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La littérature selon Léautaud

Envoyé par Daniel Teyssier 
04 septembre 2013, 18:36   La littérature selon Léautaud
Citation
Paul Léautaud
En tout cas, je l'aurais recommencé, ce livre, ou je l'aurais écrit là, que je n'aurais pas fait plus attention au style. Ca m'est bien égal qu'il soit mal écrit et j'avais autre chose à faire, en l'écrivant, que de perdre mon temps à soigner mes phrases. D'ailleurs, bien finis pour moi, les chinoiseries de l'écriture et les recommencements, comme il y a encore deux ans, quinze fois de la même page. Les grandes machines de style, avec le perpétuel ronron de leurs phrases, m'ont à jamais dégoûté de la forme. Pauvres livres, si harmonieux, si l'on veut, et si assommants ! Dans les livres que j'aime, il n'y a pas de rhétorique, il y a même bien des imperfections, mais celui qui les a écrits valait tous les Flaubert du monde. Ah ! la beauté, l'intérêt pénétrant, souvent, de certaines de ses phrases mal faites, mais laissées dans leur vérité, mais pas truquées par l'art ! Mais, voilà ! Il faut savoir lire, avoir beaucoup lu, et comparé, et pesé la duperie de ce mot : l'art, qu'affectionnent les imbéciles. Alors, on revient de bien des admirations, et tous ces soi-disant grands livres ne tiennent pas une minute.
Je peux le dire, on trouvera que je pose si l'on veut : maintenant, quand j'écris quelque chose, le mal, c'est de trouver ma première phrase, mais après, je ne fais plus attention aux phrases, j'écris en ne voyant que mon idée, et comme ça vient. Une phrase ne me plaît pas, je ne l'arrange pas, j'en refais une autre, voilà tout. S'il se trouve par hasard dans ce livre quelques phrases pas mal, je n'y suis pour rien, c'est qu'elles sont venues ainsi et je ne sais même pas si je ne préfère pas les autres, avec tous leurs défauts, parce qu'elles sont quelquefois mieux l'expression d'un sentiment, la nuance d'un souvenir. Plus je vais, et plus je pense qu'on ne devrait peut être commencer à écrire que vers quarante ans. Avant, rien n'est mûr, on est trop vif, trop sensible, pour ainsi dire, et surtout on aime encore trop la littérature, qui fausse tout. Mon bonheur, ç'aurait été d'écrire ce livre comme des Lettres, ou comme des Mémoires, les seuls écrits qui comptent, avec de petites phrases exactes, courtes et sèches, comme des indications de catalogue, ou à peu près. J'en suis un peu loin, je le sais. Les encouragements de ma mère m'ont peut être aussi engagé dans une mauvaise voie ? Ridicules attendrissements, si inutiles ! Admirable ironie aussi... Ce sera pour la seconde fois, alors ! Du reste, je referai peut être un jour ce livre, en une cinquantaine de pages ; je vois si bien ce qu'il faudrait y enlever. Et cependant... Ce livre ne me plaît pas, c'est entendu, ou du moins, s'il me plaît un jour, il me déplaît trois lendemains. Il n'en est pas moins vrai que j'ai senti les choses que j'y raconte de la façon exacte dont je les ai dites. Ma nature est ici en conflit avec mon goût, voilà tout. C'est très amusant.

Extrait tiré de "Le petit ami", 1902
canpansé vous ?
Sentiment de jalousie, diffus mais cuisant, de ne pas en être l'auteur. Merci de nous déposer ce texte ici, au moment le plus opportun qui soit.

Une phrase ne me plaît pas, je ne l'arrange pas, j'en refais une autre, voilà tout.

Savez-vous que, à un mot près ("phrase" au lieu de "oeuvre") c'est ce que Hugo écrivait dans sa Préface à Cromwell, objet d'échanges ici il y a un mois environ ?
La grande différence avec Hugo est qu'il ne parlait pas de refaire une phrase, mais un livre entier je crois. Hugo n'était pas exactement le genre d'écrivain qui laisse courir sa plume en négligeant le "style". D'ailleurs je me dis que l'argumentaire de Léautaud ne vaut que pour un auteur qui a déjà du style, depuis bien longtemps.
04 septembre 2013, 20:22   Paranoïa
(je me demande si les gens que j'estime ne s'appliquent pas parfois, par période, comme en se donnant le mot, à bêtifier à dessein, par provocation, par un sourd esprit de système qui les conduit à jouer un rôle à contre-emploi et paraître par jeu, par méchanceté pure envers moi et en dénégation scandaleuse de leur être véritable, autres qu'ils ne sont, sûrs que la conspiration à laquelle ils sont partie leur confère l'immunité contre les effets du scandale qu'ils provoquent, que leur écart surjoué, leur violente embardée vers la bêtise ne sauraient être osés sans cette protection).
04 septembre 2013, 20:55   Re : Paranoïa
N'allons pas jusque là cher ami. Je vous avais mal lu à propos de Hugo, et je m'excuse d'avoir écrit trop vite. D'ailleurs j'ai lu le texte de Léautaud trop vite également.
En effet il suffit de le lire pour s'en convaincre! (qu'il a bien du style).
Mais je ne pense pas qu'il s'agirait seulement d'une simple coquetterie de sa part, que sa critique de la forme ne soit pas un tant soit peu sincère.
De nos jours bien sûr, la forme étant quasi abolie, déconsidérée, mal vue, déclarée ennemi de l'humanité galopante vers l'égalité, c'est à dire vers la médiocrité, le "sympa" , le tout sous le joug de l'impératif de rigueur "Faut être naturel", de nos jours donc disais-je, le plus urgent n'est pas de tirer à boulets rouges sur cette petite forme si malmenée et fragilisée (y compris bien sûr dans cette dernière phrase).
Faut-il peindre (ou écrire) comme l'oiseau chante ?
Le beau style est-il à la littérature ce que le bel canto est à l'art lyrique ? Ornements et affeteries décoratives!
Quelle serait alors le pendant, en littérature, d'une oeuvre telle Le voyage d'hiver ? Un chef d'oeuvre si intimiste, dépouillé, sobre dans ses moyens mais pourtant tant émouvant et expressif.
Et d'une oeuvre telle la 8ème de Mahler ? Ou d'ailleurs n'importe laquelle de ses symphonies, à l'orchestration si foisonnante et riche, rutilante presque mais sans jamais donner l'impression d'être là pour la déco comme un vulgaire bel canto orchestral. Chaque note respire ici la sincérité et la passion. Comme disait Mahler : "Il n'y a pas une seule note, que j'ai écrite, qui ne soit pas sincère"! Toutes nécessaires!
Mais le rapprochement avec la musique est-il pertinent ? C'est à dire éclairant ?
Nous aide-t-il à répondre aux questions : qu'est-ce que de la bonne littérature ? Qu'un grand écrivain ?
Lorsque Léautaud écrit : "Les grandes machines de style, avec le perpétuel ronron de leurs phrases, m'ont à jamais dégoûté de la forme. Pauvres livres, si harmonieux, si l'on veut, et si assommants !", à quels livres pense-t-il ? A ceux de Flaubert ? De Fontenelle ? Fontenelle, passe encore (quoiqu'il soit très digne d'être défendu), mais Flaubert ? Ronron assommant ? Trucage artistique désincarné ? Est-ce qu'on ne part pas ici d'une injustice profonde, qui rend légèrement captieux l'ensemble du propos ? (Je n'écarte pas totalement l'hypothèse de ma propre incapacité à en saisir toute la finesse, bien entendu.)
Quoi qu'il en soit, certains s'accommodent fort bien de l'odeur formique de la pisse de chat, d'autres le sentent différemment...

