Une des raisons d'être et un des succès (financiers, j'entends) de la presse (et des media) très bien pensants des années 1960-1990 (L'Express première manière, avant qu'il ne se transforme en "news magazine", le Nouvel Observateur, Le Monde, Libération sans doute, etc.) ont été les (bonnes) prescriptions idéologiques et morales, dont un ingrédient a été la fabrication de "maîtres à penser" (comme si les lecteurs étaient des lycéens à qui il fallait laisser accroire que leurs profs étaient des "Prométhée" géniaux qui allaient détourner ou remonter ou accélérer le cours du grand fleuve Histoire), essayistes, "philosophes", "historiens", exerçant pour beaucoup d'entre eux dans des universités, tous "agrégés" et/ou normaliens (c'était l'époque où ces titres ronflants en imposaient) : après Sartre, Beauvoir et Merleau-Ponty, Foucault, Bourdieu, Lacan, Derrida, Bataille, Dumézil, Barthes, Le Théâtre du Soleil, Kepel, Serres, Artaud, Touraine, les "Annales", l'antipsychiatrie, etc.
Trente ou quarante ans après, il ne reste pas grand chose de ces forgeurs d'avenir, sinon le désastre auquel ils ont contribué plus que tout autre et la dérision, seul mode de lecture possible et raisonnable de leurs oeuvres.
Outre la fabrication de "maîtres à penser", cette vaste entreprise prescriptive a eu pour effet de faire oublier ou de discréditer ou de laisser dans l'ombre (mais c'était aussi une de ses raisons d'être) des penseurs hors idéologie qui s'efforçaient de dire le réel avant de le soumettre à la réflexion : Aron, Lubac, Tresmontant, Manent, Muray... et parmi quelques-uns de nos contemporains, Marc Fumaroli et Jean Clair, dont la pensée a quelque chose en commun avec l'In-nocence. Je conseille donc aux habitués de ce forum qui veulent se désintoxiquer de la pensée "mainstream" de lire de Fumaroli, Le Poète et le Roi (un peu ancien, 1997) et Le Sablier renversé (2013), et de Jean Clair, Les Derniers Jours (2013).
Le gros livre de Fumaroli sur La Fontaine est un chef d'oeuvre de savoir, d'érudition, d'analyse et de reconstruction du passé de la France. Certes, il est gâché par quelques défauts de "littéraire" : l'hyper-commentaire (mon Dieu, pourquoi tout soumettre aux commentaires, mêmes d'autres commentaires et autres commentaires de commentaires ?) et la propension à prêter, comme s'ils étaient des personnages de roman, des intentions, des volontés, des pensées à des écrivains ou des hommes politiques qui n'en ont jamais exprimé, et tout cela pour donner un sens à des actes, des décisions, des amitiés. Outre l'admirable analyse de la poésie de La Fontaine et du choix (politique et moral) que celui-ci fait de ce genre mineur qu'est la fable, la réécriture de l'histoire du XVIIe siècle (et du règne - catastrophique pour la monarchie - de Louis XIV, souverain absolu), l'analyse du "traumatisme" moral, artistique, politique qu'ont constitué l'arrestation et le procès de Fouquet, la tentative de repenser les liens entre la littérature (le Parnasse) et l'Olympe (la politique) dans des termes autres et bien plus pertinents que ceux des écrivains engagés du XXe siècle (la "situation", l'engagement partisan, l'idéologie, le choix d'un camp), la force de ce livre - et de la pensée de Fumaroli - tient à la place éminente qu'il accorde aux beaux-arts, à l'architecture, au décor, aux paysages, à tout ce qui relève du sensible, pour comprendre une époque, un siècle, un règne. En un mot, tout ce qui est beaux-arts, arts de vivre et de converser, courtoisie, civilité, etc. est un papier de tournesol qui révèle une époque, un temps, un pays, avec bien plus de netteté que ce à quoi s'agrippent les historiens (de l'Etat, de l'économie, de la "société", des "idées", des institutions). Il apporte la preuve de l'efficacité de ses choix épistémiques, de sa méthode et de sa pensée dans Le Sablier renversé (sous titre : Des Modernes aux Anciens) - plus particulièrement sur le succès au XVIIIe siècle en Europe, puis en France, du "retour à l'antique", à la suite, entre autres faits, des grandes découvertes archéologiques, retour à l'antique qui a rendu caduc en quelques décennies l'art moderne (éminemment moderne et "français") : le rocaille, le baroque et le rococo. Le néo-classicisme en est un fruit, mais aussi la Révolution de 1789 qui renoue ou entend renouer ou croit renouer avec la Sparte antique, le bonnet phrygien, la République romaine, la vertu (en partie mythique) de Caton, la "démocratie" à l'athénienne - toutes idéalités qui nourrissent encore notre imaginaire. Autrement dit, c'est par la réaction contre la modernité que s'est faite la Révolution. Voilà une bonne nouvelle qui pourrait redonner un peu d'espoir à tous ceux que la "modernité" (post ou non) indiffère ou exaspère.
Au lu de son oeuvre, Jean Clair ne déparerait pas parmi les in-nocents. Il pourrait être nommé "in-nocent d'honneur", tant tout ce qui se rapporte au désastre (dans la langue, dans l'art, dans les institutions, dans la France) que pour se connaissance de l'art et de son histoire. Tout dans Les Derniers jours, comme dans ses livres antérieurs, respire l'in-nocence.
Soit ces deux extraits :
(p 261) "La modernité est centenaire : les avant-gardes ont commencé vers 1905-1910. Aujourd'hui, un siècle après leur passage (? sans doute celui d'un cyclone), on découvre, en se retournant, une terre dévastée".
(p 220) "J'aime assez bien l'Europe, qui s'en va à vau l'eau, caresser ainsi quelque espoir de survivre à elle-même dans l'acceptation désenchantée d'une charia qui paraît pourtant si étrangère à son "esprit", et pourquoi pas l'installation d'une république théocratique dont le premier souci sera d'imposer des principes moraux fondés sur l'inégalité sociale et la pureté des moeurs, soit tout ce contre quoi nous avons pendant deux ou trois siècles lutté".