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à notre ami Henri Bès

Envoyé par Francis Marche 
19 février 2015, 23:41   à notre ami Henri Bès
...et à tous ceux que cela stimule et nourrit l'esprit,

ces pensées d'un jeune penseur juif, Jacob Taubes (Vienne, 1923 -- Berlin, 1987), qui éclairent une part de ce que nous avons laissé pour trace ici, en début de semaine, de nos réflexions communes sur Shakespeare et le messianisme élisabéthain et d'autre part l'eschaton occidental qui nous occupe ailleurs. Ces phrases furent donc couchées en allemand en 1947 -- un an avant la création de l'Etat juif -- et traduites en français par Raphaël Lellouche en 2009. Je crois que chacun devrait ici en prendre connaissance et en mesurer la portée (il s'agit ici de lire ces phrases une à une, en s'y arrêtant comme à prophétie) :

Le temps-esprit [Geist-Zeit] (Joachim de Flore et les Spirituels) et l'esprit-temps [Zeit-Geist] (Hegel et les hégéliens de gauche) sont fondés sur l'essence de l'histoire. Il en résulte que l'histoire est l'élément de l'esprit. Comme l'histoire est élément de l'esprit, le même l'esprit est élément de l'histoire. L'histoire ne parvient à son essence qu'en l'esprit. Esprit et histoire se présupposent réciproquement. Le rapport de présupposition réciproque est possible seulement parce qu'en l'esprit, c'est l'éternité qui transparaît dans le temps.
L'homme partage avec la nature, nécessairement prise dans un cercle, l'être-jeté [Geworfenheit] de l'origine. Mais à l'être jeté de l'origine, l'homme oppose le pro-jet [Ent-wurf] de l'esprit. Le projet de l'esprit est la liberté de l'homme. L'esprit est nécessairement dans l'élément de la liberté. Le projet de l'esprit est l'histoire qui surmonte les limites de la nature. La puissance de l'origine et l'enracinement dans l'espace se brisent en Israël. Ainsi Israël peut-il devenir un "peuple sans espace", sans pour autant disparaître car il se sait comme "peuple du temps" qui est arraché à son enracinement spatial. Le temps parvient ici à son essence et est élevé au-dessus de l'espace. Ce temps est orienté, il se dirige vers quelque chose qui n'était pas, mais qui sera et qui, s'il est atteint, ne sera pas reperdu. Le monde en tant que temps va vers "un nouveau ciel et une nouvelle terre". Le nouveau sort du cercle de l'origine. Le nouveau est dans l'élément de l'histoire. A partir de l'histoire, l'origine devient commencement auquel milieu et fin font suite. L'histoire elle-même est le milieu entre Création et Rédemption.

En tant qu'histoire, le monde n'a pas son centre de gravité dans l'éternel présent de la nature, mais il se nourrit de la Création du commencement et il est ordonné à la Rédemption finale. L'événement individuel sert la marche de la Création vers la Rédemption. Il ne porte pas son sens en lui-même mais laisse entrevoir l'ordre de la Création et vise en direction de l'ordre de la Rédemption. Un événement se rapporte toujours à un eschaton. L'eschaton, c'est le "alors" [Einst] en un double sens : à la fois le "alors" de la Création : axiologie, et le "alors" de la Rédemption : téléologie.

Un événement n'est jamais purement axiologique ou purement téléologique par rapport à son eschaton; il est les deux en une unité indissoluble. Ce rapport dialectique entre axiologie et téléologie, qui sont les pôles lumineux de l'ellipse eschatologique, est toujours menacé par l'autonomisation des pôles. D'un côté, le pôle axiologique de la Création peut se détendre en une éternité objective des valeurs. L'identification de l'axiologie à la valeur caractérise l'historicisme qui se pare d'ornements théologiques dans la maxime de Ranke : toutes les époques sont également proches de Dieu, et qui se dégrade toujours dans la formule : tout événement est également valable et donc indifférent [ist gleich gültig und somit gleichgültig]. La proximité indifférente par rapport à Dieu est aveugle à l'essence de l'histoire comme chemin vers la Rédemption. L'idéologie du progrès, en revanche, isole le pôle téléologique lorsqu'elle dévalue tout moment de l'histoire au profit d'un idéal qui se trouve à l'infini, et non dans l'éternité. L'idéologie du progrès est aveugle à l'essence de l'histoire comme chemin venant de la Création. Ce n'est que dans la dialectique de l'axiologie et de la téléologie qu'une ontologie apocalyptique est possible. Un événement laisse toujours transparaître le "alors" de la Création : rapport axiologique. Parce que le "alors" de la Création transparaît dans les événements, il renvoie aussi vers le "alors" de la Rédemption : rapport téléologique. Ainsi l'histoire est-elle le milieu entre la Création et la Rédemption. L'histoire ne dévoile son essence qu'en tant qu'eschatologie. Dans le "alors" de la Création l'histoire a son commencement, et dans le "alors" de la Rédemption, elle parvient à sa fin. L'intervalle entre la Création et la Rédemption est la voie de l'histoire. Le procedere de la Création à la Rédemption est le salut. Aussi l'histoire est-elle nécessairement histoire du salut [Heilsgeschichte].


Jacob Taubes --- Eschatologie occidentale, précédé de La Guérilla herméneutique de Jacob Taubes par Raphël Lellouche. Editions de l'Eclat.
[actu-philosophia.com]
20 février 2015, 17:02   Re : à notre ami Henri Bès
Merci, Francis, pour ce texte admirable.
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