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François Azouvi

Envoyé par Henri Rebeyrol 
04 octobre 2013, 10:11   François Azouvi
Le livre de François Azouvi Le Mythe du grand silence, "Auschwitz, les Français, la mémoire" (Fayard, 2012) n'a pas connu le succès qu'il méritait. Il n'a guère fait l'objet de recensions, encore moins de débats, hormis dans Répliques. Ce fut même silence sur le Grand Silence. Si l'auteur avait été gauchiste déconstructeur, il aurait pu intituler son livre "L'Invention (ou la fabrication) du grand silence". Cela lui aurait peut-être valu quelques articles de complaisance signés de "penseurs" estampillés EHESS.

Pourtant, la démonstration que fait Azouvi est impeccable : les faits sont rappelés, des extraits d'articles sont cités, les références des revues, journaux, livres (puis des images, des photos, des documentaires), ayant raconté, dès 1944, avant même la Libération, l'extermination des Juifs et l'ayant qualifiée et interprétée assez justement ("crime contre l'humanité", "génocide"...), sont indiquées : des centaines de références dès 1944 et 1945, de même que les cérémonies commémorant les événements. Comme Flaubert, mais dans un tout autre ordre, c'est du fait vrai, du fait établi, du réel qui s'entasse dans toutes les lignes et à satiété ou à en être guédés. Cela n'a pas empêché que des idéologues dans les années 1970 aient "occulté" ces faits pour accuser les Français d'avoir ignoré, refusé de savoir, occulté la poltique d'extermination mise en oeuvre dans les territoires occupés par l'Allemagne, et ce silence serait dû à la lâcheté, à la complaisance (envers les criminels), si ce n'est à la complicité, etc. Tout cela est résumé par le fameux (et complètement "inventé") processus en trois étapes : traumatisme, refoulement, retour du refoulé...

François Azouvi infirme cette construction idéologique du Grand Silence , mais il n'essaie pas d'en dévoiler les ressorts, même si, dans la première partie de son livre, il rappelle des écrits, des prises de position, des textes qui auraient pu, s'il avait eu le temps ou la volonté de tout dévoiler, faire comprendre qu'il y a eu un "petit" silence sur le sort tragique des Juifs. Les auteurs de ce silence sont des membres du PCF ou des compagnons de route : le mot d'ordre alors était de taire l'origine des victimes pour faire porter la responsabilité de ces crimes sur le fascisme. Pour les communistes, c'était tout bénéfice. Comme ils se déclaraient "antifascistes" (pure propagande, évidemment), ils étaient totalement indemnes de ces crimes (effacés le pacte de 1939, les accords d'amitié et de coopération - de collaboration - qu'ils ont appliqués de 1939 à 1941, la purification des territoires qu'ils ont occupés (Pologne, Ukraine) ou "libérés" après 1944), et en même temps, ils pouvaient se faire passer, eux et leurs militants réels ou supposés ou ceux dont ils s'appropriaient les engagements, pour des victimes du fascisme, l'ayant combattu ou prétendant l'avoir fait dès 1935.

Ce que François Azouvi aurait pu montrer, c'est que le mythe du grand silence a été inventé dans les années 1970 par ces mêmes militants communistes ou trotskistes ou compagnons de route ou par les successeurs de ceux de 1945, c'est-à-dire par ceux-là mêmes qui avaient fait silence sur la nature raciale de l'extermination et sur l'assassinat d'enfants, de femmes, d'hommes uniquement parce que leur seul tort était de vivre ou d'être nés. Cette falsification présentait deux avantages : le premier, c'est d'accuser les Français "au carré" (selon la belle définition de Mme Tribalat) d'avoir été complices en pensée de l'extermination et le second, c'est, pour les marxistes et les compagnons de route, au moment où il était évident pour tout le monde que l'URSS menait des politiques d'apartheid à l'encontre des nationalités secondaires (Juifs, Tchétchènes, Tatars, etc.) de son empire, de se présenter dans les années 1970 comme les nouveaux (et vrais) "résistants" qui ont eu le courage de libérer le "refoulé" en ouvrant les sarcophages où aurait été reléguée la mémoire de l'extermination.