« Écrire purement en français, ou dans quelque autre langue, c'est une illusion d'après les savants. Je ne suis pas tout à fait de leur avis. L'illusion consisterait à croire qu'il existe une pureté essentielle et définie du langage... définie par des caractères sensibles et incontestables pour tous. Mais un langage est une création statistique et continuée. Chacun y met un peu de soi, l'estropie, l'enrichit, le reçoit et le donne à sa guise, moyennant quelques égards... La nécessité de la compréhension mutuelle est la seule loi qui modère et retarde son altération ; et cette altération est possible à cause du caractère arbitraire des correspondances de signes et de sens qui le constituent. Un langage peut à tout instant être assimilé à un système de conventions, inconscientes pour la plupart, mais dont on constate quelquefois le mode d'institution, comme il arrive toutes les fois que nous apprenons un mot nouveau.
Jusqu'ici point de pureté, mais des phénomènes assez désordonnés, dominés seulement, ou restreints dans leurs écarts, par le besoin des échanges, l'automatisme des individus et leurs tendances à l'imitation.
Mais il peut exister, — et il existe — une pureté conventionnelle, qui pour être conventionnelle n'est pas sans quelque vertu. Cette pureté implique d'abord la correction, qui est la conformité aux conventions écrites (dont la connaissance et l'usage définissent les personnes cultivées). Plus subtiles sont les autres conditions du langage pur et volontaire auquel tout le monde n'est pas sensible ; je ne vais point les énumérer. Ce sont des abstentions dont les raisons sont difficiles à énumérer ; certains "effets" desquels on se prive ; certaine cohérence exquise à poursuivre dans l'expression, et un souci constant d'articuler nettement les membres d'une phrase et les phrases d'un paragraphe, les uns avec les autres.
Mais il est des hommes dont l'oreille, toute saine qu'elle est, ne distingue pas les sons d'avec les bruits.
... Écrire purement en français, c'est un soin et un amusement qui récompense quelque peu l’ennui d'écrire. »

Paul Valéry, Tel quel, (Choses tues)
Ce genre de thème est toujours délicat à traiter, épineux et tout en désordre, bordélique en un mot!
On sent bien qu'ici la bathmologie règne en vraie maîtresse de ce capharnaüm où viennenent s'abîmer tant de bonnes volontés, tant d'analyses, que le binaire et l'insécable d'une pensée monolithique n'y ont pas leur place, impuissants qu'ils sont à nous satisfaire dans ce fourmillement inévitable, bien qu'agaçant, de nos questionnements multiples. C'est pas de la tarte!
On pressent assez bien que chaque position représentera une part de vérité, aussi infime soit-elle! Que rien ne va être simple! Que, comme en topologie mathématique, on aura des espaces qui sont à la fois fermés et ouverts.
Mais malgré tout ce fatras dans lequel baigne notre pensée (mise à part bien sûr celle des insécables droits dans leurs bottes, des Beckmesser opiniâtres de service plus ou moins commandé et autres dactylographes pointilleux pensant plaire au Maître de céans, lesquels, tels des zombies, on croise parfois malencontreusement en ces lieux), on sent bien aussi, comme disait Alain, que pour chacun de nous, l'unité est déjà faite.
Ou, en usant du jargon kantien, que notre jugement synthétique est spontanément accompli et qu'il nous reste le plus douloureux, le plus fatigant, c'est à dire à développer les jugements analytiques attenants à chaque concept qui tournoie et virevolte à l'intérieur de cet amas synthétique terrifiant, afin de décortiquer et de rendre intelligible la complexité de notre pensée. Cet effort s'apparente un peu à un accouchement difficile ; on se soumet volontairement à la question afin de s'arracher quelques aveux.
Et pourtant, l'unité est déjà faite en moi, comme en chacun de nous. Ce qui bien entendu ne signifie pas qu'elle soit immuable et définitive mais seulement qu'elle est ce qu'elle est à un instant t donné, et donc en particulier à l'instant présent. Je l'ai déjà toute bien lovée en moi. Je sais déjà tout ce que j'en pense, tout ce qui fait ma position à ce sujet, à l'instant présent, et je pressens ce que je vais en dire, ou tout au moins ce que je devrais en dire, des fois que je voudrais bien faire l'effort de me coltiner cette pénible tâche.
Mais je ne suis pas sûr de pouvoir toute l'écrire, de faire l'effort requis pour analyser tous les concepts nécessairement présents dans mon jugement synthétique d'a priori.
Mes analyses conceptuelles ne couvriront jamais la totalité de ma sphère synthétique quasi de rayon infini ; elles ne peuvent qu'y tendre laborieusement ; les couches et sous-couches se multipliant et s'interpénétrant entre-elles tel un écheveau d'une myriade de fils. Indétricotable, du vrai sadisme!
Quel vertige peut nous saisir à cette occasion! Quel sentiment d'impuissance, d'avoir l'impression , la certitude même, de n'en avoir jamais fini , de sonder un puits sans fond, de ne jamais épuiser nos questionnements. Ah...Finitude! Quand tu nous tiens.

