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Délicatesses di una volta

Envoyé par Thomas Rhotomago 
Madame de Genlis retrouve Paris après cinq ans d’exil, au tout début du XIXe siècle. Elle note :

" J’eus bien d’autres sujets de mécontentement. Je trouvais tout changé, tout jusqu’au langage. Voici les phrases qui me frappèrent le plus, et je pense qu’il n’est pas inutile pour la jeunesse et pour les étrangers de les citer ici : ce n’est pas l’embarras, se donner des tons, des gens de même farine, me paraissaient aussi vides de sens qu’ignobles ; j’avais peine à concevoir qu’elles pussent passer dans le langage des personnes bien élevées. Cela est farce, cela coûte gros ou le Pérou, un objet conséquent, pour dire un objet de grand prix, n’étaient pas d’un plus mauvais ton. […] la Capitale pour dire Paris ; du champagne, du bordeaux, au lieu de vin de Champagne ; ou le Français, au lieu de la Comédie-Française. Elle a de l’usage, de quoi ?... On doit dire : elle a de l’usage du monde. […] Eduquer ; il reste, pour il demeure ; […] je vous fais excuse, il roule carrosse ; une bonne trotte, pour une bonne course ; son dû, pour son salaire : le beau monde ; un beau râtelier pour louer de belles dents, sont des façons de parler si basses, ainsi que ces mauvaises expressions, elle est puissante, c’est-à-dire grosse ; un muscadin, un fat : flâner pour muser ; et les verbes embêter, endêver etc ; je suis mortifié, pour je suis fâché. […]

Je ne fus pas moins surprise en entendant dire votre demoiselle, pour mademoiselle votre fille. Madame, tout court, en parlant à un mari de sa femme. J’y vais de suite, pour j’y vais tout de suite. […] Je trouvais encore que, lorsqu’on faisait les honneurs d’une maison, il ne fallait pas offrir d’une manière vague, comme le faisaient beaucoup de personnes qui avaient l’air de ne pas savoir les noms de ce qu’elles proposaient, disant seulement, voulez-vous du poisson, ou de la volaille ? […]

Voici encore des phrases du langage révolutionnaire, qui ne me déplurent pas moins : aborder la question, en dernière analyse, traverser la vie. […] On avait inventé une phrase merveilleuse, car elle répondait à tout, elle excusait tout. Quelqu’un faisait-il une sottise, ses amis disaient : c’est qu’il était dans une fausse position ; on n’avait plus rien à objecter. Cependant cette phrase, traduite littéralement, signifie qu’on était dans une situation embarrassante ; et à cela on répondait jadis que l’esprit de conduite, le courage et l’habileté devaient servir à en tirer. Mais ces mots, une fausse position, comme on l’a dit, justifiaient tout."
09 avril 2014, 12:10   Re : Délicatesses di una volta
Comme quoi ...
Décidément, conséquent est mis à toutes les sauces, siècle après siècle.

Je n'utilise plus conséquent d'ailleurs, en parlant d'une personne, sûr que je suis de n'être pas compris. Problème : il n'y a rien de mieux que conséquent pour dire de quelqu'un qu'il est conséquent. En revanche, j'ai l'impression qu'inconséquent, inconséquente, sont encore à peu près entendus. Bizarre.
Comme quoi, certaines expressions sont comme certains peintres : anachroniques. M'a stupéfait de lire que "aborder la question" et, plus encore, "en dernière analyse", étaient des nouveautés apparues au moment de la Révolution française.

Au titre de l'anecdote amusante sur le tutoiement dont la mémorialiste signale les progrès dans la bonne société, ceci :

"Cette remarque sur le tutoiement rappelle un mot très plaisant de madame de Bussy, femme du gouverneur de Saint-Domingue, étant seule avec son mari qu'elle n'aimait pas. M. de Bussy la conjurait, ce qui était fort simple, étant en tête à tête, de le tutoyer, ce qu'elle n'avait jamais fait. Après beaucoup d'instances passionnées, elle y consentit enfin, et lui dit : Eh bien ! va-t'en.

Chose curieuse et si caractéristique de l'impossibilité d'échapper aux idées de son temps, cette Madame de Genlis, animée d'une hostilité tenace à l'égard des philosophes des Lumières, n'en est pas moins entièrement sous l'emprise de la passion pédagogique de son époque, ce qui fait d'elle, à mesure qu'on la lit, une assez agaçante institutrice (que d'ailleurs elle fut pour les enfants du duc d'Orléans.)
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