Il est évident que cette falsification n'aurait pas pu avoir lieu dans un autre pays ou que l'immense succès qu'elle a eu en France n'est dû qu'à la forte (et délétère) influence qu'y exerce, dans les médias et l'université, la pensée marxiste, communisante, sociologique...
04 octobre 2013, 11:45   Re : François Azouvi
C'est tout de même surprenant. J'ai du mal à suivre le fil, à déterminer ce qui a été caché.

Pour avoir vécu les années soixante, et dans un milieu plutôt à droite, en tout cas immunisé contre les tentations communistes, j'avais l'impression que la question de l'extermination des juifs était non point niée mais mise au second plan, c'est à dire qu'on parlait de l'occupation, que nos parents et grands-parents avaient fort bien connue, de la Résistance, de la collaboration davantage que du génocide. Les gens parlaient des prisonniers en Allemagne, de Pétain...

L'idée générale, dans tous les milieux, était que les communistes avaient effectivement bien plus résisté que les autres, c'est du moins ce que les gens pensaient... or, ces gens avaient vécu cette période.

Je ne pense pas qu'il y ait eu un complot ou une falsification là-dedans.
04 octobre 2013, 11:45   Re : François Azouvi
Cela me fait penser à Stora, et à sa thèse sur l'occultation de la guerre d'Algérie par la société française, que j'entendais hier encore pérorer sur France Info sur le sujet. Nous en avions discuté sur ce site il y a quelque temps [www.in-nocence.org].
Sur la responsabilité du PC et des trotskystes, je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous. Si tant est que le PCF ait vraiment (et vainement) contribué à occulter l'extermination des juifs, il me semble qu' au delà de la volonté de masquer les compromis douteux en 1940 avec l'occupant (négociations pour faire reparaître l'Humanité légalement), il est nécessaire de prendre en compte le nationalisme du parti, lequel refusait de mettre en avant au sein du peuple de France certaines catégories de victimes. A cela s'est ajoutée la puissance d'une idéologie marxiste peu sensible aux faits minoritaires : la persécution spécifique des juifs s'accordant mal avec le grand récit de la lutte de classes. J'ai connu quand j'étais militant, des déportés juifs "trotskystes" qui répugnaient à mettre en avant, au nom de la souffrance générale du prolétariat, la particularité du destin juif lors de la Seconde Guerre mondiale. On retrouve cet universalisme chez Rosa Luxembourg, qui refusait, dans une lettre à Mathilde Wurm je crois, de s'apitoyer, sur le sort des victimes des pogroms en Russie au début du siècle au nom du caractère universel du malheur engendré par l'exploitation des prolétaires et des peuples colonisés (en quoi disait-elle le sort des juifs de l'Empire russe est-il pire que celui des Bushmen du Kalahari ?). D'ailleurs, il me semble que c'est dans les années 1970, au moment où le messianisme prolétarien, revitalisé en 1968, commencait à s'épuiser, que beaucoup d'intellectuels juifs ont fait un retour au judaïsme au sein duquel la mémoire de la shoah a joué un rôle essentiel. Quitte à accuser la société française d'un aveuglement qui n'était rien d'autre que leur aveuglement.
04 octobre 2013, 11:55   Re : François Azouvi
Pour aller dans le sens de M. Le Floch, je me souviens des écrits de Pierre Goldman, pour qui le génocide était un élément tout à fait majeur, alors que son père, le fameux résistant Alter Goldman, ne voulait voir que l'antifascisme et la lutte internationale pour le communisme.
04 octobre 2013, 12:03   Re : François Azouvi
Oui. Exactement. C'est pourquoi l'on trouve aussi à la fin des années 1970 de nombreux juifs, venant de l'ultra-gauche, dont le plus connu était Jean-gabriel Cohn Bendit, et n'ayant pas rompu avec le messianisme prolétarien, dans le collectif de la Vieille Taupe qui soutenait Faurisson. Finkielkraut, dans L'Avenir d'une négation, a livré une analyse magistrale de ce phénomène et en concluait à une querelle voyant s'opposer deux messianismes.
04 octobre 2013, 18:49   Re : François Azouvi
C'est à vérifier, mais je crois savoir que l'éditeur communiste Einaudi, en 1947, refusa de publier le fameux Se questo è un uomo de Primo Levi, et un éditeur "conservateur" se chargea de repêcher ce récit trop racial pour la ligne officielle du PC.
04 octobre 2013, 20:24   Re : François Azouvi
Tout le monde savait, dès avant la fin de la guerre, qu'il y avait eu extermination industrielle des Juifs d'Europe, et que cela avait fait dans les six millions de morts (ce chiffre circulait dès le début de l'année 1945 et il n'a guère été infirmé depuis : les meilleurs comptages aboutissent, après des décennies de recherches accomplies par des centaines d'historiens professionnels de haut niveau, à un total compris entre cinq et six millions).

