants, ce philosophe médiatique prenant son époque à contre-pied va glisser peu à peu à droite. William Miller (Will), sorte de "Rimbaud incontrôlable", écrivant tout et son contraire, provocateur en diable, adepte du barebacking (les rapports non protégés), qui deviendra un temps l'icône sulfureuse d'une partie du milieu gay.
Entre ces trois figures archétypales (mais jamais caricaturales), qui s'aiment, s'affrontent et se déchirent, navigue, de l'un à l'autre, Elizabeth Levallois, la narratrice. Journaliste culturelle à Libération, amie de Doumé, confidente de Will et maîtresse de Leibo, tournant à vide autour d'une existence qu'elle subit plus qu'elle ne la vit, c'est elle qui écoute, console, soutient. Elle surtout, qui observe, écoute et relate, sans jugement aucun ou presque, leurs combats, leurs idéaux (bafoués), leurs tangages politiques, leurs lâchetés, leurs renoncements, leurs trahisons, leur soif de reconnaissance dans une époque où s'imposent peu à peu le libéralisme, la "pensée unique", la fausse compassion, le fric et le show...
Spectatrice donc plus qu'actrice, c'est elle encore qui assiste, aux premières loges, à la passion puis à la haine qui conduira Doumé et Will à se livrer une guerre sans merci. Une haine inextinguible qui n'aura de cesse de grandir et de faire grandir William. Un "être pur", "sali par le monde" qu'il rejette, aussi détestable qu'émouvant, aussi irritant qu'attachant dans ses dérives et excès, dans cette cruelle et noire lucidité qui l'habite...
"Le trésor d'un homme est-il dans ce qu'il laisse - des sentiments, des certitudes, des objets, des images et des gestes - ou dans ce qu'il garde ?"
Plus que dans le style - relâché, branché, grinçant, proche de l'oralité -, c'est certainement là que réside toute la force de ce roman générationnel et intime. Dans ce renversement du regard où se révèle dans la noirceur des temps et des âmes la meilleure part des hommes.
LA MEILLEURE PART DES HOMMES de Tristan Garcia. Gallimard, 306 p., 18,50 €.
Christine Rousseau