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Lettre au général « X »

Envoyé par Louis Piron 
01 avril 2014, 23:33   Lettre au général « X »
par Antoine de Saint-Exupéry

Je viens de faire quelques vols sur « P-38 ». C’est une belle machine. J’aurais été heureux de disposer de ce cadeau-là pour mes vingt ans. Je constate avec mélancolie qu’aujourd’hui, à quarante-trois ans, après quelque six mille cinq cents heures de vol sous tous les ciels du monde, je ne puis plus trouver grand plaisir à ce jeu-là. Ce n’est plus qu’un instrument de déplacement – ici, de guerre. Si je me soumets à la vitesse et à l’altitude à un âge patriarcal pour ce métier, c’est bien plus pour ne rien refuser des emmerdements de ma génération que dans l’espoir de retrouver les satisfactions d’autrefois.

Ceci est peut-être mélancolique, mais peut-être bien ne l’est pas. C’est sans doute quand j’avais vingt ans que je me trompais. En octobre 1940, de retour d’Afrique du Nord où le groupe 2-33 avait émigré, ma voiture étant remisée, exsangue, dans quelque garage poussiéreux, j’ai découvert la carriole et le cheval. Par elle, l’herbe des chemins. Les moutons et les oliviers. Ces oliviers avaient un autre rôle que celui de battre la mesure derrière les vitres à cent trente kilomètres à l’heure. Ils se montraient dans leur rythme vrai qui est de lentement fabriquer des olives. Les moutons n’avaient pas pour fin exclusive de faire tomber la moyenne. Ils redevenaient vivants. Ils faisaient de vraies crottes et fabriquaient de la vraie laine. Et l’herbe aussi avait un sens puisqu’ils la broutaient.

Et je me suis senti revivre dans ce seul coin du monde où la poussière soit parfumée (je suis injuste, elle l’est en Grèce aussi comme en Provence). Et il m’a semblé que, durant toute ma vie, j’avais été un imbécile...

Tout cela pour vous expliquer que cette existence grégaire au cœur d’une base américaine, ces repas expédiés debout en dix minutes, ce va-et-vient entre les monoplaces de 2 600 CV dans une sorte de bâtisse abstraite où nous sommes entassés à trois par chambre, ce terrible désert humain, en un mot, n’a rien qui me caresse le cœur. Ça aussi, comme les missions sans profit ou espoir de retour de juin 1940, c’est une maladie à passer. Je suis « malade » pour un temps inconnu. Mais je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette maladie. Voilà tout. Aujourd’hui, je suis profondément triste – et en profondeur. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine. Qui, n’ayant connu que le bar, les mathématiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui dans une action strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur. On ne sait pas le remarquer. Prenez le phénomène militaire d’il y a cent ans. Considérez combien il intégrait d’efforts pour qu’il fût répondu à la vie spirituelle, poétique ou simplement humaine de l’homme. Aujourd’hui que nous sommes plus desséchés que des briques, nous sourions de ces niaiseries. Les costumes, les drapeaux, les chants, la musique, les victoires (il n’est pas de victoire aujourd’hui, rien qui ait la densité poétique d’un Austerlitz. Il n’est que des phénomènes de digestion lente ou rapide), tout lyrisme sonne ridicule et les hommes refusent d’être réveillés à une vie spirituelle quelconque. Ils font honnêtement une sorte de travail à la chaîne. Comme dit la jeunesse américaine : « Nous acceptons honnêtement ce job ingrat » et la propagande, dans le monde entier, se bat les flancs avec désespoir. Sa maladie n’est point d’absence de talents particuliers, mais de l’interdiction qui lui est faite de s’appuyer, sans paraître pompière, sur les grands mythes rafraîchissants. De la tragédie grecque, l’humanité, dans sa décadence, est tombée jusqu’au théâtre de M. Louis Verneuil (on ne peut guère aller plus loin). Siècle de la publicité, du système Bedeau, des régimes totalitaires et des armées sans clairons ni drapeaux ni messe pour les morts. Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif.

Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. Si j’avais la foi, il est bien certain que, passé cette époque de « job nécessaire et ingrat », je ne supporterais plus que Solesmes. On ne peut plus vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus. On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. Rien qu’à entendre un chant villageois du XVe siècle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi). Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots. Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources : les impasses du système économique du XIXe siècle, le désespoir spirituel. Pourquoi Mermoz a-t-il suivi son grand dadais de colonel sinon par soif ? Pourquoi la Russie ? Pourquoi l’Espagne ? Les hommes ont fait l’essai des valeurs cartésiennes : hors les sciences de la nature, ça ne leur a guère réussi. Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme. Ça déborde le problème de la vie religieuse qui n’en est qu’une forme (bien que peut-être la vie de l’esprit conduise à l’autre nécessairement). Et la vie de l’esprit commence là où un être « un » est conçu au-dessus des matériaux qui le composent. L’amour de la maison – cet amour inconnaissable aux États-Unis – est déjà de la vie de l’esprit.

Et la fête villageoise et le culte des morts (je cite ça, car il s’est tué depuis mon arrivée ici deux ou trois parachutistes, mais on les a escamotés : ils avaient fini de servir). Cela c’est de l’époque, non de l’Amérique : l’homme n’a plus de sens.

Il faut absolument parler aux hommes.

À quoi servira de gagner la guerre si nous en avons pour cent ans de crise d’épilepsie révolutionnaire ? Quand la question allemande sera enfin réglée, tous les problèmes véritables commenceront à se poser. Il est peu probable que la spéculation sur les stocks américains suffise, au sortir de cette guerre, à distraire, comme en 1919, l’humanité de ses soucis véritables. Faute d’un courant spirituel fort, il poussera, comme champignons, trente-six sectes qui se diviseront les unes les autres. Le marxisme lui-même, trop vieillot, se décomposera en une multitude de néo-marxismes contradictoires. On l’a bien observé en Espagne. À moins qu’un César français ne nous installe dans un camp de concentration néo-socialiste pour l’éternité.

Ah ! quel étrange soir ce soir, quel étrange climat. Je vois de ma chambre s’allumer les fenêtres de ces bâtisses sans visage. J’entends les postes de radio divers débiter leur musique de mirliton à cette foule désoeuvrée venue d’au-delà des mers et qui ne connaît même pas la nostalgie.

On peut confondre cette acceptation résignée avec l’esprit de sacrifice ou la grandeur morale. Ce serait là une belle erreur. Les liens d’amour qui nouent l’homme d’aujourd’hui aux êtres comme aux choses sont si peu tendus, si peu denses que l’homme ne sent plus l’absence comme autrefois. C’est le mot terrible de cette histoire juive : « Tu vas donc là-bas ? Comme tu seras loin ! – Loin d’où ? » Le « où » qu’ils ont quitté n’était plus guère qu’un vaste faisceau d’habitudes. En cette époque de divorce, on divorce avec la même facilité d’avec les choses. Les frigidaires sont interchangeables. Et la maison aussi si elle n’est qu’un assemblage. Et la femme. Et la religion. Et le parti. On ne peut même pas être infidèle : à quoi serait-on infidèle ? Loin d’où et infidèle à quoi ? Désert de l’homme.

Qu’ils sont donc sages et paisibles, ces hommes en groupe. Moi, je songe aux marins bretons d’autrefois, qui débarquaient à Magellan, à la Légion étrangère, lâchés sur une ville, à ces nœuds complexes d’appétits violents et de nostalgie intolérable qu’ont toujours constitués les mâles un peu trop sévèrement parqués. Il fallait toujours, pour les tenir, des gendarmes forts ou des principes forts ou des fois fortes. Mais aucun de ceux-là ne manquerait de respect à une gardeuse d’oies. L’homme d’aujourd’hui, on le fait tenir tranquille, selon le milieu, avec la belote ou avec le bridge. Nous sommes étonnamment bien châtrés. Ainsi sommes-nous enfin libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissés libres de marcher. Mais je hais cette époque où l’homme devient, sous un totalitarisme universel, bétail doux, poli et tranquille. On nous fait prendre ça pour un progrès moral ! Ce que je hais dans le marxisme, c’est le totalitarisme à quoi il conduit. L’homme y est défini comme producteur et consommateur, le problème essentiel est celui de distribution. Ainsi dans les fermes modèles. Ce que je hais dans le nazisme, c’est le totalitarisme à quoi il prétend par son essence même. On fait défiler les ouvriers de la Ruhr devant un Van Gogh, un Cézanne et un chromo. Ils votent naturellement pour le chromo. Voilà la vérité du peuple ! On boucle solidement dans un camp de concentration les candidats Cézanne, les candidats Van Gogh, tous les grands non-conformistes, et l’on alimente en chromos un bétail soumis. Mais où vont les États-Unis et où allons-nous, nous aussi, à cette époque de fonctionnariat universel ? L’homme robot, l’homme termite, l’homme oscillant du travail à la chaîne : système Bedeau, à la belote. L’homme châtré de tout son pouvoir créateur et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni une chanson. L’homme que l’on alimente en culture de confection, en culture standard comme on alimente les bœufs en foin. C’est cela, l’homme d’aujourd’hui.

