Citation
Jean-Marc du Masnau
Notez, cher Thomas, qu'il faut attendre l'écologisme politique pour voir apparaître une volonté de maîtrise de la population basée sur le respect de la nature (la Planète, en ékolo). Prenez les "zonezumid", c'est à dire les endroits vaseux où poussent des végétaux incertains et où croissent et coassent des animaux tout autant bizarres que répugnants, et donc on ne sort que couvert de boue et de brenne, si on n'est pas noyé ou dévoré par les moustiques : Mussolini a drainé les Marais Pontins, les démocrates américains ont arrosé de DDT des milliers de kilomètres carrés et Napoléon III a couvert de pins les Landes. Grand consensus, n'est-ce pas ?
Bien vu.
On pourrait imaginer une nouvelle avec un passage du genre :
Je découvris plus tard qu'Attilio était passionnément antifasciste : il ne pardonnait pas à Mussolini l'assèchement des Marais pontins. Je l'appris quand je l'entendis dire, à sa percutante manière, mais en bégayant un peu comme il faisait depuis qu'il fréquentait un grand seigneur qui avait ce défaut : "Un homme qui a détruit ce biotope, il n'est pas étonnant qu'ensuite il se soit acoquiné avec Hitler, le maniaque des autoroutes, dont la construction a fait tellement de mal aux grenouilles et aux limaces.
Et tout ça pour nourrir le peuple !".
Comme à l'accoutumée Clelia ajouta une inflexion culturelle aux propos de son cousin et amant.
- Ces latifundia malariques, vous n'avez pas idée de ce que ça représentait, à quelques lieues de Rome, comme espaces de solitude et réserves de sauvagerie. Certes, ils ne rapportaient pas grand-chose mais, Dieu merci, leurs propriétaires disposaient en général d'autres ressources.
Qui sait si, sans ces déserts, l'art et la civilisation romaines auraient fleuri comme ils l'ont fait ?
J'y allais pour tout oublier et me perdre.
Tout ça passait évidemment bien au-dessus de la tête de l'agité de la place de Venise [Benito M.] !
- Il fallait bien que le fils du forgeron et de l'institutrice donne du pain à la plèbe ! Mais elle n'avait qu'à ne pas naître, la plèbe ! Est-ce que je serais né, moi, si j'avais été à sa place ?
- Les amoureux de la chansonnette et du football...
- ...Mais attention, ma chère, on voit leurs descendants même dans les musées maintenant, et avec leur marmaille s'il vous plaît !
- Ils se prennent mutuellement en photo devant un Léonard ou un Michel-Ange parce qu'ils ont entendu dire que c'était de l'art !
- Ils pensent que ça va élever leur âme !
- Comme s'ils en avaient une ! Puis, illico, direction les cartes postales et la bimbeloterie...
- Vous rendez-vous compte, Monsieur Bouvard... (Attilio s'était tourné vers moi de nouveau)
- Pécuchet, Monsieur, Pécuchet.
- ...Monsieur Pécuchet, que le moustique de la malaria a probablement coévolué avec nos ancêtres depuis des millions d'années ?
Et ils ont remplacé son habitat, les Marais, par du béton et des canaux rectilignes !
Des cuistres quand ce ne sont pas des pions... (il soupira) Cette race est éternelle... Vous la voyez déjà à l'œuvre dans le
Satyricon...
- L'immortelle bêtise nous enterrera tous ! Et il y en a qui discutent ! (Elle leva les bras au ciel). Vous rendez-vous compte, ils discutent ? Il faut voir ce que ça donne...! Pleins d'eux-mêmes, imbus de leurs démocratisme, torpides, sphériques, des zéros parfaits en béton.
- L'anophèle, elle, est fragile, fugace, périssable...
Elle est sensible aussi. Et chaste : savez-vous que la femelle ne fait l'amour qu'une fois dans sa vie ?
Certes, je n'exige pas que toutes les femelles de notre espèce la prennent pour modèle, surtout certaines (il baisa la main de Clelia), mais tout de même, une telle singularité méritait un peu de respect, de soin et d'attention..."
Elle ricana : "Les Grands Égalisateurs ! C'est à des simplificateurs de ce genre qu'on doit la diffusion de l'agriculture au Néolitique. Ils ont été incapable de respecter la diversité de la nature ! Du blé, du blé, encore du blé...!
Et ce sont leurs ancêtres qui ont diffusé la connaissance de la maîtrise du feu il y a un million d'années !
- Toujours l'artificiel... Ils ne peuvent pas laisser les choses tranquilles, il faut qu'ils inventent...
- Et quand ils ont inventé, tout farauds, ils diffusent...
- Il y a quatre millions d'années ils ont inventé le biface...
- Les zéros, je vous disais, les zéros... (elle fit un rond avec les doigts)
- Ils ne pouvaient pas supporter la nature et le silence... Vous rendez-vous compte, le silence qu'il devait y avoir.. Mais il leur fallait l'artifice, l'artefact : ils ont taillé une pierre. Ils ne pouvaient pas la laisser tranquilles, non, ils l'on taillée... Mais qu'est-ce qu'elle leur avait fait, je vous le demande, qu'est-ce qu'elle leur avait fait donc ? Ils l'ont taillée !
- Le premier pas vers le béton était fait...
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