C'est Richard Millet, si ma mémoire ne me trompe pas, qui, il y a deux ou trois ans, constatait que Manosque, ville où il avait été invité à prononcer une conférence ou à participer à une séance de dédicace, avait perdu son aspect (ou sa nature ou son essence) de gros bourg de Provence ou de Haute Provence pour ressembler, sans l'avoir voulu évidemment ou sans que les Provençaux qui y habitent encore l'aient désiré, à Beni Souef ou à quelque autre bourg populeux d'Algérie et que Giono ne reconnaîtrait pas sa ville natale, si, après avoir ressuscité, il y revenait en 2009 ou en 2010.
Le constat que faisait Millet peut être étendu à toutes les petites villes de la vallée de la Durance entre Sisteron et le Nord-est d'Aix en Provence (Meyrargues par exemple) et élargi à tout l'aspect visuel et physique de cette vallée (et pas seulement au changement de population), naguère (à la fin des années 1960) si belle et presque enchanteresse. Il suffit d'emprunter la route nationale (RN 85) pour s'en convaincre. De part et d'autre de la route, où que le regard porte, ce ne sont que mêmes lotissements, zones commerciales identiques, pareils hangars agricoles ou commerciaux, semblables maisons aveugles ou vides ou fermées aux façades noircies au centre des bourgs, panneaux commerciaux agressifs, affichage sauvage, publicité colorée... Dans la traversée des villes, à La Brillanne ou à Volx et, bien entendu, à Manosque, on voit ce qui heurtait Millet : femmes voilées enceintes ou marchant derrière des poussettes pleines d'enfants, spectacle homologue d'un certain point de vue (celui de l'agression culturelle) au paysage vandalisé des bords de cette route nationale.
Le paradoxe est qu'il suffit d'emprunter l'autoroute pour ne plus voir ça et pour que se déploie devant le voyageur l'admirable paysage de la haute Provence, l'autoroute étant tracée ou bien dans le vaste lit de la Durance, à quelques kilomètres des villes qui ne se voient plus (sauf, de loin Les Mées et la vieille ville de Sisteron), parfois même le long d'un lac (le lac de retenue de Sisteron), ou bien en hauteur sur les plateaux de la rive gauche ou de la rive droite. L'autoroute dérobe au regard les horreurs de la route et dévoile l'essence de la haute Provence que les transformations du paysage urbain et les changements de population n'ont pas encore dégradée ou changée.