1° Je suppose que vous n'en avez pas au sport, si excellent et indispensable pour la santé des sédentaires que nous sommes presque tous devenus, mais au spectacle du sport de compétition. Alors, pourquoi vous exprimer ainsi, sinon par négligence et aussi, je le crains un peu, goût de l'extrémisme verbal, du bruit : dénoncer le sport, tout le sport, même la course matinale, ça a plus de gueule que de dénoncer le spectacle du sport de compétition.
2° La lutte pour l'emporter sur les congénères est une des grandes passions humaines et animales. Dans le sport de compétition regardé, cette lutte prend une forme particulièrement imaginaire : je ne lutte pas pour être le numéro un, je participe émotionnellement à une lutte de ce type. Cet aspect imaginaire n'a rien d'une aliénation, ou alors il faudrait condamner, par exemple, la lecture des romans, lecture qui consiste à s'intéresser au sort de personnages imaginaires.
3° Le goût pour le spectacle du sport de compétition est moins développé dans les classes sociales supérieures. Donnons quelques raisons à cela.
a) Les membres de ces classes, ont, au cours de leur vie, des parcours professionnels ascendants : qui est réellement engagé dans une lutte contre ses rivaux est moins intéressé par la lutte imaginaire (pour prendre un exemple : un ouvrier a, au cours de sa vie, une carrière bien plus prévisible et bien moins ascendante que ne l'est celle d'un écrivain ; de plus, le succès relatif d'un ouvrier ne se bâtit pas sur l'échec relatif des autres ouvriers, tandis que le nombre de places d'écrivains connus est étroitement limité : et la gloire des uns est l'obscurité des autres).
b) Les membres de ces classes sont souvent tellement politisés qu'ils trouvent suffisamment dans la politique ce que d'autres trouvent dans le spectacle du sport.
c) Enfin, et cela joue surtout pour ceux d'entre eux qui ont des professions intellectuelles, ils tendent à avoir des distractions qui elles-mêmes sont plus intellectuelles que ne l'est le spectacle du sport.
Il n'y a donc pas tellement lieu de se féliciter de n'être pas intéressé par le spectacle du sport, et il n'y a pas tellement de quoi se sentir supérieur à ceux que ces spectacles intéressent.
En général, est-ce qu'on ne peut pas se passer de manifester du mépris pour les gens qui diffèrent de nous, et laisser les gens tranquilles dans leurs plaisirs : que celui qui aime la chasse chasse, que celui qui aime regarder un championnat du monde le regarde, et que celui qui aime les hommes les aime ?