Et moi, je pense que, il n’y a pas trois cents ans, on pouvait écrire La Princesse de Clèves ou s’enfermer dans un couvent pour la vie à cause d’un amour perdu, tant était brûlant l’amour. Aujourd’hui, bien sûr, des gens se suicident. Mais la souffrance de ceux-là est de l’ordre d’une rage de dents. Intolérable. Ça n’a point à faire avec l’amour.

Certes, il est une première étape. Je ne puis supporter l’idée de verser des générations d’enfants français dans le ventre du Moloch allemand. La substance même est menacée. Mais, quand elle sera sauvée, alors se posera le problème fondamental qui est celui de notre temps. Qui est celui du sens de l’homme, et il n’est point proposé de réponse et j’ai l’impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde.

Ça m’est bien égal d’être tué en guerre. De ce que j’ai aimé, que restera-t-il ? Autant que des êtres, je parle des coutumes, des intonations irremplaçables, d’une certaine lumière spirituelle. Du déjeuner dans la ferme provençale sous les oliviers, mais aussi de Haendel. Les choses, je m’en fous, qui subsisteront. Ce qui vaut, c’est certain arrangement des choses. La civilisation est un bien invisible puisqu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement. Nous aurons de parfaits instruments à musique distribués en grande série, mais où sera le musicien ? Si je suis tué en guerre, je m’en moque bien. Ou si je subis une crise de rage de ces sortes de torpilles volantes qui n’ont plus rien à voir avec le vol et font du pilote parmi ses boutons et ses cadrans une sorte de chef comptable (le vol aussi, c’est un certain ordre de liens). Mais, si je rentre vivant de ce « job nécessaire et ingrat », il ne se posera pour moi qu’un problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ?

Je sais de moins en moins pourquoi je vous raconte tout ceci. Sans doute pour le dire à quelqu’un, car ce n’est point ce que j’ai le droit de raconter. Il faut favoriser la paix des autres et ne pas embrouiller les problèmes. Pour l’instant, il est bien que nous nous fassions chefs comptables à bord de nos avions de guerre.

Depuis le temps que j’écris, deux camarades se sont endormis devant moi dans ma chambre. Il va me falloir me coucher aussi, car je suppose que ma lumière les gêne (ça me manque bien, un coin à moi !). Ces deux camarades, dans leur genre, sont merveilleux. C’est droit, c’est noble, c’est propre, c’est fidèle. Et je ne sais pourquoi j’éprouve, à les regarder dormir ainsi, une sorte de pitié impuissante. Car, s’ils ignorent leur propre inquiétude, je la sens bien. Droits, nobles, propres, fidèles, oui, mais aussi terriblement pauvres. Ils auraient tant besoin d’un dieu. Pardonnez-moi si cette mauvaise lampe électrique que je vais éteindre vous a aussi empêché de dormir et croyez en mon amitié.