Oui je sais ! Cette digression c'est bien beau mais on n'en sait toujours pas plus sur le sujet en question.
Encore une minute Monsieur le bourreau !!
si je veux bien faire l'effort de m'y coltiner.

Attention Daniel, je sens le souffle fétide du zombie dactylographe qui s'apprête à lever son drapeau d'arbitre de touche et à crier : "FAUTE ! Coltiner est toujours transitif".

Si vous ne corrigez pas ça, nous allons devoir nous coltiner la bête qui menace déjà, au terme des longs développements -- comparés auxquels la pompe des bomberos de la station centrale des pompiers de Barcelone sonne comme le Printemps de Vivaldi --, qu'elle nous prépare, de "vous détruire entièrement". Méfi! Le Zombie dactylographe veille et ne dors jamais que d'un oeil.
Ce que j'aurais à en dire : 1905 est l'année de naissance du nouvel esprit scientifique qui bouleversa la notion de temps vectoriel et praxique. L'inscription du temps dans l'oeuvre devient enfin explicite, qui sonne la fin du repentir.

(ah oui! ce n'était pas 1905 mais 1902, mais la remarque reste valable; les tournants adviennent simultanément dans tous les arts, donc dans la science aussi, qui est une branche, ou le tronc commun, de tous les arts)
Un grand merci à vous cher Francis.
J'ai corrigé ma copie. Enfin...je crois l'avoir fait.
Rassurez-moi à ce propos, je vous en prie. Mais faites vite! Avant l'arrivée de ceux que vous savez!

Je savais bien pourtant, bon dieu de bon dieu, que c'est un verbe transitif (et même direct je crois bien), mais faut toujours que j'y fasse faux!
Cher Francis,
Je crois que notre ami Teyssier se coltine complaisamment vos facéties...
Vous m'intriguiez encore une fois et une brève recherche m'a confirmé votre esprit taquin :

Citation
CNRTL
B.− En constr. pronom., arg. et pop. Se coltiner qqc.Porter quelque chose de lourd. Le facteur il avait sa claque... Il se coltinait trois fois par semaine des sacs entiers de manuscrits... (Céline, Mort à crédit,1936, p. 589).
− Au fig. Faire un travail fatigant, pénible ou inintéressant. Je me suis coltiné toute la correspondance (Dub.1967).

À moins bien sûr que monsieur Teyssier ne soit portefaix de son état. Ce qui n'apparaît pas clairement dans ses interventions.
Ces extraits du chapitre "Le Temps de la Science", dans cet ouvrage extrêmement riche et dense de Chaunu que j'ai souvent cité Histoire et Décadence, et que je dois d'avoir fait la découverte à notre ami Bruno Aguila :

Le système a tenu jusqu'à la fin du XIXe siècle, mais il a été soumis au fil du temps, à des pressions de plus en plus dure. L'ordre a été le substitut de la temporalité [Commentaire personnel: Flaubert, donc, l'ordre littéraire quasi-intemporel, a été le substitut de la temporalité, dimension que révèle dans les premières décennies du XXe la création littéraire où chaque opus est moment (cf. Joyce)]. L'ordre a éliminé le temps [il s'agit donc de l'ordre régnant ante-1905 avec l'exception géante de Hugo et sa "préface à Cromwell"]. Est-il besoin de préciser que dans le temps vide, le temps plat, le temps inexistant du système scientiste du XIXe siècle, il n'y a pas de place pour la décadence, pas plus de place que pour un authentique progrès.

Ce système qui a exclu le temps en lui confiant une infinitude qui en fait une sorte de pseudo-éternité et sacralisé l'ordre, est attaqué par l'apparition de principes de désorganisation. Une possibilité de décadence conçue comme un désordre fait son entrée dans la cathédrale de la Dykè.

(...)
Bien sûr il existe une solution, renoncer à l'éternité, introduire le quantum temps, donc la création. Personne à la fin du XIXe siècle n'est prêt à une telle capitulation.
(...)
L'Evolution créatrice est l'oeuvre marquante de la pensée philosophique contemporaine. Bergson domine la science philosophique et il est parfaitement informé de la science de son temps. L'Evolution créatrice, c'est la création continuée, jusque dans le récit de la Genèse. Les données rassemblées à la fin du XIXe siècle ne tolèrent pas, mais elles exigent la création. Bergson est l'homme à qui l'évidence s'en est imposée.

(...)
Bergson prend acte dès 1907 d'une impossibilité. Depuis les Ioniens, la philosophie et la science ont déployé des trésors d'ingéniosité pour chasser le temps vrai, entendez le temps vectoriel, le temps irréversible (comme l'exige le principe de Clausius) qui nous conduit à la mort, la durée du vécu quotidien. Tous ces trésors d'ingéniosité, afin de traduire à plat dans l'espace tout ce qui nous est donné par la conscience en profondeur, dans l'épaisseur mystérieuse de la mémoire et du temps.