Il est vrai cependant que beaucoup de gens ont eu tendance à n'en guère parler, voire à refuser d'en parler, trente ans durant, à commencer par la plupart des survivants, pour des raisons diverses : celles évoquées dans les précédentes interventions et aussi l'incompréhension des auditeurs des récits et la gêne, à l'époque, de beaucoup de Juifs devant ce que l'on pensait être une absence quasi-totale de résistance.

Les faits étaient tout de même fort mal connus avant les années soixante-dix-quatre-vingt. Ainsi, les actions de résistance à l'extermination n'ont été étudiées que très récemment, ou encore ceci : Sobibor — un des quatre camps, avec Treblinka, Chelmno et Belzec, exclusivement consacrés à l'extermination à la chaîne — était à peu près inconnu jusqu'à la publication du récit de l'un des très rares survivants de ce camp-là.

S'il n'y a pas eu "occultation", il y a donc bien eu un tournant entre 1970 et 1990 :
- publication de nombreuses recherches historiques de grande qualité
- passage d'une grande discrétion des survivants à une sorte d'hypermnésie
- apparition du négationnisme
- surtout, irruption massive du thème de la "shoah" sur la scène médiatique, culturelle, scolaire, etc.
04 octobre 2013, 22:21   Les bains russes
« Là aussi, comme à chaque étape de notre interminable voyage, nous eûmes la surprise d'être accueillis par un bain alors que tant d'autres choses nous faisaient défaut. Mais ce ne fut pas un bain d'humiliation, un bain grotesque, démoniaque et rituel, un bain de messe noire comme celui qui avait marqué notre descente dans l'univers concentrationnaire, et pas même un bain fonctionnel, antiseptique et hautement technicisé comme lors de notre passage, des mois plus tard, entre des mains américaines : mais un bain russe, à l'échelle humaine, improvisé et approximatif.
Je ne veux certes pas mettre en doute l'opportunité d'un bain dans les conditions où nous nous trouvions : il était même nécessaire et pas désagréable. Mais en lui, comme dans chacune de ces trois mémorables ablutions, il était aisé de découvrir sous l'aspect concret et littéral de l'opération, une grande ombre symbolique, le désir inconscient, de la part de la nouvelle autorité qui nous absorbait dans sa sphère, de nous laver des restes de notre vie antérieure, de faire de nous des hommes nouveaux, conformes à ses normes, de nous imposer sa marque.
Les bras robustes de deux infirmières soviétiques nous déposèrent hors du chariot : "Po malu, po malu!" ("doucement, doucement !"), furent les premiers mots russes que j'entendis. C'étaient deux filles robustes et expérimentées. Elles nous menèrent dans une des installations du camps remise sommairement en état, nous déshabillèrent, nous firent signe de nous étendre sur les claies de bois qui couvraient le sol, et avec des mains charitables mais sans plus de façons, elles nous savonnèrent, nous frottèrent, nous massèrent et nous essuyèrent de la tête aux pieds.
L'opération se déroula sans encombres pour nous tous, hormis quelques protestations moralistes jacobines d'Arthur qui se proclamait libre citoyen : le contact de ces mains féminines sur sa peau nue entrait en conflit dans son subconscient avec des tabous ancestraux. Mais un grave obstacle surgit lorsqu'arriva le tour du dernier du groupe.
Aucun de nous ne savait qui c'était car il n'était pas en mesure de parler ; une larve, un petit homme chauve, noueux comme un cep, squelettique, enroulé sur lui-même par une horrible contraction de tous les muscles : on l'avait retiré du charriot à bras le corps, comme un bloc inanimé et maintenant il gisait par terre sur le côté, recroquevillé et rigide, désespérément sur la défensive, les genoux contre le front , les coudes serrés contre le corps, les mains en arc de cercle avec les doigts agrippés aux épaules. Les sœurs russes, perplexes, essayèrent en vain de le coucher sur le dos, ce qui lui tira des cris aigus de souris ; du reste c'était du temps perdu car ses membres cédaient docilement sous l'effort pour reprendre comme un ressort leur position initiale, à peine les avait-on relâchés. Alors elles se décidèrent et le portèrent tel quel sous la douche ; et comme elles avaient des ordres précis, elles le lavèrent quand même de leur mieux, introduisant de vive force le savon et l'éponge dans l'enchevêtrement ligneux de son corps ; à la fin, elles le rincèrent consciencieusement, en lui versant dessus deux brocs d'eau tiède.
Charles et moi, nus et fumants, assistions à la scène avec pitié et horreur. Au moment où l'un des bras était allongé, on vit un instant le numéro tatoué : c'était un 200 000, un des Vosges. Bon Dieu, c'est un Français ! fit Charles, et il se tourna silencieusement contre le mur. »

