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Communiqué n° 1384 : Sur la mort de Dietrich Fischer-Dieskau

Communiqué n° 1384, vendredi 18 mai 2012
Sur la mort de Dietrich Fischer-Dieskau

Le parti de l'In-nocence apprend avec beaucoup de chagrin la mort du chanteur allemand Dietrich Fischer-Dieskau qui, nonobstant Roland Barthes, a représenté pendant une grande partie du XXe siècle, et représente encore grâce à ses enregistrements, une des voix les plus emblématiques du génie allemand au meilleur de son expression, certes, mais aussi du génie européen en l’alliance suprême qu’il réalisait par son art, sa diction, sa culture, son amour des textes, son exigence, son élégance, sa gentillesse, son goût, de la musique la plus admirable et de la poésie la plus haute, du chant et de la parole, de la mélodie et du logos. Avec lui disparaît une des figures les plus attachantes et les plus dignes de respect de cette culture européenne qui va s’effaçant rapidement de l’espace public.
Cette culture européenne ne vivra-t-elle pas, sous une forme autre et en même temps authentique, en Asie ? Du moins en ce qui concerne la musique...
Après tout, combien de pianistes japonaises de haut talent ? Ceci montrant peut-être que cette culture peut être dissociées de son berceau et contexte architectural, charnel etc.
(Message supprimé à la demande de son auteur)
"..." aussi.
Oui, nonobstant Roland Barthes, qui n'avait pas l'oreille très musicale. Il s'en était pris à l'art de Gérard Souzay qui en avait été meurtri.
L'existence des Etats-Unis d'Amérique, du Canada, du Mexique, etc. attestent déjà qu'elle peut l'être. Le cas japonais est plus complexe; c'est la manière de se comporter en "éponge psychique absorbante" (trait admirable) de ce peuple qui est en cause au Japon.
Je dirai plutôt " mimétisme"
C'est plus compliqué qu'un simple mimétisme. Certes, par deux fois au cours de leur histoire, les Japonais ont imité, la première fois les Chinois, la deuxième les Occidentaux, et ils l'ont fait avec application et conscience, mais ils n'y ont donné que les corps — et encore, pas totalement — pas les âmes.
A ne pas rater : l' hommage d'Arte à une grande figure du chant :
[www.toutelatele.com]
Cher Marcel Meyer,

Puisque nous parlons d'exécution musicale, et notamment d'interprétation de la musique occidentale par des musiciens japonais, qu'entendez-vous par "pas les âmes" ? J'ai le sentiment que l'Occident, et surtout l'Europe, et peut-être surtout la France, succombe à un cliché : celui de l'interprète asiatique virtuose, technicien de génie, mais privé d'âme.
Les virtuoses asiatiques sont effet de redoutables techniciens, et s'ils ne sont certes pas privés d'âmes, ils n'en restent pas moins souvent privés de l'âme occidentale propre à la musique qu'ils interprètent. Cela n'est ni choquant, ni très étonnant, si l'on veut bien considérer le poids inestimable de ce que représentent véritablement la culture d'une civilisation, et sa transmission séculaire.
Le sujet de l'âme en musique est passionnant mais très délicat, lorsque l'on veut, ou voudrait, ou lorsque l'on est tenté d'en priver les interprètes asiatiques.

Je me suis longtemps posé la question. Un des pistes susceptibles de conduire à une réponse qui serait la plus matérialiste possible, la plus "neutre", la plus proche de ce que peuvent en dire les sciences cognitives et la psychologie, c'est celle de la synesthésie. L'interprète asiatique (je pense ici davantage à un Lan-Lan et à son Shenyang natal en Manchourie qu'à un Yo-Yo Ma beaucoup plus cosmopolite) n'a pas eu sous les yeux les paysages, les édifices, les châteaux, les parcs, les maisons de maître, les forêts, les rivages, les vieux villages que le mélomane associe, très inconsciemment, aux oeuvres des grands compositeurs d'Occident mais aussi aux différents genres musicaux et périodes historiques correspondantes. J'étais très étonné, il y a encore 30 ans, que chez un mélomane chinois qui connaissait la musique occidentale (et qui était lui-même interprète) largement autant que mois, cette manière totalement indifférente, "autiste", de passer d'un genre, d'une époque, du baroque à Schumann, à Stravinsky, et avec un grand saut en arrière chez Haydn dans une même séance d'écoute musicale, dans un complet désordre, dans une totale imperméabilité aux émotions, aux visions et même aux sentiments (le mood) qui accompagnent ces musiques et qu'elles suscitent, invoquent comme des esprits. L'émotion qui lui manquait n'était nullement dans sa perception de la musique (vraisemblablement plus fine que la mienne) ni dans sa perception de la qualité des interprétations -- l'âme de la musique, il la captait probablement mieux que moi -- mais dans cela : dans l'absence de ce bloc synesthésique qui n'est tout de même pas tout à fait l'âme.