Avec l'Evolution créatrice, avec la percée de la physique corpusculaire, bientôt avec les conséquences de la relativité et le modèle standard de la cosmogénèse, cette réduction, cet aplatissement sont devenus impossibles.

Or si on réintroduit le temps, on ne peut éviter de le limiter. Pas plus à l'amont qu'à l'aval, le temps n'est infini...

[ici encore : le temps comme dimension architectonique de l'être en création continuée et pourtant fini (particulaire et particulier), mortel.] :

(...)
La discontinuité dans l'univers. Il y a donc comme une sorte de grain dans le tissu des choses, un grain comme dans le temps vrai de la durée vécue et ce grain détruit la belle harmonie de la métaphysique de l'ordre de la matière divinisée.

(...)
Et comme le dit si bien Arthur Koestler : "l'horlogerie mécanique qui servait de modèle au monde du XIXe siècle n'est plus qu'un tas de ferraille et comme on a dématérialisé le concept même de matière, le matérialisme ne peut plus prétendre passer pour une philosophie scientifique" [*]

[*] Ici Chaunu donne en note la référence bibliographique de cet extrait de Koestler : il s'agit de la traduction en français de son Janus, sur lequel je suis très souvent revenu ici au début de l'été. J'apprends donc par cette référence que le Janus de Koestler a paru en français chez Calmann-Lévy en 1979. Je n'insisterai pas davantage : cet ouvrage est d'importance fondamentale pour la sphère de sujets qu'effleure indirectement la question posée en tête de cette discussion.
Tout d'abord je dois dire que je suis très honoré et touché de l'amitié que me témoigne Monsieur Eric Miné.

Par contre je ne suis pas du tout certain que les facéties moqueuses et burlesques de Francis Marche m'étaient destinées. Il me semble que d'autres personnages y étaient visés, non ?
Je ne me coltine donc pas ses facéties, mais bien au contraire je m'en réjouis et m'en repais avec grande gourmandise.

En outre je ne saisis pas très bien votre : "A moins bien sûr que" , indiquant donc qu'il y aurait une autre éventualité à votre affirmation préliminaire. Car s'il était vrai que je me coltine complaisamment les facéties de Francis je serai alors bien de fait un portefaix modèle, non ?
A moins, bien sûr, mais je n'ose y penser un seul instant, que vous aviez opté pour le très vilain sens figuré de ce mot de portefaix.

Mais peut être ai-je compris de travers vos propos! Certainement même. En ce cas, je m'en excuse par avance et espère que vous continuerez à me témoigner généreusement toute votre amité.
Toute la question étant de savoir quelles notions avait Léautaud de la relativité d'Einstein, et il ne peut s'agir ici que de la "restreinte", pour des raisons qui se passent d'explications.




Mais c'est parce Léautaud avait coutume de donner sa langue aux chats, qu'il avait nombreux ; sans rien dire de Marie Dormoy...
Bon. Rideau.
"Il faut prendre garde que "bien écrire" peut être, quelquefois, écrire comme un épicier. Je me le dis quelquefois pour moi-même."

"Bien écrire. Qu'est-ce que bien écrire ? On pourrait donner bien des définitions. Y en aurait-il une de juste, d'exacte, d'irréfutable, de définitive ? On pourrait proposer ces deux-ci : écrire en correspondance avec le mouvement, le ton des sentiments, de ses idées, - écrire en correspondance avec son sujet. Et bien écrire est aussi écrire à sa ressemblance ; de façon que qui vous lit et vous connaît, quand il vous lit sache que c'est vous qu'il lit, sans avoir besoin d'aller à la signature. Je ne vois pas pourquoi je ne le dirais pas. On m'a dit souvent, des gens qui m'ont lu : "On croirait vous entendre." C'est, pour moi, le plus beau compliment qu'on puisse faire à un écrivain. (...) Il y a un mot de Sainte-Beuve, qui est pour moi un ravissement intellectuel à chaque fois que j'y pense : "Un membre de l'Académie écrit comme on doit écrire. Un homme d'esprit écrit comme il écrit." En deux lignes. En deux lignes, toute une critique, toute une définition, un programme du style. Après tout, pourquoi tant d'écrivains écrivent-ils si bien, écrivent-ils comme on doit écrire ? Parce que chez la plupart l'esprit manque. Par esprit, entendez la forte nature, la passion spirituelle, la sensibilité vive, - et aussi le plaisir à la place du travail, et le goût de se plaire à soi avant de plaire aux autres."

Paul Léautaud, Propos d'un jour, Notes retrouvées (de 1927 à 1934), Mercure de France, 1983, pages 53, et 91 à 93.

Moyennant quoi, les écrivains qui sont supposés écrire comme ils parlent ne sont lisibles qu'à la condition sine qua non qu'ils aient pris l'habitude de parler avec autant de soin qu'ils écrivent.

Léautaud, écrivain de nature exclusivement égotiste, souvent injuste et de mauvaise foi, diariste compulsif et féroce misanthrope, vieillard à la fois irascible et tendre, sentimental et égoïste, qui aurait eu en horreur notre époque imbécile et bien-pensante plus encore que la sienne, ce qui n'est pas peu dire, redoutait par dessus tout d'être contaminé par les artifices du ''beau style'' comme par quelque maladie honteuse qu'on attraperait après un autre ; aussi disait-il :

"Pour bien écrire, sans pédantisme ni mauvais art, le sûr instinct de la langue vaut mieux que la connaissance la plus savante."

"Rien n'apprend à bien écrire comme la lecture des mauvais écrivains."

Op. cit., Marly-le-Roy et environs, page 129.