Primo Levi, La Trêve
05 octobre 2013, 03:46   Re : François Azouvi
Bon Dieu, lire Primo Lévi, quel que soit le lieu où je me trouve (là, c'est New York) et l'état dans lequel je suis, me fera donc toujours monter les larmes aux yeux... Cette lecture est des plus éprouvantes, mais elle réussit le prodige de l'être en douceur. Sous le chagrin, la perplexité, la désespérance et l'accablement, persiste ainsi une sorte de foi, aberrante et incongrue, en la bonté indestructible de certains hommes.
05 octobre 2013, 09:24   Re : François Azouvi
Benoît Rayski, dans le chapitre "Arcueil" (94, ville gérée par les communistes et EELV), pages 83 à 87 de J'ai pour la France une étrange passion (2012), écrit, au sujet d'une exposition sur L'Affiche rouge organisée à la mairie d'Arcueil, laquelle s'évertue à cacher l'origine juive de ceux qui sont morts pour que la France recouvre sa liberté (une sorte d'invariant : c'était déjà le cas en 1944-45 pour ceux qui étaient morts à Belzec) : "Ainsi, on les tuait une deuxième fois. Ainsi, on piétinait la tombe de mon père..."
05 octobre 2013, 23:52   Re : François Azouvi
Cher Pierre Jean, c'est aussi je crois une lecture roborative et par moments franchement drôle : le ton de Levi n'est jamais dolent ou geignard, quelle que soit l'horreur que peut susciter l'objet du récit, même dans les passages les plus éprouvants de Si c'est un homme, où l'on peut être estomaqué et avoir le souffle coupé, l'homme était trop intelligent, trop perspicace pour que le nerf de la vivacité d'esprit ne fouette le sang face à des circonstances si hallucinantes...

Faisant immédiatement suite au passage cité supra :

« On nous distribua chemises et caleçons et on nous conduisit chez le coiffeur russe afin que, pour la dernière fois de notre vie, on nous rasât les cheveux à zéro. Le coiffeur, un géant brun aux yeux sauvages et hagards, exerçait son art avec une violence inconsidérée et pour des raisons que j'ignorais il portait une mitraillette en bandoulière.
"Italien, Mussolini", me dit-il, torve, et aux deux Français : "Fransé, Laval" ; d'où l'on voit le faible secours qu'apportent les idées générales à la compréhension des cas particuliers. »
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