Je voudrais revenir sur cette réflexion d'Alain Eytan :
Justement, l’univers romanesque est créé, de toute pièce, pensé, concerté, repris, corrigé, mis en œuvre par le vecteur par excellence du sens, le langage, c'est pourquoi il est parfaitement cohérent et lisible, conçu par les mêmes facultés qui, le déchiffrant, rendent le texte intelligible, même s'il a été artificiellement et volontairement rendu inintelligible ; et si le roman crée un univers, l'univers apparaît comme parfaitement incréé, incohérent et chaotique au possible, péniblement assemblé en d'improbables "représentations" par une exigence éperdue de sens et de clarté : le réel, convenons-en, est un épouvantable chienlit, ou une trame parfaitement indéchiffrable.
Au fait, le Coran aussi, est incréé, c'est une autre caractéristique remarquable de cette religion : son texte fondateur se pose d'emblée, à l'exact opposé de la fiction, comme absolument réel.
La question de l'incréé bouscule celle de la temporalisation et de
notre finitude humaine. Il faut se représenter que si l'islam considère que nous autres, qui ne sommes pas dans lui, qui ne sommes pas (encore) des convertis à cette foi, devons obéir à ses préceptes et interdits (p. ex. celui de ne pas représenter leur prophète alors même que nous ne nous sommes point assujettis à cette foi) c'est parce que la temporalisation -- en l'espèce le fait que notre conversion sur l'axe chronologique est non encore accomplie -- est écrasée par l'incréé qui voit nos conversion et appartenance à cette foi comme établies de toute éternité, jamais commencées, jamais à faire mais
déjà là. L'islam estime que Jésus était déjà prophète de l'islam, qu'il n'en était pas conscient mais qu'il prophétisait le dévoilement d'une foi déjà présente car participant à un étant éternel et éternellement déjà là, d'avènement a-historial, et de même pour nous : nous ne nous tenons pas davantage que Jésus
hors la règle de l'incréé à laquelle nous devons obéissance sans commencement ni fin. Notre conversion ne sera qu'une acceptation de ce qui est; en vérité, elle ne changera rien à notre devoir d'obéissance à la Loi incréée.
C'est une problématique très franchement métaphysique : la foi chrétienne pose l'historial. Elle autorise un Big Bang, une histoire, un déroulé, une eschatologie, une décadence, et elle s'articule sur le sentiment d'une finitude humaine ponctuée d'un Jugement dernier. Rien de cela avec l'Islam, qui ne pose aucune alliance fondatrice propre aux commencements. Rien n'est à commencer, ni à construire ou à édifier patiemment, tout ce qui est, soit l'éternité même, n'est qu'à reconnaître, et ce toujours tardivement, laquelle tardivité ouvre déjà la porte aux châtiments qui font cohorte à l'ultra-soumission.
L'a-historialité de l'islam est tentateur, il est ultra-moderne et s'accorde magnifiquement aux sociétés actuelles qui renient ou ignorent splendidement celles qui les ont précédées.
La foi chrétienne reconnaît le potentat, elle rend à César ce qui lui revient, elle remet son tribut à la
durée des princes, elle connaît et reconnaît le caractère évolutif, temporalisable des puissances assujetties à la finitude. Cependant que l'islam, lui, ne reconnaît pas César, qui doit, pour faire un interlocuteur valable,
d'abord reconnaître son erreur d'avoir cru devoir son ascension à sa naissance, à ses efforts, son génie militaire ou diplomatique, à sa force d'âme et à la bienveillance ou la grâce divines qui protégèrent ses pas, etc. alors qu'il ne doit tout ce qu'il est et ce qu'il a fait qu'à la volonté du Dieu qui l'a placé où il est et où il aurait été placé quoi qu'il fasse, hors toute durée propre à sa nature de césar. Si nous sommes sans durée propre, très logiquement nous devons déjà obéissance à cela même qui d'exister nous dépouille et nous libère de nos durée et finitude, et ceux qui envisagent notre être de la sorte ne manquent pas de cohérence lorsqu'ils s'indignent que nous n'obéissions pas aux règles de leur foi et de leur loi qui nous surplombent, et qui se trouvent niées par notre sommeil et notre réticence à ne point participer au règne de l'Eternel -- non point règne du Père éternel des chrétiens qui appelle à être rejoint par un cheminement long et semé d'embûches mais l'éternel halal du
Frère éternel, tout déjà-là et qu'il suffit de reconnaître pour en étendre le domaine.
Il est possible que l'affrontement avec l'islam prenne à plus ou moins brève échéance un tour militaire organisé et frontal (à la différence de la guerre oblique dans laquelle l'Occident est engagé contre lui aujourd'hui), il n'empêche : la confrontation, sous-jacente à tout éventuel conflit armée, demeure d'essence métaphysique et théologique.