Quant à tous les amoureux du style, de la langue française et de l'art d'écrire, qui seraient tentés d'opposer un peu trop hâtivement, à mon sens, le style selon Flaubert à la définition qu'en donne Léautaud, et qui, de ce fait, se sentiraient dans l'obligation de prendre le parti du persifleur du Mercure contre celui de l'ermite de Croisset, ou bien l'inverse, ce qui, au passage, ne manquerait pas de révéler une sécheresse mal curable du coeur, ou, pis encore, un manque de goût peu enviable, une regrettable myopie de l'esprit, l'on ne saurait trop recommander de se guérir d'une aussi vilaine tentation en suivant au plus vite le conseil que donne Léautaud en personne, lorsqu'il dit :

"Je vais passer pour un esprit léger (au jugement des esprit lourds) : un Dictionnaire des anecdotes fait ma plus grande lecture. Tous les caractères sont là, peints en peu de mots. Pour les caractères en grand : les Correspondances."

Op. cit., Marly-le-Roy et environs, page 123.

Aussi la lecture de ce monument de la littérature française qu'est l'extraordinaire Correspondance de Flaubert devrait-elle réconcilier les antipodes, à défaut de les rapprocher.
On se noierait vite dans sa propre argumentation à vouloir distinguer qui a proprement du style, de Flaubert ou de Léautaud (si l'on accepte l'idée, déjà criticable, qu'il y a un Flaubert et un Léautaud). Autant se mettre à une défense de l'art apollinien contre l'art dionysiaque, ou inversement, ce qui devrait toujours nous mener plus ou moins à la tautologie que tous les grands styles sont de grands styles, au-delà des préférences individuelles. Ce que Sebastien Delautremer formule aussi de très belle manière en affirmant : "[...] Les écrivains qui sont supposés écrire comme ils parlent ne sont lisibles qu'à la condition sine qua non qu'ils aient pris l'habitude de parler avec autant de soin qu'ils écrivent." Ainsi l'opinion que Léautaud exprime ci-dessus me semble-t-elle tourner maladroitement autour de cette évidence, en faisant mine de vouloir l'ignorer, comme s'il était possible de croire un instant au "naturel", au "sans trucage", à l'"expressivité pure" de son style. Qui sait si cette absence apparente d'artifice ou de quête du Beau n'est pas une ruse du génie, n'est pas une application libre et forte d'un long et pénible apprentissage préalable ? C'est d'ailleurs ce que Léautaud avoue lui-même à plusieurs reprises.
Analyse on ne peut plus juste, et fort bien formulée par M. Lequeux. Il y a forcément dans les parti-pris de Léautaud une part à peine dissimulée de mauvaise foi, qui fait tout son charme, certes parfois un peu pénible, d'incorrigible vieux ronchon des lettres (et de mal-pensant de l'humanité), et le pousse à généraliser, à faire passer pour des lois naturelles et supérieures, la plupart de ses goûts particuliers, et bien souvent liés aux seules circonstances de sa vie - d'où sa pensée aphoristique, son admiration sans borne pour les moralistes français, et son oeuvre exclusivement autobiographique. Ce n'est pas moi qui songerait à lui jeter la pierre, malgré l'admiration absolue que je voue à Flaubert. Il est, Dieu merci, toujours possible, et même fort souhaitable, d'aimer des styles littéraires forts différents, voire de vouer un culte personnel à des écrivains d'envergure inégale, à des génies reconnus autant qu'à de petites maîtres négligés, que parfois tout oppose, les idées, la vie, et parfois même le talent, hormis le goût de la langue et la nécessité de l'écriture, et hormis surtout le fait que nous les reconnaissons, les uns et les autres, comme étant nos maîtres et nos complices, pour reprendre une expression chère à Gabriel Matzneff. Nonobstant l'ordre alphabétique, celui des siècles, ou la classification par genres, les bonnes bibliothèques doivent pouvoir réconcilier les duellistes, rassembler les extrêmes, et mettre fin aux préjugés des uns ou des autres : Proust y côtoie Jean Lorrain, Paul Morand et Drieu La Rochelle se retrouvent non loin d'Albert Cohen et de Kafka, Henri de Régnier et Montesquiou y font la paix, Léautaud et Flaubert y vivent en bonne entente à quelques volumes de distance, Balzac s'y trouve, que détestait Robbe-Grillet, qui y abonde tout autant que Houellebecq, qui a pourtant dit pis que pendre du ''pape du Nouveau Roman''. Et jusqu'à Nabokov qui finit par s'accommoder de la présence de Dostoievski.

Il faut tout de même faire observer que l'idéal du style selon Léautaud, certes réduit à sa plus simple caricature, et qui consisterait en effet à écrire comme l'on parle, en somme à ne pas écrire mieux que l'on parle mal, est, hélas, devenu l'ordinaire des publications contemporaines (on n'ose dire : de la littérature contemporaine). Car, la plupart du temps, l'auteur contemporain est celui qui, invité à s'exprimer à France Culture, n'hésite pas à déclarer que c'est vrai que le style est désormais une donnée tout à fait dépassée de sa problématique du sur comment on écrit aujourd'hui.
Citation
Daniel Teyssier
A moins, bien sûr, mais je n'ose y penser un seul instant, que vous aviez opté pour le très vilain sens figuré de ce mot de portefaix.

Loin de moi pareille idée ! J'essayais juste d'indiquer par là que l'emploi transitif de coltiner était réservé au sens originel du verbe, à savoir le portefaix - on dirait plutôt aujourd'hui le manutentionnaire - qui, revêtu d'un coltin, transporte une charge. Et, bien sûr, on vous envisage mal dans cette fonction, cher Monsieur Teyssier.
Mais, évidemment, il y avait le second degré. Bien peu crédible quand même au vu de vos interventions toujours parfaitement tournées.

