Pour les medias et les hommes politiques (mais ces derniers ne sont que les échotiers des premiers), les victimes (ceux dont ils déplorent la mort ou l'affaiblissement et qui auraient été les "cibles" des tueurs) sont la Tunisie, la (jeune) "démocratie" tunisienne, l'Assemblée nationale de Tunisie et les parlementaires qui débattaient d'une loi sur le terrorisme, le printemps arabe, la culture, le musée du Bardo qui attesterait l'ancienneté du multiculturalisme en Tunisie, parce qu'on y expose des mosaïques et des statues païennes et chrétiennes, le tourisme et les 400000 (ou plus) Tunisiens qui en vivent, l'économie de la Tunisie qui repose sur le tourisme, la jeunesse de Tunisie, le peuple tunisien. A la trappe, les 19 personnes, des femmes, des hommes, peut-être des enfants, qui ont été assassinées : toutes étrangères (chut, il ne faut pas le dire) et, a priori, non musulmanes. L'identité des tueurs est cachée, non pas leur identité patronymique, mais ce qui fait leur identité nationale ou culturelle. Il n'a jamais été dit qu'ils sont musulmans (c'est tabou) et qu'ils ont tué des non-musulmans, parce que ceux-ci étaient ce qu'ils n'auraient pas dû être et qu'ils foulaient indûment la sainte terre d'islam.
A peine la tuerie (baptisée opportunément "attentat" pour faire accroire qu'il n'y avait de cibles qu'abstraites) connue, ce fut, sur les plateaux de télévision, grand afflux de voyagistes et de propriétaires d'agences de tourisme, qui, avec l'aval et la bénédiction des journalistes (ceux qui racontent la fable de la Tunisie seule victime de la tuerie), sont venus, sans la moindre vergogne, convaincre les Français d'aller en Tunisie, de continuer à y aller, de dépenser leurs quelques économies pour alimenter la machine économique tunisienne... Imagine-t-on en 1942 des communicants (Paul Marion par exemple) inciter des juifs français à se rendre dare-dare à Treblinka ou à Sobibor. Il est un écrivain qui a lancé une semblable invitation, tout autant cynique, au voyage : c'est Soljenitsyne, au tout début de l'Archipel du Goulag. Il invite tous ses lecteurs à faire le beau voyage dans l'archipel pour y jouir des délices de l'Enfer. Chez Soljenitsyne, c'était évidemment ironique et l'ironie, chez lui, a une fonction "maïeutique" : il instruit, il éclaire, il fait prendre conscience... Les voyagistes vus et entendus sur Canal + ou Antenne 2 ou partout ailleurs, eux, défendent leurs fonds de commerce, "bec et ongles", avec la cupidité des marchands de canon, disant (en substance) : "Allez vous faire tuer dans les pays musulmans, c'est bon pour nos affaires".
Pendant ces quelques jours, les médias de cour ont repris le petit air de serinette qu'ils ont entonné en janvier. Souvenez-vous. C'est la liberté d'expression, la démocratie, la République qui ont ou auraient été attaquées les 7, 8, 9 janvier : ce ne sont pas des femmes ou des hommes qui sont morts, mais des entités ou des abstractions qui étaient la cible des Kouachi-libaby. Cela a permis de faire oublier que des musulmans avaient tué des gens qui étaient supposés ne pas être musulmans, qu'ils ont appliqué une décision de justice (une "fatwa") qui sanctionne par la mort toute infraction à la loi islamique et surtout qu'ils ont assassiné des juifs, dont le seul crime était d'être juifs.