Lettre écrite à La Marsa, près de Tunis, en juillet 1943 (un an avant sa disparition en mer),
recueillie dans Un sens à la vie, textes inédits publiés par les Éditions Gallimard en 1956
Merci pour ce texte saisissant et on ne peut plus actuel.
"L’homme châtré de tout son pouvoir créateur et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni une chanson. L’homme que l’on alimente en culture de confection, en culture standard comme on alimente les bœufs en foin. C’est cela, l’homme d’aujourd’hui."
Merci pour ce beau texte si intéressant. Je sais que j'ai souvent agacé certains de ce forum en défendant ce que je continue à nommer le "populo" et sa la culture quel que soit, par aillleurs, ce que l'on pense de celle-ci. Sans cette culture venue d'eux-mêmes et partagée par la plupart d'entre eux, les Français de souche et assimilés, sentent de moins en moins qu'ils forment un peuple. Un peuple qui connaît ses classiques, dit Renaud Camus, ne se laisse pas mener sans se défendre à l'abattoir. Sans aucun doute, mais quand les classiques ne sont plus enseignés à l'école comme cela se passe aujourd'hui, il pourrait au moins survivre par une " culture" non savante commune. Or cette culture n'existe plus, non plus. Elle a été écartée, étouffée au profit d'une industrie musicale destinée à plaire à la planète entière, et pour cette raison sans couleur ni saveur autre que la pulsation bruyante. Un peuple se retrouve quand il reprend en coeur au cours d'un repas de fête une chanson que tous les convives, connus ou inconnus, savent sans même l'avoir apprise, quand chacun murmure les bribes d'un poème que l'un d'entre eux commence à réciter ou échange avec ses voisins les répliques célèbres de tel ou tel fim, pour ne prendre que ces quelques exemples. En somme sans culture partagée pas de peuple et sans peuple pas de nation. Je crains que nous en soyons arrivés là.
05 avril 2014, 17:46   Culture populaire, 2014
Vous croiserez peut-être quelques transformistes:

REVE PARTY II
Sortir à LE PRADET(Var). LE PRADET.
sortie Théâtre de rue
Date: le samedi 05 avril 2014
Organisateur: Compagnie l'Etreinte & Ville du Pradet
Adresse: Parc Cravéro,
Ref annonce gratuite Théâtre de rue: 27549
Vous déambulerez au hasard d’un parc revisité comme un rêve. Vous visiterez un Cabaret rétro, un « peep-show » musical, la loge des monstres, un bal des années 50, la fameuse tente de la voyante, Un Night-Club new-yorkais (galerie Cravéro), un bateau pirate, une cage à oiseau géante…

Vous croiserez peut-être quelques transformistes, le clown Minimo, des DJ enragés, Sam et ses sculptures, les Golden girls, les Voyantes, les échassiers électopunk, le cracheur de feu, une fanfare des balkans, les machines à bulles, les danseurs du kiosque, Merlin le magicien,Las Tres Marias, des pirates, le faiseur de feu d’artifices, et puis Médusa et tous ses monstres…


C'est ICI

Je viens de passer devant : musique slam à volume assourdissant.

Je lis la notice en ligne (cf ci-dessus) redoutant de trouver au détour d'un message les mots "métissage", "vivre ensemble". Ils n'y sont pas. C'est un signe : ils ont été remplacés par le "transformisme", autrement dit le genre. (Un transformiste est un individu qui se déguise en arborant les stéréotypes spectaculaires traditionnellement emblématiques du sexe opposé).

On peut lire ainsi l'évolution des "discours sociétaux" dans ce que dit d'elle-même la Société du Spectacle : dans ce genre de "fête-spectacle" subventionnée par les pouvoirs publics il y a quelques années, le message portait sur "le métissage" (des musiques, des styles, des traditions artistiques, etc.) qui était élément de langage et message politiques et sociétaux sarkozystes, aujourd'hui, le message sociétal hollandien, l'injonction sociétale vedette du régime, c'est la perte, réelle ou prétendue, des repères sexuels, et la joyeuse ivresse épanouissante qu'elle doit procurer à ses adeptes, que l'on retrouve automatiquement, fusse comme ici subliminalement, ou très discrètement, (vous croiserez peut-être...) sous forme suggérée, dans les notices exposant la philosophie du spectacle.

En France, il faut bien se le dire : la société du spectacle, avec ses acteurs subventionnés, est un organisme d'Etat, un appareil idéologique d'Etat, un organe de propagande gouvernementale, comme dans les pires régimes totalitaires.
05 avril 2014, 18:08   Re : Culture populaire, 2014
"En France, il faut bien se le dire : la société du spectacle, avec ses acteurs subventionnés, est un organisme d'Etat, un appareil idéologique d'Etat, un organe de propagande gouvernementale, comme dans les pires régimes totalitaires."
Entièrement d'accord. Et le festival de Cannes relaie cette propagande qui dépasse les frontières de la France pour viser tout l'occident.
« Une civilisation qui a perdu son âme est morte, même si elle ne le sait pas. » (Anonyme)
Appareil idéologique d'État : il y avait longtemps que je n'avais vu employer ce concept althussérien ; on peut imaginer pire utilisation que celle-là.
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