D'ailleurs, le clin d'œil s'adressait aussi à Francis Marche qui, remarquable linguiste, me piège toujours plaisamment avec les verbes transitifs. Je suis bon public...
07 septembre 2013, 07:44   Re : La littérature selon Léautaud
Remarquons aussi la grande différence entre une littérature faite pour un public cultivé qui a l'expérience du bien dire, de l'éloquence, d'où naissent les bons styles et leurs théories, et la littérature d'autres époques sans éloquence, dont la langue parlée en public s'éloigne beaucoup de la langue écrite. C'est l'argument du Haut Langage, d'Erich Auerbach, histoire de la littérature latine de la disparition du public cultivé apte à entendre le latin savant, à la réapparition d'un autre public cultivé assez nombreux, en Italie à l'époque de Dante. Je me dis qu'il est peut-être très difficile, aujourd'hui, d'imaginer seulement la manière dont le public "recevait" les oeuvres littéraires pendant la première moitié du XX°s.
Cher Eric Miné, je vous remercie pour votre réponse, laquelle me convient tout à fait, y compris l'expression d'un très léger doute que vous aviez ressenti à propos de ma possible, quoique fort peu probable dites-vous, proximité avec ce que représente un portefaix, considéré dans son sens figuré.
Je comprends tout à fait votre interrogation à ce sujet.
Faites bien attention quand même! De redoutables voyous se montrent souvent parfaîtement vêtus et élégants.
Pour terminer là-dessus, et que ne perdure aucune ambigüité ou contresens fâcheux, je dirais que, de la même façon que je n'ai pas une seule seconde considéré que les facéties de Francis Marche m'étaient destinées, les miennes en retour, bien entendu, ne lui étaient pas plus adressées que les siennes à moi. C'était un simple jeu de miroir entre nous dans lequel d'autres, un peu méchamment j'en conviens, étaient visés.
Je suis très bon public également!
» [ici encore : le temps comme dimension architectonique de l'être en création continuée et pourtant fini (particulaire et particulier), mortel.]

Cher Francis, apparemment, cela ne va pas : si le temps est une "dimension architectonique de l'être" (whatever that may mean precisely), alors il est consubstantiel à l'être, durera autant qu'il y aura de l'être, en étant une dimension constitutive ; la durée de l'être n'est peut-être pas à strictement parler "infinie", je n'en sais rien, mais enfin, ce doit être assez long quand même, plus en tout cas que ce que vous et moi puissions concevoir... Comment concilier alors la "limitation temporelle" qu'évoque Chaunu (pas très clair à ce propos non plus), et votre "finitude", avec le rapport d'inhérence entre temps et être, ce dernier figurant probablement la notion la plus illimitée que nous puissions avoir de quelque réalité qui soit ?

J'ajouterai que ces distinctions péremptoires entre "temps vrai" (la "durée" bergsonienne, le temps de la conscience ?) et les temps artificiels ou fictionnels (en fait, il s'agit bien selon Bergson du "temps des physiciens", le temps mesurable et quantifiable projeté dans l'espace, ce qui inclut le temps relatif d'Einstein, qui est une grandeur mesurable variable), ces distinctions ne laissent de me sembler fort sujettes à caution, parce qu'elles tiennent pour absolument acquis que le réel doive impérativement se plier aux nécessités de notre humaine conformation mentale, laquelle a une propension gourmande à tomographier spirituellement les choses en élaborant des "feuilletés" croustillants, même si en face de vous il n'y a qu'une réalité aussi plate et répétitive qu'un paillasson.
Ah le Temps! Comme disait le lapin virevoltant de l'Alice au pays des merveilles de Disney : qu'est-ce que le Temps ?
Kant nous a dèjà dit que le Temps n'est pas un concept discursif mais un jugement synthétique a priori, c'est à dire une pure intuition sensible (comme l'Espace l'est aussi). Pure signifiant ici indépendante de tout empirisme, de tout phénomène extérieur à nous.
Le Temps est indéfectiblement lié à l'intuition que nous avons de nous-mêmes et de notre monde intérieur.
Si l'on fait abstraction de cette intuition sensible liée à notre être, le Temps n'est rien. C'est à dire qu'il n'a pas de réalité absolue ; il n'appartient pas aux objets qui nous sont extérieurs ; il n'est pas un attribut du concept d'un objet quelconque.
De tout façon, si tel n'était pas le cas, le Temps se trouverait alors appartenir à l'objet en soi, au noumène, lequel, de toute façon, ne peut pas nous être connu par le filtre de nos sens, à moins de choir dans la métaphysique dogmatique la plus spéculative qui soit.
D'aucuns pourraient objecter naïvement que le Temps est bien investi d'une incontestable réalité absolue ; pour s'en convaincre il suffit de considérer ses effets spectaculaires à l'encontre des choses et des êtres que l'on voit effectivement vieillir et se dégrader. Cette expérience sensible est bien sûr commune à tous.
En fait, bien que le Temps soit bien réel, cette réalité-là est subjective par rapport à notre sensibilté intérieure.
C'est en moi que se love la représentation que j'ai du Temps ; celui-ci n'est pas arrimé aux objets mais au sujet qui les intuitionne à travers sa sensibilité (esthétique transcendantale).
Le fin et génial critique de la raison pure qu'était Kant, peut être considéré comme le précurseur philosophique de l'espace de Minkowski, si ce n'est de la théorie de la relativité et des sciences modernes.
À ceci près, cher Daniel Teyssier, qu'il me semble que le temps kantien n'est pas un "jugement synthétique à priori" (le temps n'est point un jugement), mais l'une des deux formes a priori de la sensibilité, l'autre étant l'espace, ou, comme vous l'avez fort justement dit, une "intuition pure". Cela étant, ces deux formes a priori de la sensibilité constituent les conditions de possibilité des jugements synthétiques à priori, puisque selon Kant les modes et les déterminations de l'espace (et du temps) rendent possibles les concepts des formes et de leurs rapports qui sont l'objet de ces JSAPriori.

