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Etat de la chine

Envoyé par Thomas Rhotomago 
29 août 2014, 00:40   Etat de la chine
Quelquefois, l’anthropocène déballe quelques-uns de ses traits dans les vide-greniers. La coutume en est prise depuis assez de temps pour permettre au curieux régulier d’observer une évolution dans les objets proposés à la convoitise, à même le sol ou sur des tréteaux.

Les nouvelles vieilleries s’habillent de plastique aux couleurs crues et se multiplient sous la forme d’innombrables jouets ou ustensiles ayant eu les enfants pour mobiles d’achat. Dans le même ordre d’idées, les restes de la pléthorique production de « romans-jeunesse » ont envahi les cartons de livres en proie à la brocante en amateur. Ils ont pris le pas sur les Guy des Cars, les Cesbron, les Bourget, les vieilles éditions de poche. Les livres de romanciers populaires et perdus de vue du XIXème siècle, éreintés, râpés, naguère encore bradés dans leur débâcle poussiéreuse, ont presque totalement disparu, c’est terminé, il n’y en a plus dans les greniers ; ceux de l’entre-deux guerres suivent le même chemin. Certes, très rares sont encore les vide-greniers qui ne s’honorent de la présence d’un ou plusieurs exemplaires de la série romanesque Les Hommes en blanc d’André Soubiran, plutôt forts volumes qui donnent l’impression de n’avoir jamais été lus, comme par avance conçus pour figurer éternellement dans ces déballages. Mais ils ne tiennent plus le haut du carton, recouverts de livres plus récents, gros pavés d’anciens gros tirages, polars, confessions de personnalités, contre-enquêtes politiques, romans sentimentaux, affaires paranormales, recettes pour toutes les douleurs, volumes à qui, au premier coup d’œil, on hésite à attribuer une date de publication. 1978 ? 1997 ? L’achevé d’imprimer étonne parfois. Ce sont les livres des quarante dernières années, sinon de l’automne précédent. Sortis des caves ou descendus des étagères, ils partagent un certain air de famille, un même épiderme de papier glacé, de couvertures illustrées ou de jaquettes déjà racornies. Auront-ils un jour leurs chineurs ? Ils sont en si grand nombre et si encombrants qu’il faudra un temps considérable pour qu’ils se fassent rares, alors qu’il n’est pas certain qu’ils soient de force à traverser quelques décennies sans y laisser des pages.

Les cassettes vidéo VHS en sont à ce stade de la liquidation. Il se peut qu’elles aient leurs amateurs, c’est même certain, mais ils ne sont pas en assez grand nombre pour faire perpétuer longtemps la présence sur les stands de ces boîtes noires incommodes à ouvrir, on les abandonne par cartons entiers aux « encombrants », ce qu’elles sont. Elles rejoignent le ciel à la déchetterie sous forme de fumeroles chimiques. On demande aux rêveurs d’imaginer la raison qui ferait rechercher des cassettes vidéo VHS dans une centaine d’années. Certainement pas l’ambition d’être visionnées, qui serait déçue. Alors quoi ?

Les vieux téléviseurs, eux, n’ont jamais paru. Ils sont les grands absents des vide-greniers. On dira qu’ils sont encombrants, mais pas plus que les anciennes machines à coudre ou à écrire qui, en dépit de leur poids, trouvent des bras pour être exposées, et même les poêles en fonte hors d’usage. Aucune nostalgie récupératrice n’est parvenue à se greffer sur les téléviseurs, ni la moindre marotte ou « détournement ». C’est comme s’ils n’avaient jamais existé.

La vaisselle et le petit mobilier industriels, la déferlante des non-abolis bibelots et les amoncellements de vêtements ont submergé l’objet curieux, insolite, issu d’un artisanat domestique ou d’une production locale. Tout ce qui a l’air d’avoir été fabriqué dans des conditions plus ou moins modestes est vite la proie des brocanteurs professionnels, qui passent avant tout le monde et raflent ces bons morceaux, devenus rares. Aussi, les vieux outils, leurs fragments même, ne sont-ils plus ravalés au rang de ferrailles jetées pêle-mêle dans des cagettes qui, pour peu qu’elle vous ait un petit air vraiment sorti de décennies de cave, sont elles-mêmes mises en vente. On fait à la cognée noircie, à la bêche rouillée ou à la cisaille arthritique les honneurs de la table à tréteaux. Mais voici qu’un homme encore jeune tressaille de surprise et de joie en découvrant là-dessous une vieille console de jeux vidéo Nintendo encore en état de marche…

La déconfiture des porte-clés est avérée. Leur intrication de poulpes dans divers contenants ne séduit plus personne. Sans transmettre leur marotte, les collectionneurs de ces si juvéniles objets ont dû vieillir. Peut-être n’aiment-ils pas que ces bouts de plastique naguère transparents, aujourd’hui jaunissant et tristement opaques, le leur rappellent. Ils s’en débarrassent, les livrent sans égards aux badauds, eux qui, un jour par trop lointain, s’équipèrent de présentoirs pour les ranger... Les plaques de pin’s connaissent le même sort, tandis que les 33 tours semblent sortir lentement du purgatoire et redevenir vaguement désirables par la refabrication et la vente ressuscitée de « chaînes stéréo » à l’ancienne.

Les DVD de films en ont-ils pour longtemps ? Ils s’offrent dans des caisses en monotones rangées comme des carreaux de même taille, des timbres-poste géants et, les feuilletant une seconde du bout de l’index, on est effaré par le nombre de films dont on n’a jamais entendu parler.

Qui redécouvrira ce déluge de choses ?
29 août 2014, 20:09   Re : Etat de la chine
J'arpente régulièrement les vide-greniers et j'ai beaucoup aimé votre texte, très agréable à lire et très vrai.

Des miracles arrivent, cependant : croirez-vous que j'ai trouvé, dans le carton d'une jeune femme, non pas un mais trois livres (P.O.L) de qui-vous-savez, dont un dédicacé, en 1995, à une personne morte depuis, je le crains ?
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