J'ai eu pour beau-frère à Bali un jeune homme balinais qui jouait du piano, du Beethoven en particulier. Il était évidemment le seul à la ronde. Il lui fallait, pour jouer, pour se pénétrer de cette musique, épingler sur les murs où était adossé le vieux piano, des images de paysages européens, et poser sur le plat de l'instrument un petit buste de Ludwig. S'il ne pouvait le faire, il était très malheureux, très insatisfait, ne pouvait jouait son content de notes et de sonate.
Donc pour lire Platon il faut des éphèbes, des gymnastes, des tyrans, des rues tortueuses, de l'huile en lieu de savon ? Et nous, habitants de la France du XXIe siècle, ne pouvons pas accéder à cette culture grecque antique car elle est "hors-sol" ?
Il faut supposer qu'il n'en va pas des oeuvres philosophiques comme des oeuvres musicales Loïk. Quant aux oeuvres littéraires, pour se cantonner à ce strict point de vue, il se pourrait qu'elles se situent entre les deux.
J'aime assez l'hypothèse synesthésique, cher Francis. Elle me paraît très utile pour comprendre ce qu'on appelle parfois, peut-être par paresse, l'âme, ou le manque d'âme. Il faut, pour jouer du Scriabin, s'imaginer des paysages russes, même si la Russie imaginée est souvent de carton-pâte et pleine de clichés...
La musique exprime bien l'âme d'une civilisation. Ce n'est pas un hasard si les musulmans , hormis rares exceptions, sont totalement insensibles à la grande musique occidentale.
C'est que cette musique est souvent religieuse, chère Cassandre.
Religieuse à l'origine et en partie mais, surtout, polyphonique, autrement dit d'une complexité qui demande quelque apprentissage et éducation de l'oreille. Je rappelle aussi que les musiciens français de la fin du XIXe et du début XXe, se sont intéressés de très près aux musiques du Monde, la réciproque n'étant pas vraie.
L'article du Figaro était indigent. Il occupait deux bas de page tandis que qu'un immense portrait de Jean-Paul Gaultier occupait une pleine page peu après. La mode compte donc nettement plus que la musique : ce quotidien achève de sombrer.
Quand j'écrivais que les Japonais s'étaient donnés corps mais pas âmes à l'imitation de la Chine puis, douze siècles plus tard, de l'Occident, je voulais dire qu'ils avaient su, en même temps, garder leur âme, rester au fond d'eux mêmes japonais. Il est possible que le corollaire soit une difficulté à vivre de façon véritable, authentique, notre musique. Cependant, à fréquenter un peu le conservatoire de Tokyo, ce n'est pas l'impression que j'ai eue.
J'ai un peu l'impression que la civilisation est vue comme un Tout par vous, Francis, et qu'il semble alors difficile que d'autres, sous d'autres cieux ou à d'autres époques, puissent s'approprier des éléments venus d'une autre civilisation. Or justement, on peut faire l'hypothèse inverse : les civilisations sont composées de "modules" en quelque sorte détachables, et qui peuvent jusqu'à un certain point s'insérer dans une autre trame que celle de leur commencement...
D'où les exemples d'infinies transformations, et l'espoir, aussi, que ce qui meurt ou agonise ici puisse être repris ailleurs. Ou plus tard. Les arrières-arrières-petits-enfants des jeunes de nos riantes té-ci se passionneront sans doute pour Wittgenstein et Pergolèse...
On chantera le Stabat Mater dans les mosquées désaffectées, ce sera émouvant.
Donc pour lire Platon il faut des éphèbes, des gymnastes, des tyrans, des rues tortueuses, de l'huile en lieu de savon ? Et nous, habitants de la France du XXIe siècle, ne pouvons pas accéder à cette culture grecque antique car elle est "hors-sol" ?