Là où je suis un peu en désaccord avec vous, du moins avec votre formulation, c'est quand vous semblez dissocier très nettement les "objets" et les phénomènes du temps et de l'espace (également désignés comme "formes des phénomènes") : en effet, sans sensibilité a priori, il n'y a tout simplement pas d'"objets" du tout, du moins au sens où l'entend clairement Kant (« S’appellent "objets" des représentations liées les unes aux autres et déterminables dans les rapports de l'espace et du temps... »), aussi le temps n’appartient-il peut-être pas aux objets, mais ceux-ci, en ce sens, lui appartiennent totalement, puisque espace et temps constituent la condition même de leur apparaître possible comme phénomènes dans la représentation.

Je crois que l'"idéalité transcendentale", à quoi ressortissent en tant que conditions subjectives de tous les phénomènes extérieurs l'espace et le temps, embrasse en fait bien davantage que notre être et "monde intérieur", car elle délinée en vérité la face visible de la totalité du monde extérieur considéré comme objet d'expérience.
Cher Francis, apparemment, cela ne va pas : si le temps est une "dimension architectonique de l'être" (whatever that may mean precisely), alors il est consubstantiel à l'être, durera autant qu'il y aura de l'être, en étant une dimension constitutive ; la durée de l'être n'est peut-être pas à strictement parler "infinie", je n'en sais rien, mais enfin, ce doit être assez long quand même, plus en tout cas que ce que vous et moi puissions concevoir... Comment concilier alors la "limitation temporelle" qu'évoque Chaunu (pas très clair à ce propos non plus), et votre "finitude", avec le rapport d'inhérence entre temps et être, ce dernier figurant probablement la notion la plus illimitée que nous puissions avoir de quelque réalité qui soit ?

Je suis très gêné d'oser vous répondre ici avec mes maigres moyens et dans le cadre étriqué de ce forum sur des questions aussi fondamentales et gigantesques.

Je ne dispose ni du loisir, ni bien sûr des capacités intellectuelles d'aborder avec vous pareil dilemme sur le temps par un écrit d'écran à main levée. Je ne peux ce soir que vous dire ceci: l'existence du temps conditionne notre être et suppose une alternative dont les termes sont ceux de sa création et de sa non-création. Si le temps fut créé (avec l'espace), alors il est borné en un bout (celui de son départ). Or rien ne permet d'émettre l'hypothèse un peu folle qu'une création bornée en un bout ne puisse l'être à l'autre bout, par principe et par potentialité. Si bien que cette double hypothèse, double certitude d'un double bornage crée déjà de l'être. Cet être est l'être-temps.

Je reviendrai vous voir pour vous parler de l'architectonique de cet être en question, qui se conjugue aux autres êtres qui existent par son truchement et qui pour exister usent de lui comme charpente, si le temps, ce salaud dévorateur, cette charpente ogresse de nos vies, me le permet.
Passez quand vous voulez, Francis.
Toujours est-il que ces notions de "commencement du temps" sont très casse-tête : comment en effet conserver un sens quelconque à la notion de "commencement" si la dimension dans laquelle on suppute qu'il a eu lieu ne peut admettre aucune sorte de "commencement" whatsoever, puisqu'elle est par définition atemporelle ?
Il semble que nos bons vieux mots regimbent d’être ainsi employés si à rebrousse-poil de leur sens commun habituel, et qu'on se heurte alors à la barrière infranchissable que constitue la profération d'un pur non sens : si le temps a commencé, il n'a pu avoir commencé à partir d'un certain moment. Vous voyez le genre...
Enfin, le débat reste bien entendu ouvert...
L'autre branche de l'alternative est bien évidemment que le temps fut incréé et qu'il est sans évolution, qu'il n'agit point, qu'il est cyclique, que la mort n'existe pas, le progrès non plus, l'entropie non plus et qu'il se confond avec l'espace, lui-même, par conséquent, sans borne. La conscience de notre mort (de la généralité de la mort, celle des civilisations comprise) ruine cette branche de l'alternative.
S'il ne reste que du temps créé, cela suppose une transcendance, un au-dehors du moment zéro, évidemment. Mais la question fondamentale n'est pas même située à ce niveau, du moins, elle n'intéresse guère, ou du moins pas immédiatement, l'action.

Que fait le temps et que faire de lui ? Que fait le temps veut dire "comment agit-il dans les choses, les articule-t-il, les fait-il naître et organise-t-il leur mort". Cette question reste passionnante. Elle n'est peut-être pas sans réponse.
Citation
Alain Eytan
À ceci près, cher Daniel Teyssier, qu'il me semble que le temps kantien n'est pas un "jugement synthétique à priori" (le temps n'est point un jugement), mais l'une des deux formes a priori de la sensibilité, l'autre étant l'espace, ou, comme vous l'avez fort justement dit, une "intuition pure". Cela étant, ces deux formes a priori de la sensibilité constituent les conditions de possibilité des jugements synthétiques à priori, puisque selon Kant les modes et les déterminations de l'espace (et du temps) rendent possibles les concepts des formes et de leurs rapports qui sont l'objet de ces JSAPriori.

Oui très juste!! Rien à rajouter à votre remarque. Ma lecture, déjà quelque peu ancienne, des 3 critiques de Kant, expliquant mes approximations. Merci de m'avoir rafraîchi la mémoire à ce sujet.

Citation
Alain Eytan
Là où je suis un peu en désaccord avec vous, du moins avec votre formulation, c'est quand vous semblez dissocier très nettement les "objets" et les phénomènes du temps et de l'espace (également désignés comme "formes des phénomènes") : en effet, sans sensibilité a priori, il n'y a tout simplement pas d'"objets" du tout, du moins au sens où l'entend clairement Kant (« S’appellent "objets" des représentations liées les unes aux autres et déterminables dans les rapports de l'espace et du temps... »), aussi le temps n’appartient-il peut-être pas aux objets, mais ceux-ci, en ce sens, lui appartiennent totalement, puisque espace et temps constituent la condition même de leur apparaître possible comme phénomènes dans la représentation.