Sans rien retrancher de ce que j'ai proposé sur l'esthétique et son bloc synesthésique distinct, lequel ne saurait interférer avec la pratique de la philosophie comme il le fait dans la pratique musicale, rappelons cependant, confrontés à cette objection de Loïk, ce que Deleuze affirmait: celui qui produirait une étude aujourd'hui sur, par exemple, l'Idée chez Platon, devrait pour traiter de ce concept songer qu'en démocratie athénienne, il s'agissait de "choisir entre des prétendants" et que cet acte, cette sélection à opérer parmi les prétendants grecs appelait le concept "Idée" -- le prétendant choisi sera conforme à l'idée -- et partant qu'il est moins besoin de l'Idée en régime non-démocratique. Si la philosophie peut se pratiquer hors le bloc esthétique sensible de son époque, les concepts qui en émanent n'en sont pas moins inscrits dans un autre bloc, historique et politique celui-là, et leur âme interprétable au mieux dans la restitution intellectuelle de ce cadre (comme, mutatis mutandis, l'interprétation et la réception de la musique sont rehaussées dans le cadre sensible de sa composition originelle ou en résonance ou en l'absence de toute solution de continuité avec lui).
Justement, cette recherche du cadre, du contexte, du sens historique "réel" qu'il faut entendre, n'est-ce pas ce qui tue la philosophie ?
Prenons les livres d'Alain de Libera sur la philosophie au Moyen-Age. Il passe son temps à effeuiller les références, décliner les contextes, caresser les cuisses des transmissions... Il n'y a alors plus de place à la philosophie vivante, il n'y a que l'érudition stérile. A comparer avec Gilson, qui traite des problèmes soulevés par les philosophes du Moyen-Age, le problème de l'Etre et de l'Essence etc.
On trouve le même problème dans les traductions de Platon : la traduction classique d'Emile Chambry, belle, charpentée, lisible, fluide, et la traduction "érudite" contemporaine du Banquet chez GF, avec sa notice plus longue que le dialogue, son pédantisme, sa recherche de "ce que Platon a vraiment écrit"...
Finalement, mieux vaut peut-être oublier cette unité originaire entre l'oeuvre, l'auteur, le contexte, le moment, etc., pour ne garder que ce qui nous parvient : une oeuvre, que nous malinterpréterons nécessairement, mais qui aura un pouvoir de provocation ou d'émotion pour nous - au delà et en deça de ce qu'a "voulu dire" l'auteur ou de "l'âme" du pays dans lequel il la composa...
C'est aussi ce disait Proust dans sa critique de Sainte Beuve.
Pour le prochain meeting de Mélenchon, ce serait parfait.
Allons plus loin : les Alain de Libera ne sont-ils pas les véritables fourriers de la Décivilisation ?
The Economist consacre son Obituary du numéro de cette semaine à Dietrich Fischer-Dieskau.
» l'Idée chez Platon, devrait pour traiter de ce concept songer qu'en démocratie athénienne, il s'agissait de "choisir entre des prétendants" et que cet acte, cette sélection à opérer parmi les prétendants grecs appelait le concept "Idée" – le prétendant choisi sera conforme à l'idée

Quel formidable retour à la notion de l'unicité possible des origines et des structures mentales par l'affirmation d'un particularisme : l'apparition de la conscience est souvent décrite par certains Occidentaux comme la nécessité de ménager une aire mentale dévolue à la représentation de plusieurs possibilités dans la conduite à adopter, comme la création d'une instance-tampon de délibération intérieure dans le choix du comportement le plus idoine.
La musique a encore un peu d'avenir...

[youtu.be]
(Message supprimé à la demande de son auteur)
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