Quand je parle d'objet, il s'agit précisément de l'objet en soi, que Kant nomme dans son jargon le noumène, lequel reste non accessible à notre connaissance. A opposer à la représentation que l'on en a au travers de notre sensibilité, c'est à dire au phénomène.

Citation
Alain Eytan
Je crois que l'"idéalité transcendentale", à quoi ressortissent en tant que conditions subjectives de tous les phénomènes extérieurs l'espace et le temps, embrasse en fait bien davantage que notre être et "monde intérieur", car elle délinée en vérité la face visible de la totalité du monde extérieur considéré comme objet d'expérience

L’Idéalisme transcendantal limite la valeur de l’espace et du temps au champ des phénomènes et nie qu’ils en aient une dans celui des choses en soi.
Citation
Alain Eytan
Toujours est-il que ces notions de "commencement du temps" sont très casse-tête : comment en effet conserver un sens quelconque à la notion de "commencement" si la dimension dans laquelle on suppute qu'il a eu lieu ne peut admettre aucune sorte de "commencement" whatsoever, puisqu'elle est par définition atemporelle ?
Il semble que nos bons vieux mots regimbent d’être ainsi employés si à rebrousse-poil de leur sens commun habituel, et qu'on se heurte alors à la barrière infranchissable que constitue la profération d'un pur non sens : si le temps a commencé, il n'a pu avoir commencé à partir d'un certain moment. Vous voyez le genre...
Enfin, le débat reste bien entendu ouvert...

D'où, cher Alain Eytan, la nécessité et la pertinence de la critique de la raison pure et en particulier de sa charge à l'encontre de la métaphysique dogmatique! On y est en plein ici.
Cette raison pure qui, en fait, nous joue bien des tours et "déraisonne", nous conduisant immanquablement à des apories ou des contradictions (pour faire très court).
Cher Daniel Teyssier, je suis entièrement d’accord avec vous, et vous me verrez toujours transi d'admiration face à la puissance intellectuelle qu'a pu déployer Kant, quand j'ai l'heur de croire saisir le sens de quelques développements...

Concernant la "restriction de valeur" des intuitions pures, j'ajouterais à ce que vous avez écrit qu'elles échappent par certain aspect au strict confinement au champ phénoménal, par cette caractéristique mentionnée par Kant d'être également des "grandeurs infinies données". Ce que je veux dire par là est qu'en qualité d'"englobants permanents" (espace et temps font qu'un contenu puisse être saisi en eux, mais eux-même en tant que contenants ne peuvent être l'objet d'une représentation), elles débordent toujours le cadre fini qu'elles délimitent, et constituent, au regard même de la matérialité sensible qu'elles rendent possible, des "formes du néant".
Il y a là, c'est du moins une interprétation séduisante, comme un pied dans un "au-delà" de la phénoménalité...
Votre dernier paragraphe s'avère en tout point passionnant, et assez vertigineux quant à la perspective évoquée d'un voyage dans l'au-delà de la phénoménalité.
Vous admettrez qu'on se situe, ici, si ce n'est en pleine contrée métaphysique, du moins à son orée.
Mais ce n'est pas gênant car, bien que la métaphysique outrancièrement spéculative, ne s'embarrassant jamais d'aucun empirisme et voguant, tel un navire fou, sans nulle retenue (un peu comme les Idées de Platon), dans les eaux les plus troubles et agitées qui soient, a bien été mise en ruines par Kant, il n'en demeure pas moins que ce même Kant confère, à cette même métaphysique, un rôle d'idéal régulateur (de pôle) de toutes les pensées et actions humaines.
C'est pour cette raison que la science ne cesse de progresser, sans cesse en mouvement et en devenir, tout en sachant qu'elle ne pourra, bien entendu, jamais arriver à une connaissance globale et totale du monde qui nous entoure, car sinon, l'homme se trouverait être l'équivalent de Dieu, sans finitude aucune.

Cela nous renvoie aussi au principe du schématisme transcendantal, un des points les plus ardus développé par Kant.
Citation
Francis Marche
L'autre branche de l'alternative est bien évidemment que le temps fut incréé et qu'il est sans évolution, qu'il n'agit point, qu'il est cyclique, que la mort n'existe pas, le progrès non plus, l'entropie non plus et qu'il se confond avec l'espace, lui-même, par conséquent, sans borne. La conscience de notre mort (de la généralité de la mort, celle des civilisations comprise) ruine cette branche de l'alternative.
S'il ne reste que du temps créé, cela suppose une transcendance, un au-dehors du moment zéro, évidemment. Mais la question fondamentale n'est pas même située à ce niveau, du moins, elle n'intéresse guère, ou du moins pas immédiatement, l'action.

Que fait le temps et que faire de lui ? Que fait le temps veut dire "comment agit-il dans les choses, les articule-t-il, les fait-il naître et organise-t-il leur mort". Cette question reste passionnante. Elle n'est peut-être pas sans réponse.

Francis, il se peut que le tiers-exclu (temps "créé" ou "incréé") ne convienne tout simplement pas à certains ordres de réalité, dont la notion limite de "temps", réfractaire à nos catégories rationnelles habituelles. Il en irait de l'infigurabilité d'un commencement du temps comme de l'impossibilité de démontrer un axiome logique fondamental : on bute contre certaines barrières conceptuelles apparemment infranchissables, et le "problème philosophique" en résultant, comme dirait Wittgenstein, est la sorte de bosse qu'a récoltée l'entendement en se précipitant tête la première contre cette barrière.
Or rien dans cette infigurabilité, stricte limitation humaine à quoi doit se résoudre la docte ignorance, n’implique que le temps soit inopérant.
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